Yòrgos Ioànnou


SES MARQUES SUR MON CORPS


Je compare mon corps à cette ville, c'est d'ailleurs ma ville d'origine et c'est toujours vers elle que je reviens. Si tyrannique est son emprise que je sens parfois — n'est-ce pas curieux ? — sa topographie se graver sur moi, avec ses marques, ses formes et ses couleurs. Le Grand Karàbournou, c'est, disons, mon nez dans toute sa splendeur. Le petit Karàbournou, mon menton obstiné. Je ne peux m'empêcher de me rappeler les vers «Un jour au Karàbournou, j'avais un chagrin fou», chantés par son divin poète. J'espère qu'il ne parlait pas de mon menton, bien que tout soit possible. D'ailleurs, si on donne à ces deux caps leurs noms byzantins, la Grande Pointe et la Petite Pointe, tout s'éclaire. Là, au Karàbournou, la «Pointe noire» fortifiée depuis toujours, les autorités grecques avaient installé la quarantaine et les camps de réfugiés de la mer Noire ou d'Asie Mineure, en 1922. Tout un monde disparate, natif de Turquie et parfois même parlant turc, avait traversé terres et mers, échappant au massacre pour venir rendre ici son dernier soupir sous les injures de la mère patrie. Par une étrange coïncidence, une tradition peu connue raconte qu'Énée lui aussi, fuyant après le désastre de Troie, jeta l'ancre pour quelque temps près de ce cap. En 1912, quand l'armée turque livra Salonique aux Grecs, c'est au Karàbournou qu'elle se retira jusqu'à la fin de la guerre, suivant les termes du traité. Parfois, quand le temps est brumeux — il l'est souvent, les averses sont fréquentes par là —, pas moyen de discerner le Karàbournou. Mais de là où je suis, les nuages ne s'y glissent jamais, j'embrasse tout du regard, tout est éclairé, secrètement modifié. Certains, autochtones qui plus est, sont incapables de ressentir cette visibilité, ces modifications, et sont profondément scandalisés de mon obstination à regarder. «Voilà, je suis maintenant aux Sept-Tours', sur celle que tu connais bien, et je te regarde. C'est vrai, tu es une grande cité, la plus grande de toutes les cités grecques. Tu n'as pas, bien sûr, les antiquités d'Athènes, ni sa gloire, mais une couche de quotidien séculaire infiniment plus étendue te recouvre. Tes quartiers à toi ne sont pas neufs, mal dégrossis, avec des restes d'oliveraies, ils sont couverts de poussière grise, de cendre, de poudre d'os, du moisi et de la pisse des siècles. En toi, le marcheur se perd dans la macédoine des peuples et le labyrinthe des âges. C'est que tu en as dévoré, des hommes, ô nymphe ! Tu en as broyé des millions d'hommes dans l'anonymat et l'oubli.» Les Sept-Tours, cette forteresse d'où je te regarde en divaguant, c'est ma tête bien sûr, moins imprenable qu'elle ne le croit. C'est par ici d'ailleurs, passant par le Triangle — ai-je raison de résister aux associations d'idées qui m'assaillent ? — que sont entrés les Sarrasins avec Murat et Ali Evrenos. Mes cheveux bruns ondulés qui heureusement ne semblent pas vouloir céder aux assauts du temps, lequel rôde autour d'eux comme le Turc autour du château de la Belle, sont les remparts nord et leurs créneaux chenus. Ces remparts sur lesquels saint Dimìtris refusa de galoper. Et pourtant, les défenseurs en étaient si peu nombreux qu'un seul homme devait défendre deux ou trois créneaux, ou koulèdes, comme on les appelait. Et cela, pour défendre, non pas sa liberté, mais son esclavage sous le joug vénitien auquel l'avait livré — à prix d'or — le despote et prince de l'ultime décadence Andrònicos Paléologue, devenu moine ensuite sous le nom d'Akàkios, et qui, après avoir détruit ce qu'il pouvait, s'en fut peu après mourir d'éléphantiasis en Morée. De plus, les Vénitiens, ces aventuriers dérisoires qui se mêlaient de tout par intérêt alors qu'ils n'étaient utiles en rien, avaient placé parmi les combattants un bataillon de voleurs et d'assassins pour surveiller la misérable défense, pour espionner et, si besoin était, égorger sur place. Encore heureux qu'il se fût trouvé des hommes pour défendre la ville dans de pareilles conditions. «Le vertige m'envahit...», balbutie à cet endroit la Chronique de la Prise. Et bien sûr, à un certain moment, tout fut envahi non seulement par le vertige mais aussi par la horde turque en furie. «Au vingt-neuvième jour du mois de mars...», note Jean l'Anagnoste, témoin oculaire de la chute de Thessalonique en 1430, c'est-à-dire en l'année 6938 de la création du monde. Et nous, observant les coïncidences, sans vouloir ni même oser sous-entendre rien de plus, observant les coïncidences, nous notons simplement ceci : une fois de plus, le chiffre 29 — 29 mars, bien sûr, et non mai comme pour Constantinople en 1453. Thessalonique, après sa libération en 1912, fut reprise par l'ennemi en 1941. Par les Allemands, le 9 avril 1941. Avec le nouveau calendrier, bien entendu. Mais si l'on compte selon l'ancien, on trouve que la prise de 1941 a eu lieu le même jour que celle de 1430: le 28 mars. Un mercredi qui plus est. Mais reprenons notre narration, l'époque ne se prêtant guère à de tels rapprochements. C'est Jean l'Anagnoste qui parle : «Quand les ennemis à l'aide d'échelles et de tunnels se retrouvèrent dans la ville, les uns se ruèrent sur les maisons et les habitants, les autres sur les portes de la ville pour ouvrir la voie à Murat et son armée. On les vit fondre sur nous comme un essaim, comme des bêtes fauves, fantassins et cavaliers, hurlant, la rage de tuer marquée sur le visage, et ils s'emparèrent de la ville. Et quand tout fut submergé — églises, monastères, ruelles et maisons —, pour beaucoup, ce furent pleurs et lamentations. Quand ils furent maîtres de la ville, donc, ils se jetèrent sur nous comme des loups monstrueux, mettant tout au pillage, approuvés par leur chef. Ce dernier, pendant la bataille, avait promis que la ville une fois prise selon son désir, tout ce que chacun prendrait serait à lui, à lui pour toujours. C'est ainsi qu'ils traînèrent pêle-mêle hommes, femmes, enfants, de tous les âges, les amenant attachés comme des bêtes jusqu'à leur camp hors de la ville.» Je ne dis pas, c'est du bon travail, et Jean l'Anagnoste a bien mérité notre reconnaissance ; mais pourquoi n'a-t-il pas donné, ce cher homme, quelques détails plus concrets : noms de lieux, de personnes, de familles, de bâtiments, de rues ? Ses chroniques seraient bien plus passionnantes aujourd'hui. Mais il devait y avoir à l'époque, déjà, des théoriciens de la littérature, de ces grosses têtes ridicules qui enseignaient la généralité et la vacuité comme le fin du fin de la mode. Rien de changé... Cela dit, sept mille Thessaloniciens — autant, dit-on, que ceux massacrés à l'Hippodrome sous le règne de cette brute, l'empereur Théodose, à qui les gens de Thessalonique ont bien fait de ne pas dédier la moindre rue, alors que l'Église, hélas, l'a canonisé — furent emmenés en captivité et nombreux furent ceux qui ne revirent jamais la liberté. C'est bien pour cela que cette cité, après tant de souffrances, est pleine des esprits des trépassés, et du temps où pavés et vieilles maisons subsistaient, tout être innocent le ressentait encore, les enfants surtout ; maintenant, avec les immeubles, ce phénomène a semble-t-il régressé ; pourtant, cette moisissure particulière, cette odeur et ces teintes gagnent sans cesse du terrain, et ce pourrait bien être l'annonce d'un retour. Le maître Nìkos Gavriil Pendzìkis dit quelque part à propos de notre mère Thessalonique : «Partout la mémoire crée l'illusion de l'encens qui brûle.» Sa sœur Zoé Karèlli complète : «Un vent de mort souffle sur elle.» Le camp où l'on conduisit les sept mille devait être à l'ouest du Vardar, dans la plaine où avaient lieu les foires et les fêtes en l'honneur de Déméter et où les Allemands emmenèrent les Juifs. C'est d'ailleurs par là que s'était amené Murat le trois fois maudit, venant de la poussiéreuse Yannitsa qu'ils avaient consacrée ville sainte, à cause de ses nombreux marais sans doute, et qui devint l'antre de l'insupportable famille des Evrenos. Il y avait autrefois, sur ces murs ouest, au-dessus d'une porte appelée Litèa, sur une plaque de marbre, une inscription dans leur langue relative au pillage de notre ville : «Alors que Murat dormait dans son palais, à Yannitsa, Dieu lui apparut en rêve et lui fit sentir une belle rose au parfum délicieux. Le sultan fut si ébloui par sa beauté qu'il supplia Dieu de la lui donner. Dieu lui répondit : Cette rose, Murat, c'est Thessalonique. Sache que c'est la volonté de Dieu que tu en aies la jouissance. Murat, obéissant à cet ordre divin, marcha sur Thessalonique et comme il était écrit, s'empara d'elle.»Quant à la délicatesse avec laquelle Murat, l'ami des fleurs, coupa la rose, nous l'avons apprise par Jean l'Anagnoste. Ah, ces Turcs, ils savaient raconter les histoires ! Ils trouvèrent la ville pratiquement sans défense, réussirent à la prendre et racontèrent ensuite ce qu'ils voulaient. Le grand historien Apòstolos Vakalòpoulos, qui fut mon maître, écrit ce qui suit dans son ouvrage sur la Macédoine : «Qui pourrait imaginer que jusqu'au début du siècle précédent étaient conservées dans les entrepôts des remparts de la Ville Haute et plus tard dans le Barout Hanès (Tour de la Poudre où était installé autrefois le service d'approvisionnement de l'armée), dans des caisses, les flèches des défenseurs, très courtes, aux pennes mangés par les mites ? Leurs casques également, de feutre bleu, renforcés par des lames de métal au-dedans comme au-dehors. Que sont donc devenus ces vestiges d'un passé historique ?» Le quartier de l'Acropole, la Ville Haute, en tout cas, s'appelle Koulè-Kafè. C'est sur ma poitrine qu'elle se trouve, bien sûr. Acropole, c'est aussi, j'en ai peur, le nom donné à une vieille qui continue à jouer les jeunesses. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une modeste acropole qui n'a jamais rêvé de cultes, de sacrifices ou de Bulgarochtones. Elle possède pourtant ses archanges byzantins et d'autres monastères, celui de David, du Casseur de Pierres. Je ne connais pas de monastère au nom plus humble, plus brisé. Et vraiment, c'est à une maison, une cuisine que fait penser le bâtiment qui subsiste, avec la vision d'Ezéchiel sur la mosaïque de l'abside en haut. Dans les carrières, les prisons et le Yedi-Koulè... Ce dernier, c'est sûrement mon cerveau. J'y ai là bien des choses emprisonnées dont certaines viendront à la lumière et d'autres pas. La lumière créée, bien sûr. La lumière incréée, elle, les soumettra de toute façon. Le soir tombe même à Yedi-Koulè. Mais moi, je vois tout très bien dans le brouillard. J'ai un œil qui est le monastère de Vlattàdon, aux paons de rêve élevés par le saint martyr Pangràtios : l'autre, c'est la Pierre Blanche, encore plus haut que le Seï-Sou où l'artillerie s'entraînait au tir, et même la flotte, pendant la guerre civile, dont les obus passaient au-dessus de nos têtes. Nos remparts descendent vers la mer. Ce sont les lignes de mon corps. Par endroits, des gens du peuple y ont appuyé leurs masures ; ils sont même arrivés à les percer. Je me demande bien comment ils ont réussi, là où flottes et armées ont échoué. Ils veulent fonder une famille et creusent leur trou. Les remparts s'abaissent vers la mer. Ceux de gauche, à l'endroit correspondant à mon cœur, s'arrêtent face aux hôpitaux. Le Communal d'abord et plus bas celui des Réfugiés. Beaucoup des nôtres sont morts ici, et même dans les couloirs, sur des lits de camp déjà tachés de sang. À l'aube, une fois, j'ai vu toute une famille de paysans qui avaient passé la nuit dans le froid en face de l'hôpital des Réfugiés — il a changé de nom mais moi je veux l'appeler ainsi — dans un renfoncement de l'escalier du bâtiment universitaire atrocement moderne en face. Tous debout dans le fossé, ils regardaient, la tête au niveau de la route, vers l'hôpital où un des leurs était en train d'agoniser. Je sais bien que tout cela est très émouvant, et donc inadmissible si j'en crois les théories esthétiques de certains castrats de la littérature, mais pour nous c'est ainsi. Quand je vois maintenant s'agiter les riches pour une égratignure, quand je les vois s'affoler, se démener pour avoir les meilleurs soins, je repense toujours à nos misères passées, d'un certain point de vue presque ridicules ; tombant dans des calculs de plus en plus compliqués, je me demande quel âge aurait maintenant chacun de nos disparus si nous avions eu toutes ces relations et tous ces moyens. C'est vrai, tout cela justifie une révolution. Cela dit, l'université qui vient après correspond plus à mon ventre qu'à mon esprit. Malgré tout ce qu'on dit, un simple diplôme apporte toujours quelque chose. Combien se crèvent pour un salaire de misère. À la cité universitaire ne cessent de surgir de nouveaux bâtiments mais je ne vois que les tombes des Juifs trembler dans la chaleur brûlante, comme tremble l'air symbole du souffle de l'Esprit Saint ou du feu se ranimant au-dessus du ciboire quand dans l'église retentit le Credo. Le feu grandira et tous ces morts ressusciteront un jour. Se feront pures chrysalides à la sortie du cocon, les gisants puis ceux qui faisaient l'amour au-dessus d'eux la nuit. Les bulldozers ne peuvent rien abolir. La fontaine reconstruite — pas tout à fait au même endroit, il est vrai — est mon articulation, mon genou. Certains affreux ont beau rouspéter, on n'en a pas moins retrouvé la joie de s'y donner rendez-vous. Ma jambe correspond aux tribunaux et ma plante de pied au ponton sur la mer, au-delà de la Tour, disparu aujourd'hui. Un peu plus loin, j'ai le cercle des officiers et la Société des études macédoniennes. Ces établissements sont situés de part et d'autre de ma cheville gauche. La plus belle photo de la libération de 1912 a été prise à cet endroit. Il pleuvait alors sans arrêt, tout luisait sous la pluie. Et puis : «Ce matin, le bouillant lieutenant Six-Doigts, de la division blindée, connu dans notre ville sous le nom d'Athanàssios Andonìou, accompagné par M. Iònos Dragoumis, ouvrit le Consulat grec et déploya le drapeau grec.» Personnellement, ce genre de choses m'émeut profondément et je me fiche des nouvelles étiquettes qu'on peut me coller — si toutefois il reste de la place. De l'autre côté, sur la pente ouest, mon sein droit est la chapelle du prophète Élie. Dire qu'un ingénieur si maladroit s'est chargé d'une si belle chapelle ! L'architecte, en revanche, est un as. D'autant plus que cette merveille a été bâtie à l'époque où les Turcs de Vayazit tournaient comme des chacals autour de la cité qu'ils prirent une première fois en 1391. Sombres années... «Nous fûmes moyennement flagellés», note avec soulagement le cardinal Isidore. Ma taille, mon buste où sont les traces de flagellation, correspond plutôt de ce côté à la préfecture. C'est un beau bâtiment, avenant, qui pourtant, à part Iasonìdis, n'a jamais abrité aucune image de nous-mêmes. Ce fut le quartier général de ce fort sympathique général turc, Tahsin Pacha qui en 1912 nous livra Thessalonique avec une préférence marquée, à défaut d'une grande joie. Après la guerre, j'ai vu à l'hôtel Ritz de notre ville l'exposition de peinture de son fils Kenan Tahsin Messaré, et tous les tableaux — des aquarelles — représentaient des scènes de la libération de Thessalonique et de Yànnina où la famille Messaré s'était installée et continue de vivre, heureusement. Le vieux général ne pouvait sans doute pas garder Thessalonique, mais il aurait sûrement pu la livrer ailleurs, et sans y perdre. Tout serait devenu compliqué... En avançant de biais, je trouve le côté droit de mon ventre : le Vardar, la place de Saint-Vardar. C'est la Barre, les cinémas populaires, les auberges et les trottoirs mais aussi l'église des Saints-Apôtres et le Sarapio enterré, la rue du Monastère et la rue de Langada, rues historiques, belles autrefois, aux senteurs de magasins d'épices. C'est par là que les 26 et 28 octobre les Grecs sont entrés dans la ville en 1912 ; par là que l'armée est partie pour l'Albanie après le 28 octobre en 1940, par là aussi qu'en 1944 les Allemands ont déguerpi, les derniers, un dimanche vers la quatrième heure de l'après-midi. Là aussi, il se passe quelque chose de bizarre avec les dates. Mais nous ne pouvons pas fêter notre dernière libération, paraît-il, en l'absence de fête légale correspondante... Comment y en aurait-il ? Seigneur, tiens ma bouche close...

Ma jambe droite est la rue, dont je n'ai jamais pu apprendre le nom, qui mène à l'ancienne gare. Totalement défigurée à présent, après les démolitions et les horribles constructions. Il est fini, le temps de ces auberges extraordinaires, lieu de rencontres extraordinaires : patronnes, matrones, paysans et paysannes, soldats sans le sou qui dormaient tout habillés, godasses aux pieds. De l'autre côté, là où s'adossaient les pissotières, on construit le palais de justice en marbre blanc. Ces insensés voulaient élever ce monstre sur la place des Tribunaux, c'est-à-dire celle du Nombril — qui correspond je pense à mes entrailles, centre de la ville, centre de mon corps, centre de la Grèce byzantine secrète. Quoi qu'il en soit, pour construire ces tribunaux, ils ont abattu le mur de l'ancien dépôt où se trouvait le Barout Hanès dont on a parlé plus haut et où, jusque récemment, étaient conservées dans l'enclos immense les choses les plus inutiles, des engins rouillés datant de la Première guerre mondiale. On y a découvert de splendides remparts, humbles, marins, pas comme ceux arrogants des hauteurs, des remparts que même nous, les initiés, nous ignorions. Une partie de la muraille, nettoyée, pomponnée, se prolonge maintenant sous le palais de justice dans un couloir miteux, ridicule. Telle est l'intelligente solution apportée au problème du terrain. Comme à Athènes où sous le bâtiment de je ne sais quel ministère est conservée, non sans élégance il est vrai, une petite chapelle que les touristes japonais photographient avec une ardeur particulière, eux qui s'y connaissent en fait d'entassement. Pour ce qui est de la muraille, en tout cas, l'image est inadmissible ; pas seulement à cause du couloir miteux mais de cette union contre nature. Depuis quand la bureaucratie dévoreuse des fourmis s'est-elle mise à protéger vaillance, jeunesse et bravoure ? Ainsi, après tant de changements, notre ville n'existe plus, et si nous ne le sentons pas vraiment, c'est que notre mémoire la maintient en vie. Restent encore, heureusement, les remparts et les églises byzantines qui imposent leur présence. Ils maintiennent tout ensemble. Un jour viendra, je pense, où nous serons durement blâmés ; où sera impossible à comprendre la toute-puissance actuelle des propriétaires et des entrepreneurs.

J'avance et je sens l'ancienne gare contre mes malléoles où les tampons des wagons s'entrechoquent et s'engourdissent, comme mes chevilles. La plante de mon pied droit, c'est la jetée de la Zone Libre ; mon talon est bien posé sur le centre de recrutement qui n'a pas changé depuis l'époque où j'y montais la garde.

Le golfe Thermaïque avance, bien sûr, entre mes jambes — mais négligeons les associations d'idées vulgaires qui spontanément viennent à l'esprit. Il n'est plus transparent et frais comme avant. Plein de poissons, flèches argentées en bancs immenses. Voici des eaux stagnantes, une certaine puanteur. «Nous pourrissons ensemble, nymphe du Thermaïque. Tu es l'épouse et moi l'époux. Et c'est de toi que je suis né. Toi, bien sûr, tu renaîtras un jour, quand tout ce béton redeviendra poussière. Et quand viendra le temps de ta nouvelle gloire, de ta renaissance, si tu es bien la Mère, la ana, la maïko, la madre, ne nous écrase pas dans l'anonymat et dans l'oubli comme tu sais bien le faire, nous les colons et les colonisateurs, mais qui portons tes marques et ton empreinte. Souviens-toi de nous, traite-nous comme tes fils et relève-nous.»


(Notre propre sang, 1980)


Traduction : Stéphane Iconomou et Noëlle Bertin

avec l'amicale participation de M.V.

Première parution :

Grèce, un théâtre d'ombres, Autrement, 1989.


Sept-Tours (Heptapyryio) : forteresse ancienne, tout en haut de la ville.

Nymphe du Thermaïque : Salonique.

Château de la Belle : selon la légende, la Belle, une chrétienne, enfermée dans la citadelle assiégée par les Ottomans, ouvrit la porte à l'un d'eux qui s'était travesti en moine chrétien, avant de se jeter du haut de la tour pour ne pas tomber entre leurs mains.

Nìkos Gavriil Pendzìkis : écrivain salonicien du XXe siècle.

Vardar : vent glacé venu du nord.

Ville Haute : la vieille ville.

Yedi-Koulè : partie des Sept-Tours qui servit longtemps de prison.

Pierre Blanche : au-dessus du parc nommé Seï-Sou qui domine la ville.

Sarapio : le tribunal.


Thessalonique
Les remparts du nord et leurs créneaux chenus...

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