Yòrgos Sefèris


Yòrgos Sefèris (1900-71) : le premier Grec à recevoir le Nobel, en 1963. Un choix qui s'imposait, tant la poésie de Sefèris exprime l'âme grecque ancienne et moderne et en même temps celle de nous tous.

Je ne vais pas présenter Sefèris. Il y faudrait des pages entières, que d'autres ont déjà écrites et fort bien. Je pense notamment à l'excellent article Sefèris, signé Gilles Ortlieb, dans Le nouveau dictionnaire des auteurs Laffont-Bompiani en Bouquins (ouvrage indispensable !).

On peut même lire Sefèris en français. Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki ont traduit naguère un large choix de Poèmes (Poésie / Gallimard), tandis que les Trois poèmes secrets de 1955, sans doute le sommet de l'œuvre, sont disponibles au Mercure de France dans des traductions d'Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar. Gilles Ortlieb, lui, a traduit l'unique roman, Six nuits sur l'Acropole (Maren Sell / Calmann-Lévy).

Il y a quelques années j'ai traduit à mon tour les Trois poèmes secrets, pour deux raisons. D'abord, je crois que les traductions doivent être refaites. Non pas qu'elles vieillissent toutes irrémédiablement, mais une seule version, si bonne soit-elle, ne donne jamais qu'une image partielle ; pour avoir d'un texte une vision plus complète et plus juste, il nous faut le plus possible de regards, d'éclairages différents sur lui.

Et puis je l'avoue, tant pis si je parais prétentieux : pour moi, les traductions de Bonnefoy ne sont sans doute pas ce qu'il nous a donné de meilleur. Son Shakespeare ne tient pas bien la scène, et son Sefèris révèle parfois que notre Grand Poète a du grec une connaissance livresque, pour ne pas dire antique. Il traduit par «anadyomènes», vocable rare et précieux en français, un mot qui en grec serait compris du plus grand nombre. Son «narcosé», son «vernales» remplacent des mots courants. Sefèris est simple et limpide jusque dans ses obscurités ; je ne le reconnais pas toujours ici.

Je suis également chagriné par certains tronçonnages de vers, par des inexactitudes injustifiées (dieu sait pourtant que je suis prêt moi-même à ce genre d'écarts, quand le climat d'ensemble l'exige), et puis pourquoi solenniser le poème en accrochant des majuscules au début des vers ? Non, ce n'est pas un simple détail...

Je donne ici ma traduction de ces Trois poèmes secrets, appelée à rester inédite, puis la version française officielle du premier d'entre eux en la considérant, pour mieux lui rendre justice, comme un poème de Bonnefoy d'après Sefèris.









SUR UN SOLEIL D'HIVER


I


Feuilles de fer-blanc rouillé

pour la faible cervelle qui a vu la fin :

les rares lueurs.

Feuilles qui tourbillonnent avec les mouettes

furieuses de l'hiver.


Comme un sein se délivre

les danseurs sont devenus des arbres

une grande forêt d'arbres nus.



II


Les algues blanches brûlent.

Vieilles qui émergent sans paupières

formes qui dansaient jadis

flammes pétrifiées.

La neige a couvert le monde.



III


Mes compagnons m'avaient rendu fou

avec leurs sextants boussoles théodolites

les télescopes agrandissant les choses —

elles devraient rester loin.

Où nous mèneront de tels chemins ?

Mais le jour commencé alors

n'est pas encore éteint peut-être

auprès d'un feu dans les ravins telle une rose

et d'une mer aérienne aux pieds de Dieu.



IV


Tu as dit voilà des années : «Avec moi

Au fond c'est une question de lumière».

Aujourd'hui encore quand tu t'appuies

aux larges épaules du sommeil

à l'heure où l'on te plonge

dans le sein endormi de la mer

tu rôdes aux recoins

où la noirceur usée s'efface

tu cherches à tâtons la lance

destinée à percer ton cœur

et l'ouvrir à la lumière.



V


Quel fleuve boueux nous a pris ?

Nous sommes restés au fond.

Le courant roule par dessus nos têtes

courbant d'inintelligibles roseaux ;


les voix sous le châtaignier

sont changées en pierres

que les enfants jettent.



VI


Un léger souffle et un autre, bourrasque

alors que tu poses le livre

et déchires de vieux papiers inutiles

ou te penches pour observer dans le pré

le galop arrogant des centaures,

ou des amazones impubères suant

dans tous les sillons de leur corps

qui s'affrontent au saut, à la lutte.


Bourrasques de résurrection à l'aube

où tu crus voir se lever le soleil.



VII


C'est la flamme qui guérit la flamme

non les instants goutte à goutte

mais un éclat, soudain ;

comme le désir à l'autre désir se mêle

et ils restent arrimés

ou comme

la musique et son rythme

qui demeure au centre, statue


immuable.


Ce souffle n'est guère passage

mais barre que tient la foudre.




SUR SCÈNE


I


Tu joues avec moi soleil

mais ce n'est pas une danse

pareille nudité

presque du sang

ou quelque forêt sauvage ;

alors —



II


Au claquement des simandres

les messagers parurent ;

je ne les attendais pas

j'avais même oublié leur langue ;

reposés vêtus de frais

portant des corbeilles de fruits.

Émerveillé je murmurai :

«J'aime les amphithéâtres».

La coquille se remplit d'un coup

et la lumière baissa sur scène

comme pour un meurtre illustre.



III


Que cherchais-tu ? Bègue, ton visage.

À peine levée

tu laissais se glacer

les draps et les bains vengeurs.

Des gouttes coulaient sur tes épaules

ton ventre

tes pieds à même la terre

dans l'herbe fauchée.

Eux, trois

les visages de l'audacieuse Hécate.

Ils voulaient t'emporter.

Tes yeux deux coquillages tragiques

et tu avais sur le bout des seins

deux coquillages cramoisis —

accessoires de scène ? Je ne sais.

Eux acclamaient

toi tu restais enracinée ;

leurs gestes fendaient l'air.

Des esclaves leur tendirent les couteaux ;

toi tu restais enracinée

cyprès.

Dégainant leurs couteaux ils cherchèrent

où te frapper.

Alors seulement tu t'écrias :

«Vienne qui veut avec moi dormir,

ne suis-je pas la mer ?»



IV


La mer. Comment est-elle devenue ainsi, la mer ?

J'ai traîné des années dans les montagnes ;

les vers luisants m'ont aveuglé.

Aujourd'hui j'attends sur ce rivage

qu'un homme jette l'ancre

un reste, un radeau.


Mais la mer peut-elle s'infecter ?

Un dauphin une fois l'a fendue

et une fois encore

le bout de l'aile d'une mouette.


Et pourtant la vague était douce

où je plongeais et nageais enfant

et plus tard aussi quand jeune homme

je cherchais dans les galets des formes,

essayais des rythmes,

le Vieux de la mer m'a dit :

«Ton pays c'est moi ;

je ne suis personne sans doute

mais je peux devenir ce que tu veux».



V


Qui a perçu en plein midi

le crissement du couteau qu'on aiguise ?

Quel est ce cavalier qui arrive

avec la mèche et la torche ?

Chacun se lave les mains,

les rafraîchit.

Et qui vient d'éventrer

la femme, l'enfant et la maison ?

Pas de coupable, envolé.

Qui est parti

sabots claquant sur les dalles ?

Ils ont supprimé leurs yeux ; aveugles.

Plus de témoins, pour rien.



VI


Quand reparleras-tu ?

Nos paroles sont filles de plusieurs parents.

Semées puis nées comme nous

elles s'enracinent se nourrissent de sang.

Comme les pins

gardent la forme du vent

une fois le vent parti, absent

de même les paroles

préservent la forme humaine

lorsque l'homme est parti, absent.

Peut-être les étoiles qui piétinèrent

une nuit ton extrême nudité

Cygne Sagittaire Scorpion peut-être

cherchaient-elles à parler.

Mais où seras-tu lorsque dans ce théâtre

arrivera la lumière ?



VII


Et pourtant, là sur l'autre rive

sous le regard noir de la grotte

soleils aux yeux, des oiseaux sur l'épaule

tu étais là ; souffrant

de l'autre peine l'amour

de l'autre aurore la présence

de l'autre enfantement la résurrection ;

et pourtant, là tu renaissais

dans l'énorme dilatation du temps

instant par instant

comme la résine

la stalactite la stalagmite.




SOLSTICE D'ÉTÉ


I


D'un côté le plus grand soleil

de l'autre la jeune lune

loin comme ces seins dans la mémoire.

Entre eux l'abîme de la nuit étoilée

déluge de la vie.

Les chevaux sur les aires

galopants suants

piétinent des corps épars.

Tout s'en va vers là-bas

et cette femme

que tu avais vue belle, un instant

ne tient plus, fléchit, tombe à genoux.

Les meules broient toutes choses

pour en faire des étoiles.


Veille du plus long des jours.



II


Tous ont des visions

et nul ne l'avoue ;

ils vont et se croient seuls.

La grande rose

était toujours là

près de toi au fond du sommeil

possédée, inconnue.

Mais il a fallu que tes lèvres touchent

ses feuilles extrêmes

pour que tu sentes le poids dense du danseur

tomber dans le fleuve du temps —

le clapotis terrible.


Ne gaspille pas le souffle offert

par cette haleine.



III


Pourtant dans ce sommeil le rêve

si aisément dégénère

en cauchemar.

Comme le poisson qui brille sous la vague

puis s'enfonce dans les fonds boueux

ou le caméléon qui change de couleur.

Dans la cité devenue bordel

maquereaux et traînées

crient des charmes pourris ;

la fille apportée par les vagues

porte la peau d'une vache

pour que la monte le taurillon ;

le poète...

des garnements lui jettent des ordures

tandis qu'il voit les statues en sang.

Tu dois sortir de ce sommeil ;

de cette peau flagellée.



IV


Dans la bourrasque folle

à droite à gauche en haut en bas

des balayures tourbillonnent.

De minces fumées mortelles

délient les membres des hommes.

Les âmes

se hâtent de quitter les corps

elles ont soif et ne trouvent d'eau nulle part ;

se collent çà et là au hasard

oiseaux pris dans la glu ;

se débattent en pure perte

jusqu'à épuiser leurs ailes.


De plus en plus le pays se dessèche

cruche en terre.



V


Le monde enveloppé dans les draps endormeurs

n'a rien d'autre à offrir

que cette fin.

Dans la nuit chaude

la prêtresse fanée d'Hécate

aux seins nus dans la chambre haute

implore une pleine lune factice, tandis

qu'en bâillant deux très jeunes servantes

mélangent dans un chaudron de cuivre

des herbes aromatiques.

Ceux qui aiment les parfums demain seront servis.


Sa passion et ses fards

sont ceux de la tragédienne

leur plâtre déjà s'écaille.



VI


Là-bas dans les lauriers

là-bas dans les lauriers blancs

le rocher griffu

et la mer, du verre à nos pieds.

Souviens-toi quand tu voyais la tunique

s'ouvrir, glisser sur le corps nu

tomber autour des chevilles

morte —

si ce sommeil tombait ainsi

entre les lauriers des morts.



VII


Le peuplier dans le petit jardin

son souffle compte tes heures

jour et nuit ;

clepsydre que remplit le ciel.

Quand la lune est forte ses feuilles

traînent des pas noirs sur le mur blanc.

À la lisière les pins sont rares

puis des marbres et des éclairages

et des hommes tels que les hommes sont faits.

Mais le merle sifflote

quand il vient boire

et tu entends parfois la tourterelle.


Dans le petit jardin, dix pas de long

tu peux voir la lumière du soleil

tomber sur deux œillets rouges

un olivier un peu de chèvrefeuille.

Accepte qui tu es.

Le poème

ne le plonge pas dans les profonds platanes

nourris-le de ta terre et de ton rocher.

Pour trouver plus —

creuse au même endroit.



VIII


Le papier blanc, miroir cruel

te rend seulement ce que tu étais.


Le papier blanc parle avec ta voix,

ta propre voix

pas celle que tu aimes ;

ta musique c'est la vie

que tu as gaspillée.

Tu peux la regagner si tu veux

si tu t'accroches à cette chose indifférente

qui te rejette

à ton point de départ.


Tu as voyagé, tu en as vu des lunes et des soleils

tu as touché morts et vivants

tu as senti la douleur du jeune homme

le gémissement de la femme

l'amertume de l'enfant vert encore —

tout cela s'écroule inexistant

si tu ne fais pas confiance à ce vide.

Peut-être y trouveras-tu ce que tu croyais perdu,

l'éclosion de la jeunesse, la juste

plongée de l'âge.


Ta vie c'est ce que tu as donné

ce vide est ce que tu as donné

le papier blanc.



IX


Tu parlais de choses qu'ils ne voyaient pas

et ils riaient.


Mais toi, rame sur le fleuve obscur

à contre-courant ;

marche sur la route ignorée

en aveugle, obstiné

cherche des paroles enracinées

comme l'olivier noueux —

et laisse les rire.

Désire que l'autre monde aussi habite

la solitude étouffante

de ce présent anéanti —

et laisse-les.


Voici le vent marin et la fraîcheur de l'aube

sans que personne l'ait demandé.



X


À l'heure où se vérifient les songes

dans la douceur de l'aube

j'ai vu les lèvres s'ouvrir

feuille par feuille.


Une mince faucille brillait au ciel.

J'ai craint qu'elle ne le moissonne.



XI


La mer appelée sérénité

navires et voiles blanches

brise venues des pins et la Montagne d'Égine

souffle haletant ;

elle et toi, ta peau glissait sur sa peau

facile et chaude

pensée à peine formée aussitôt oubliée.


Mais près du bord

un poulpe harponné jeta son encre

et dans les fonds —

si tu savais où s'achèvent

les belles îles.


Mes yeux t'envoyaient toute ma lumière et mon obscurité.



XII


Maintenant le sang s'élance

tandis que la chaleur s'enfle

dans les veines du ciel infecté.

Il cherche à passer par la mort

pour trouver la joie.


La lumière est le battement

d'un cœur toujours plus lent

on dirait qu'il va s'arrêter.



XIII


Encore un peu, le soleil s'arrêtera.

Les elfes de l'aube

ont soufflé dans les coquillages secs ;

l'oiseau a chanté trois fois

trois seulement ;

le lézard sur la pierre blanche

reste immobile

fixant dans l'herbe grillée

la trace de la couleuvre.

Une aile noire trace une profonde entaille

là-haut dans la coupole d'azur —

vois, elle va s'ouvrir.


Douleur de résurrection.



XIV


Voici

avec le plomb fondu de la Saint-Jean

et le scintillement de la mer l'été,

la nudité de toute la vie ;

le passage et l'arrêt, le coucher le sursaut

les lèvres la peau caressée,

tout cherche à brûler.


Comme le pin à midi

sous l'empire de la résine

se hâte d'enfanter la flamme

ne supportant plus son tourment —


appelle les enfants pour amasser les cendres

et les semer.

Tout ce qui est passé est justement passé.

Et ce qui n'est pas encore passé

doit brûler

ce midi où le soleil s'est cloué

au cœur de la rose multiple.


Traduction : Michel Volkovitch





SUR UN SOLEIL D'HIVER

traduit par Yves Bonnefoy


Feuilles,

Du fer mince, rouillé,

Pour le pauvre cerveau qui a entrevu

Les lueurs où finir.

Feuilles qui tourbillonnent, avec les mouettes

En proie aux colères d'hiver.


Comme un sein se délivre

Ceux qui dansaient

Sont devenus des arbres,

Une grande forêt d'arbres dénudés.



B


Les algues blanches brûlent,

Femmes grises anadyomènes sans paupières,

Formes qui dansaient autrefois,

Flammes aujourd'hui pétrifiées.

La neige couvre le monde.



C


Les amis m'avaient rendu fou

Avec leurs théodolites, sextants,

Boussoles, de tous âges,

Et télescopes porteurs des choses

Qui devraient rester loin.

Où nous mèneront ces chemins ? Et pourtant le jour

Ne s'est peut-être pas consumé encore,

Qui avait pris

Dans ce feu au ravin comme une rose

Sous la mer étagée aux pieds de Dieu.



D


Il y a des années que tu as dit :

«Au fond je suis affaire de lumière»,

Et maintenant encore, quand tu t'appuies

Aux larges épaules du sommeil,

Quand on te plonge

Au sein narcosé de la mer,

Tu fouilles les recoins où la noirceur

Est usée, ne résiste pas,

Tu cherches, à tâtons,

La lance destinée à percer ton cœur

Pour l'ouvrir à la lumière.



E


Quel fleuve nous a pris, où montait la vase ?

Nous sommes restés au fond.

Le courant roule au-dessus de nos têtes

Et courbe les roseaux qui ne parlent pas.


Les voix

Sous le châtaignier sont des pierres

Que jettent les enfants.



F


Un vent bref, et un autre, bourrasque

Lorsque tu laisses le livre

Et déchires les liasses vaines du passé

Ou te penches

Pour suivre du regard, dans la prairie,

L'ombrageux galop des Centaures

Et les Amazones vernales, suantes

Dans tous les sillons de leur corps,

Qui s'affrontent au saut et à la lutte.


Bourrasque de résurrection, à l'aube,

Quand tu as cru au lever du soleil.



G


Guérison de la flamme, la flamme seule :

Non par le goutte-à-goutte de l'instant

Mais par l'éclair, soudain,

Du désir qui rejoint l'autre désir

Et chevillés ils restent

L'un à l'autre, et le rythme

D'une musique, au centre

À jamais, la statue


Que rien ne bougera.


Dérive, non, de la durée, ce souffle :

Mais foudre, qui tient la barre.



Yòrgos Sefèris
Yòrgos Sefèris.

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