Yànnis Rìtsos
Mon fils, entraille de mes entrailles, cœur de mon cœur,
oiseau de l'humble cour, de mon désert la fleur,
Où s'est-il envolé, où suis-je avec ma peine ?
Plus d'oiseau dans la cage, plus d'eau dans la fontaine.
Tu as fermé tes yeux ? Tu ne vois pas ta mère,
ne bouges pas, et n'entends pas ma plainte amère ?
Cheveux bouclés où je passais le doigt,
les nuits où tu dormais, où je veillais sur toi,
Sourcil gracieux, comme au pinceau tracé,
arche pour mon regard qui venait s'y poser,
Œil doux mirant le ciel bleu du matin,
que je ne laissais pas ternir par le chagrin,
Lèvre embaumée dont les paroles
faisaient fleurir les pierres, grisaient les rossignols.
Un jour en mai tu es parti, et je te perds,
mon fils, qui aimais tant monter, après l'hiver
sur la terrasse et tout voir à la ronde,
trayant des yeux sans fin la lumière du monde
et me conter de ta voix douce, chaude et fière
plus d'histoires qu'il n'est de galets dans la mer.
Tu disais, ces trésors un jour seront à nous,
mais sans toi j'ai perdu feu et lumière et tout.
Mon étoile, en sombrant tu as éteint la terre,
le soleil, boule noire, a perdu sa lumière.
La foule me bouscule, des gens marchent sur moi,
mon regard à jamais reste tourné vers toi.
Ton souffle rôde encore sur ma joue et l'effleure
au bout du chemin flotte une grande lueur.
Je sens qu'essuie mes yeux une main lumineuse,
au fond de moi tes mots me servent de veilleuse.
Voilà, je me redresse et je tiens sur mes pieds,
mon grand, mon beau, un gai soleil m'a relevée.
Roulé dans les drapeaux, dors, mon enfant, et moi
vers tes frères, tes soeurs je pars avec ta voix.
Tu étais bon et doux et tout te faisait fête,
les caresses du vent, du jardin les violettes.
Ton pied léger comme d'un cerf tout tendre encore
passait sur notre seuil, qui brillait comme l'or.
Jeune par ta jeunesse, souriante encore un peu,
Vieillesse et mort n'avaient pour moi plus rien d'affreux.
Et maintenant, où m'appuyer, me réfugier ?
Je suis un arbre mort sur la plaine enneigée.
À la fenêtre, au soir, ton large dos
cachait toute la vue, la mer et les bateaux.
Et ton ombre d'archange inondait l'intérieur.
Dans tes cheveux brillait d'une étoile la fleur.
Notre fenêtre était porte de l'univers,
du paradis, jardin d'étoiles, ô ma lumière.
Tu regardais alors le couchant s'allumer,
la chambre était navire et toi le timonier.
Puis, dans le soir tiède et bleu, à la voile
tu m'emportais vers le silence des étoiles.
Le navire a sombré, la barre s'est brisée,
au milieu de la mer me voici délaissée.
Si j'avais avec moi l'eau qui chasse la mort,
je t'offrirais une âme neuve, une heure encore,
la parole, la vue, tout comme avant,
et près de toi, ton rêve bien vivant.
Les rues et les balcons, les marchés populeux,
les filles effeuillant des fleurs dans tes cheveux.
Mon fils, ô ma forêt aux feuilles parfumées,
comment ai-je pu être ainsi abandonnée ?
Je suis restée en bas quand tout s'est envolé,
je n'ai plus d'yeux pour voir, de bouche pour parler.
Mon enfant, mon chéri, quelle Moire chagrine
a décidé ce feu qui brûle ma poitrine ?
Mon fils, tu n'es pas loin, dans mes veines tu cours.
Dans les veines de tous entre et vis pour toujours.
Yànnis Rìtsos (1909-1990) a été de son vivant le plus célèbre des poètes grecs, à l'étranger du moins. Son activité militante, qui lui valut d'être déporté plusieurs fois par la droite, ne pouvait nuire à sa popularité, surtout dans les pays communistes. Mais il a n'a pas volé sa gloire : c'est un poète immense par la stature autant que par le volume de son œuvre. Gigantesque (plus de cent recueils), d'une incroyable variété, elle offre parfois le pire, mais bien souvent le meilleur.
On connaît Rìtsos avant tout pour ses grandes envolées lyriques ou épiques, mais il n'est pas moins à l'aise, comme ici, dans un registre simple, proche de la poésie populaire. Épitaphe, écrit en 1936, est l'une de ses premières œuvres. Les poèmes sont accompagnés de cette note :
«Thessalonique, mai 1936. Une mère, au milieu de la rue, pleure son enfant mort. Autour d'elle, au-dessus d'elle, rugissent et se brisent les vagues des manifestants — des ouvriers des usines de tabac en grève.»
Rìtsos a été plus abondamment traduit en français que Sefèris et Elỳtis eux-mêmes, et il a ses traducteurs attitrés. Je ne comptais pas m'occuper de lui, sauf pour quelques poèmes destinés à l'anthologie Gallimard ; mais voilà qu'en 2000 on m'a commandé la traduction des morceaux ci-dessus. C'était pour un disque de mélodies (Nena Venetsanou sings Mikis Theodorakis, MBI, Athènes). Un travail quasi clandestin, payé en liquide, sans contrat et sans doute sans lecteurs : qui se sera donné le mal de lire les lettres minuscules du livret ? N'empêche que j'ai pris un extrême plaisir à rimailler sur ces petits bijoux.
Yànnis Rìtsos. |