MÌLTOS SAKHTOÙRIS


Miltos Sakhtoùris (1919-2005) n'a jamais voyagé, n'a jamais eu de métier. Son seul travail, sa seule aventure a été la poésie.

Issu du surréalisme, comme bien des jeunes poètes grecs de l'époque, Sakhtoùris a bientôt - non moins normalement - acquis son indépendance. Quelque chose, pourtant, lui est resté des Surréalistes : son oeuvre, d'une rare continuité, est toute entière envahie par les images, qui par leur déchaînement continu, leur violence, installent dans ces pages un climat de cauchemar.

La poésie de Sakhtoùris est en même temps orgie et ascèse. Ses images obsessionnelles, cruelles, atteignent au plus grand dépouillement. Peu de couleurs: avant tout, le blanc, le noir, le rouge. Peu de motifs, passant par d'infinies métamorphoses.

«Ma poésie, dit Sakhtoùris, est une incessante autobiographie, elle ressemble - et c'est ainsi qu'elle doit se lire - à une sorte de journal inconscient de ma vie...» Mais on aurait tort de voir dans ce poète un créateur autiste, muré dans ses visions. La souffrance qui sourd de ses premiers recueils est aussi, pour une bonne part, historique : la Grèce connut alors une guerre mondiale et surtout une guerre civile, plus atroce encore.

On peut s'étonner de ce que cette poésie si noire soit si peu déprimante au fond. J'ai connu quelqu'un qui ne pouvait lire qu'elle dans les moments de cafard. «Mes poèmes ne sont pas pessimistes dit Sakhtoùris. Au contraire ils sont comme les exorcismes. Ils exorcisent le mal. Ils ressemblent à des masques africains. Des masques d'animaux et d'ancêtres pour exorciser la mort.»

Ces poèmes ont la force élémentaire, la rudesse des rituels archaïques. Il suffit d'entendre le poète les lire, les marteler d'une voix impassible, pour éprouver toute leur magie.

Sakhtoùris le sorcier manie les substances à l'état pur, actives, dangereuses, mais parfaitement dosées. Si cette poésie soigne et console, c'est qu'elle sait plonger jusqu'au fond de la douleur de vivre pour en extraire l'un des vaccins poétiques les plus forts.

Sakhtoùris est reconnu, chez lui du moins, comme l'un des très grands. Demandez à un jeune poète grec lequel de ses compatriotes vivants l'a davantage influencé: ce sera souvent - plus encore qu'Elỳtis, poète solaire - le sombre et solitaire Sakhtoùris.


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LA SCÈNE


Sur la table on avait posé

une tête en argile

aux murs on avait mis

des fleurs

sur le lit taillés dans le papier deux corps

prêts à l'amour

sur le sol couraient des serpents

des papillons

un grand chien montait la garde

dans un coin


Des fils traversaient la chambre

en tous sens

il était imprudent

de les tirer

l'un de ces fils poussait les corps

à l'amour


Dehors le malheur

battait les portes




SAMEDI


Les morts à deux pas de nous

se calment

ou bien attendent calmement

sur les marches

un balai sanglant à la main

mais les vivants

ont de ces têtes monstrueuses

pleines de pétrole

et leurs mains maculées

de gras

dans des cartons noirs taillent des barques

et elles partent

une à une

sans soleil

vers le ciel noir




LA MÉTAMORPHOSE


Un jour tu me l'as dit

je me réveillerai

étoile

je laverai le sang

de mes mains

j'arracherai les clous

de ma poitrine

je n'aurai plus peur de la foudre

plus peur du coq

égorgé

un jour tu me l'as dit

je me réveillerai

étoile

alors

tu seras un oiseau

peut-être même un paon

et moi je serai proclamé

innocent


(Face au mur)




MARIE


Marie songeuse

enlevait ses bas


De son corps s'échappaient

des voix d'autres personnes

d'un soldat parlant comme un oiseau

d'un malade tué par des tourments de mouton

et les pleurs de la nièce de Marie

venue au monde ces jours-là


Marie pleurait pleurait

Marie bientôt riait

le soir elle étendait les bras

et restait jambes ouvertes


Après ses yeux se faisaient sombres

noirs très sombres vitreux


La radio marchait

Marie pleurait

Marie pleurait

la radio marchait


Alors Marie

ouvrant doucement les bras

s'envolait

tout autour de la chambre




LE BAL


Par les portes ils entraient heureux superbes

les uns portant l'épée d'autres le couteau

des rêves chauds dans leurs mains glacées

des rêves de fièvre et des fleurs

dans les miroirs des violettes parurent

de beaux visages et des gouttes d'argent

sur le front sur les joues

mains rouges et roses lourdes

l'amour brûlant en haut des cheminées

l'amour tombant au ruisseau goutte à goutte

l'amour gémissant que piétinaient les pas

l'un descendait tremblant des marches branlantes

l'autre montait en hâte

pour empêcher le sang de geler

le cœur de se fendre

jusqu'à demain quand les cercueils se feront barques blanches

où chanteront bienheureux les morts




LE LIÈVRE FOU


Il s'en allait le lièvre fou

il s'en allait

passait les haies le lièvre fou

tombait dans la boue


l'aube luisait le lièvre fou

la nuit s'ouvrait

les cœurs saignaient le lièvre fou

le monde luisait


ses yeux s'embuaient le lièvre fou

sa langue enflait

et il pleurait insecte noir

la mort dans la bouche




LA MAUVAISE IMAGE


Des œufs se brisaient

lâchant dans le monde

des enfants malades

étoiles rompues

des colombes noires

aux mouchoirs méchants

chassaient le soleil

avec des cris mornes

la mer bouillonnait

brûlant ses oiseaux

les poissons chassés

pleuraient sur les pentes

rouge et enragée

la lune hurlait

entravée pareille

au bœuf qu'on égorge




L'OR


Un jour

nous nous arrêterons comme un carrosse bleu ciel

au cœur de l'or


nous ne compterons pas

les chevaux noirs

plus d'additions à faire

plus rien

à distribuer


un bout de bois

dans la main

nous passerons

par le trou noir

du soleil

qui brûle


(Les stigmates)




PLUS PROCHE


J'ai vécu près des vivants

j'ai aimé les vivants

mais mon cœur était plus proche

des rudes malades aux larges ailes

des fous superbes sans limites

et d'autres merveilleusement morts



124 poèmes et le Carnet du traducteur disponibles sur publie.net


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