Dimìtris Papadìtsas
COMME ENDYMION
de Zeus ayant reçu le don
de choisir l'instant de sa mort
APOLLONIOS DE RHODES
Non pas un rêve, mais le réel
ODYSSÉE (XIX, 547)
I
Dehors hurlaient des bêtes imaginaires
Et la lune versait dans leurs yeux
Lumière et haine
Nul vent dans les roseaux vifs
Pour allumer dans l'ordre les étoiles
Nul vent violent dans les roseaux
J'enveloppais un mystère et le gravissais
Trace blanche de moi-même, oiseau
Sans un couchant pour se poser
Aux branches brûlées d'incendies
Et il était six heures
Six dans un corps et six dans l'autre
Six blessures invisibles
Dans la grotte
Et au dehors
Je faisais croître l'un et perdais l'autre
Corps
Quelque chose m'écrasait en deux
II
Et cette nuit et l'autre nuit
Où l'on empoigne un homme par son âme et une main le sème sur les routes
Cette nuit et l'autre nuit compas et turbine
Ont un air de vie inversée
De fleur et d'étoile en la fracture d'un soir
Un air d'ultra-son dans une coupe où crient des chaînes chimiques
D'échelle de l'âme dans une montée blanche
Avec le cœur avec les yeux
Et la couleur de chacun des actes j'ai enjambé des questions
Car je viens d'oublier rossignols et coups d'épée aux douces promenades
Et nul ne m'a vu cette nuit l'autre nuit
Tous m'ont pris pour un agent de change
D'autres m'ont cru conspirateur la dynamite entre les dents sous les semelles
Mais moi j'étais fil d'acier d'une pendule sonnant l'imprévu au-dessus du voile d'un théorème ou d'un
Mouvement qui joue prenant toutes précautions l'univers et son meurtre aux dés
Ou selon le rythme de l'erreur
Tel que j'étais à quarante-sept ans anéanti par un amour qui pourrissait dans d'inconnues cavités de baisers
Je suis parti d'une fenêtre à la lumière en mille miettes et dans l'asphalte humide j'ai vendangé tout mon être
Et l'ayant digéré en hydroxyles en inconcevables trajectoires de feu
En hormone en herbe marine au goût de sel
Je me suis lancé seul sur les routes plein d'une soif renfermée de chansons d'aurores sur des rivages
Tel que j'étais plein de mes propriétés de minéraux ambrés doucement phosphorescents
J'ai recherché partout — même dans les restes d'une vision
La faible probabilité pour moi (l'impossibilité au moins) de prononcer la première lettre de toute chose
Le M
III
Et cette nuit et l'autre nuit
L'œil de Xénophane, le sommeil qui est dans le cerveau Le cerveau qui est dans l'autre cerveau et ignore l'existence du chant
De même que l'arbre dans l'arbre ignore la forêt Et l'œil dans l'œil le regard
Poutres pierres et maisons du ciel peintes par la lutte Et l'arrivée de la loi qui partage entre lumière et nuit Ce qui demeure d'un caillot d'une écume d'avril D'un crapaud qui se meurt dans la canicule
Et de l'œil unique des trois femmes
Nées blanches de cheveux
Cette nuit et l'autre nuit Alphée toi qui t'enroules à mon tronc
Nous sommes la bobine isolée qui déroule des trames et des grains de ténèbre dans les yeux froids des Hespérides
Astéropé Chrysothémis Hesperia Galaxauré
Et les Phédriades lunaires de basalte et de pierre pesante
Réveillent le devin pour qu'il rêve le centre de gravité décalé
L'ouverture colorée de la poitrine aux brises et aux secrets de l'eau
Qui pleut des racines célestes un siècle ou un instant de poussière et de descendants
Ma limite parvient à ma fin
Des bouches de ciel me mangent de l'intérieur et je ne serai pas tranquille
Si je ne parle pas à la nuit qui chante et descend des vallées de vipère
Autrefois le sommeil m'emportait du volcan à la plaine
D'un cœur amoureux au vannage de la mort
Du vent de la tempête à des nids de tendresse
Aujourd'hui mes larmes ionisées la tête prise en un lacis de rêves je rayonne la lumière
J'y monte comme l'araignée à son fil
Et je refuse que mon premier pas ailleurs ne soit adouci par une mousse de ciel et une descente aérienne sur de souples disques d'argent
Cette nuit et l'autre nuit d'un après-midi torride
À mon réveil j'étais un aimant
Qui disparaît dans les métaux qu'il attire
Et ce que j'ai touché me retourne à ma cause
Hécate de l'âme buvant sa lumière froide
IV
Nul ne m'a vu cette nuit
Dans une saveur de rêve en féminine Hespéride
Un corps ciselé par tant d'ardeur à enfermer la mer dans mon éveil
Comme l'étincelle dans une cendre innombrable
Ah pendule du vent qui fais osciller dans l'œil clos La bête au cri plein de la douleur du chaos
Le saint qui saute en nous sur le jet descendant et montant de la nudité, de l'oreille, du toucher
Et le déverrouillage d'une porte fermée pour toujours
Je pousse hors de moi toutes ces clameurs que jamais je n'ai entendues murmure et cri d'un mort qui se nouent
J'ai presque oublié la place que prend le corps auprès de la vague auprès
De l'eau et de la nourriture
Entre le pouce et l'index il s'effrite en air et poussière qui vendange le monde
Et c'est ce que l'âme appelle sagesse et ordre secret
Il me suffit d'Astéropé il me suffit de son ventre tressé d'étoiles pour m'éteindre en des métamorphoses non souhaitées que je n'aurai le temps de voir
Endormi par l'opium des murmures en des duvets féminins
Ce silicium et ce qui lie le sel et l'alcali dans l'œil
Et se tortille dans l'oreille comme un serpent qui change de sommeil
Cette addition de mer et de pied nu qui oublie la vengeance
Et traverse l'oreille et le goût comme une vrille de vent
Cette addition d'herbe nuageuse en léthargie et de sons au-dessus du nuage
Ô cœur qui ne bats jamais comme il faut et fais, peur
Parole qui n'as cessé d'être au fond de moi étrangère
Avec un ou deux sodiums de plus, un signe du zodiaque et un triste centre
Une pierre qui t'éclaire depuis l'aube jusqu'à mon inconcevable pas vers ailleurs
Les lieux saints de Dimìtris Papadìtsas sont Delphes, Délos ou Patmos ; il connaît par cœur, on le devine, les Présocratiques, Eschyle, Pindare... Chez aucun poète grec d'aujourd'hui l'Antiquité n'apparaît aussi vivante. Pour lui le temps n'existe pas. Également féru de mathématiques, de physique, de biologie, il réunit monde moderne et passé antique au sein d'un même présent.
Papadìtsas est l'enthousiaste au sens originel : celui que visite un dieu. Sa parole, parfois obscure comme celle de la Pythie, baigne en même temps dans la lumière des grands moments de révélation. On peut sans doute se laisser simplement griser par ce tourbillon d'images folles sans y chercher un sens, mais il faut savoir qu'un sens est là : Papadìtsas n'a été surréaliste qu'au début, ses visions ne jaillissent pas telles quelles de l'inconscient, son ivresse est lucide, maîtrisée. Ces poèmes sont aussi des méditations, cette poésie imprégnée de philosophie (comme la philosophie présocratique l'est de poésie) cherche à tâtons, entre Héraclite et Parménide, mouvement et contemplation, le secret de l'Être.
Le miracle est que cette poésie savante, oraculaire, d'une ambition extrême, ne tombe jamais dans l'emphase, qu'elle soit de bout en bout portée par une sorte d'allégresse juvénile.
Il y a vingt ans, un jeune Grec me disait : Tu n'as pas lu Papadìtsas ? Mais c'est notre grand lyrique !
J'ai découvert Papadìtsas, épaté par l'énergie, le rayonnement de ces poèmes, dans l'exemplaire passionnément griffonné de cet étudiant fauché qui avait insisté pour me l'offrir.
Me jugeant incapable de traduire de tels poèmes sans l'aide de l'auteur, je suis allé le trouver. J'ai le vague souvenir d'un petit homme fluet, costard noir, brin de moustache noire, œil noir perçant, et d'une rencontre idiotement brève par ma faute : Athènes à l'époque, pour moi, c'était vingt rendez-vous en trois jours, un mélange de marathon et de sprint.
Nous avons pris rendez-vous pour l'année suivante. Il est mort subitement quelques mois plus tard.
Sept ans se sont écoulés avant que je traduise Papadìtsas tant bien que mal. Sans Elèni Ladia, qui le connaît mieux que personne (elle lui a consacré un livre et plusieurs articles) et qui a répondu patiemment à mon déluge de questions, ma version française serait plus hasardeuse encore.
J'ai publié d'abord, en 1996, dans mes premiers Cahiers grecs (quasi-clandestins, inaperçus, épuisés) deux recueils de la maturité, qui ont en commun de mettre en scène l'aventure poétique elle-même : À Patmos (1963) et Comme Endymion (1970). Puis, l'année suivante, l'avant-dernier opus, L'incorporelle, vaste poème philosophico-amoureux, toujours disponible dans la série officielle de mes Cahiers, en vente à la librairie Desmos, 14, rue Vandamme à Paris — mais les trois ou quatre forcenés qui fréquentent cette rubrique savent tout cela... Certains de ces poèmes des Cahiers, plus deux ou trois autres, se retrouvent dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine parue en Poésie/Gallimard.
Pour le volkonaute, j'ai choisi le début de Comme Endymion, désormais introuvable. Le poète s'incarne ici dans la figure mythologique du berger dormant les yeux ouverts — symbole de pouvoir visionnaire et de beauté éternelle, entre jour et nuit, réel et rêve.
Pour donner une idée des problèmes de traduction, le M à la fin de III est en grec un T, soit (selon Elèni Ladia) l'initiale des mots grecs désignant Dieu, la mort, la mer, le miracle, le sacrifice... Espérons qu'en français M puisse évoquer notamment la Matrice, la Mort, la Mer, le Mythe, la mémoire, Moi, le Monde, les Mots...
Dans IV, Xénophane est un philosophe et poète présocratique, Alphée un fleuve du Péloponnèse, les Hespérides des nymphes gardant les fruits de l'immortalité, les Phédriades les rochers dominant la fontaine de Castalie à Delphes ; mais Astéropé ? Galaxauré ? Chrysothémis ?
Je pensais donner un extrait plus long, mais à la fin de la quatrième partie, l'allusion au cœur malade (c'est par lui qu'est mort le poète), le départ vers ailleurs, toutes ces possibles allusions funèbres m'ont dicté un point final.
La mort de Papadìtsas, le temps a beau passer, toujours pas moyen de m'y faire.
Dimìtris Papadìtsas. |