Christòphoros Liondàkis


LE MINOTAURE DÉMÉNAGE


JARDIN ADOLESCENT


Le soleil fait la police

dans les règles du jeu

changeant toujours le jardin à midi.


Orangers amers en fruits et en fleurs.

Nu attentif

il improvise passionné sur sa peau

terre et plantes à saveur de chair

le premier sperme entre les menthes jaillit.


Blanc et vert

le secret de la pourriture

vert.






VIDE AU CŒUR DU VIDE


Citerne où se mêlent orgasme et maladies.


Des vieillards dans un coin leur déchéance exhibent

provoquant le garde somnolent.


Dans nos jeux ou presque toujours

j'étais de trop

nos pieds frappaient la balle

vessie de bête abattue

une poule non loin montrait

aux poussins comment se nourrir.


Ô l'instinct de l'oubli

dans le temps absolu du jeu.






LES ORIGINES DU FUMEUR


En moi palpite

un aïeul égorgé.


Avec lui j'ai grandi

en secret

fumeur passif

je demandais d'où venait son couteau

et me noyais dans la fumée.


La maison gardait une odeur

d'huile brûlée d'obscurité

le père avait toujours le souffle court

et la mère : imaginez Electre

sans frère.


Une lumière en ruines suait la poussière

et moi cherchant dans la paille

cherchant du sang

fumeur confirmé

je demandais encore

d'où venait son couteau.


Eux disaient Coupe

ton envie de fumer.






ÉPISODE


Quand parut le soleil dans l'arche verte du pont

La Collecte passait

comme on voyait aussi sur l'affiche au café.


Ici des tenues clandestines

d'autres l'aisselle en sueur

écrans blancs qui

ne conduisaient guère

les bruits du soir dans l'oliveraie

et le ruminement de la chèvre.


Que j'arrête le cri

et de nouveau les doigts en fleur.






PROMENADE SENTIMENTALE


Lumière ou obscurité

les arbres suintent la terreur

le temps le tabac le championnat

nourrissent les dialogues.

Parfois survient quelque heureuse aventure

et s'évanouit en mots

en actes qu'on jette

après usage.






CONTRACEPTION


Ils n'avaient plus d'antiseptiques

la passion faiblissait

tandis qu'ils déballaient des bières en boîte

le deuil faisait monter les bulles

aux bouches ouvertes.


Alors tu as compris la lumière dans tes mains

n'était pas à toi

pourtant tu n'as pas fui

tu as fait ta critique

en modérant peu à peu ta peur.


Ne te justifie pas

tu risques d'écrire

des vers encore et peut-être

un poème.






LES DOUVES DE CANDIE


Gaudet flumine non fulmine


1.

Des voix tombées des remparts

montent par une brèche bleue.

La vibration épuisée me pousse

à savoir.


2.

Au dernier hurlement

la pluie s'est arrêtée

j'ai demandé si

ma mère a dit

de dormir à la fin.


3.

Encens et peinture à l'huile

vêtus de deuil nous avançons

j'ai pour guide

l'onanisme du samedi soir.


4.

GAUDET FLUMINE NON FULMINE

L'eau n'existe pas et pourtant

je la sens.


5.

À travers d'autres bouches

m'outrage

ma propre voix.


6.

Le minotaure me prend dans ses bras

on nous a vus ensemble souvent

il me poursuit

le le poursuis

les rumeurs foisonnent.


7.

Corps de lycéens

sur le rivage où débarqua

le Byzantin Phocas dans le port minoen.

Les corps s'unissent

en ce lit de coquilles et d'os.


8.

Cigarettes anglaises

voyage poussiéreux

drapeaux partout

une Grèce figée se berce

dans la bannière bleu-et-blanc.


9.

Conquérants et jamais conquis

jeux de mots noyés dans les rêves

dans les bâtiments qui s'en vont.


10.

Le minotaure déménage

il gagne Athènes avec moi

le fossé se referme

sur l'autre fossé.


Inoubliable : l'eau reflète l'abandon.


(Le minotaure déménage)






LE RÔLE


1.

Je répète le rôle.

Défenseur et témoin

pour un accident mortel

vieux de cinq ans.

Dans des parfums d'adultère

nagent des voix de fumée.

Sourire de confrère

la peau me démange

obliques des regards

comme ceux qui se parlent

aux bains publics.


2.

C'est là que j'eusse aimé te rencontrer

dans la géométrie des vapeurs

pas d'ombres oddicielles

des mégots éteints par terre

des mots en suspens

concourant à la peur

qui reste conjecture. Pas de ça.


3.

Mes gestes provoquent la salle

tes gestes froissent ton uniforme.


4.

Approchant — d'un trafiquant je crois c'était l'épouse

— la pause est longue ?

toi ton sourire canine d'or humide

— on a le temps l'hôtel est tout près.


5.

Du côté de l'autre, porte close

la langue officielle

en bon huissier te rappelle à ton rôle

— et quand je m'adresse à vous, saluez.

Tu écartes les doigts

— allez vous faire... ! et me clignes de l'œil.

Terrible est ton épée

les rires se figent.


6.

Mercenaire cinq ans

tu es d'accord et pas d'accord

tu voudrais mieux régner sur un bordel.

Au petit doigt

ton ongle blanc si long

d'où les coups tombent pleuvent

ton gris contre leurs couleurs

tu ne peux l'échanger.

Voleur de vertige

tu effaces ta présence et les taches

de sperme palimpsestes d'hôtel.


7.

C'est là que j'eusse aimé te rencontrer

la peur viendrait nous soutenir

et la ferveur du nu

sources thermales

en ce hasard mortel.


8.

Quant au reste c'est toi qui diras l'histoire

arrangée bien sûr.






RÉUNIS EN CE LIEU


1.

La fenêtre soufflait vers ce coin de mer

vers le coton et le marbre.

Aux mains du chirurgien

la seringue fleur tropicale

aspire des flammes bleues.


2.

Derrière la vitre

aux feuilles de la vigne

le vent s'appuyait encore

et reverdit.


3.

Dedans l'incurable gain

le soleil suant

aux portes du miroir

j'en suis sûr, le bleu s'atténue.


4.

Se réveillent les châtiments antiques

les visages dans l'entrée mais

nul saint n'entend leur prière.


5.

Un bruit de rouille

la pièce ancienne entre les dents

et les enfants parlaient dans le baril

vide.


6.

Lumière allègre — interrompue.

Puis les acrobaties des ombres

la branche de basilic fait signe sur le mur

les voix stagnent

aux crevasses noires de la chaux.


7.

Témoigneront pour toi

ceux qui t'ont croisé

dans l'église déserte

et ceux qui t'ont connu

aux petites heures.


8.

Le passé, blanc d'œuf.






GYMNASE DE NUIT


1.

Dans l'intervalle entre deux pluies

la fanfare s'éveille en des draps blancs

la lumière aux lampadaires hésite.


2.

Des corps venaient à la cérémonie

éclat sorti d'une autre forme

sans chasser l'air

ils s'échauffent

livrant bataille à la violence du silence

mais de plus près

la peau l'emporte sur la parole.


3.

Des projecteurs fanatisés

sur les arbres les monuments

l'ironie comme la lumière

se déplace

déborde des buissons

la peur s'installe

l'ardeur se glace.


4.

La beauté ne s'amoindrit pas dans les ruines

non ce lieu n'est pas épuisé

les ruines se ressemblent

ici les corps s'inclinent par audace.


5.

Il le voulait il soufflait

pour éteindre l'éclat

le déclic du couteau

mais la mélodie te trahissait à force

de t'ajouter

de te soustraire.


6.

L'alarme est donnée par les yeux

mais les mots n'atteignent les bains

qu'à la fin.


7.

M'est revenu ce jasmin

brûlant de caresser la nuit.

Mais ici les corps viennent

pour être sauvés.


8.

Sur cette même route où tu as tout donné

pour qu'on ne sache rien.


9.

Leurs voix n'ont pas franchi

les planches au vernis luisant

le ruban noir qui dépasse.


10.

Je suis rentré dans la lumière

par la porte dérobée du temple

sur le givre crissant

libre dans l'herbe.


11.

Dans ma propre cérémonie

je n'étais plus figurant.


12.

Moitié secrète de la lune

qui résumes la nostalgie

dans les miroirs des eaux.



*


Christòphoros Liondàkis, né en 1945, originaire de Crète, a fait des études de droit et de littérature à Athènes, puis Paris. Il vit aujourd'hui à Athènes où il a publié six recueils de poèmes : La fin du paysage (1973), Transfert (1976), Garage souterrain (1978), Le minotaure déménage (1982), La roseraie aux gendarmes (1987) et Avec la lumière (2000). Il a traduit Bonnefoy, Ponge, Valéry, Rimbaud, Genet, Camus, Stendhal.

Le minotaure déménage, présenté ici intégralement, est une histoire d'adolescence, de culpabilité, d'exil. Celle de l'auteur lui-même, où il joue tous les rôles, Thésée, Ariane, le Minotaure et même le labyrinthe. C'est l'histoire de tout homme qui s'efforce, y compris contre lui-même, de n'être plus le «figurant» de «sa propre cérémonie». Dans ce Minotaure, son premier recueil majeur, Liondàkis conquiert sa voix. La parole y est dense, oblique, illuminée par des éclairs d'images, obscure par nécessité. Pour dire les choses, les «résumer», les capter dans «les miroirs» du poème, il faut ne les dire qu' «à moitié» : voilà ce que semble énoncer, entre autres, la fin du Minotaure — un art poétique en trois vers, proche de Bonnefoy et de Mallarmé.

J'ai traduit trois recueils de Liondàkis : celui-ci pour les Cahiers du confluent d'Yves Bergeret en 1985, travail repris en 1993 pour la revue Recueil ; La roseraie aux gendarmes pour mes premiers Cahiers grecs en 1995 ; Avec la lumière en 2003 aux éditions Desmos, Clio Mavroeidakos-Muller, la fille de l'éditeur, traduisant l'un des poèmes.

Christòphoros Liondàkis a été invité à Paris deux fois par la Maison de la Poésie, en 1995 et 2000.


Liondàkis
Christòphoros Liondàkis, 1995.

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