REBÈTES ET REBÈTIKA


Le rébète, ou màngas, est un marginal qui méprise le bourgeois, ne se marie pas, ne travaille pas, fume du haschisch et écoute sa musique à lui : les chansons dites rebètika. Il a hanté les bas-fonds des villes grecques depuis la fin du siècle dernier jusqu'au milieu du nôtre. Les rébètes ne sont plus qu'un souvenir ; quant aux rebètika, apparus vers 1920, longtemps fustigés par les intellectuels et les bien-pensants de tous bords, ils ont connu tardivement, dans les années 50, un succès foudroyant qui les a tués. L'art ne couche pas dans les lits qu'on lui ouvre ; les rebètika, ces vagabonds, ces voyous, ne pouvaient vivre que sans lit. Ils sont morts d'être enfin respectés, après moins de quarante ans d'existence, au moment où la Grèce entière découvrait enfin ce trésor.

Rien, peut-être, n'a mieux exprimé que ces humbles chansons — comme les tangos argentins, les blues des noirs américains — le fond de l'âme d'un peuple entier.

Les rebètika ont pour sujet la misère, le vin, la drogue, la prison, l'exil, la mort, et surtout l'amour. L'amour malheureux, bien sûr. Ils sont, le plus souvent, tout poisseux de douleur et d'amertume. Les émotions y sont d'autant plus fortes que portées par une langue vive, brutale, tantôt bourrée d'argot, tantôt d'une terrible nudité. Ces chants accompagnés, à l'époque héroïque, par les seuls instruments de la famille du bouzoùki, étaient dansés par un homme (dans le cas du fascinant zeïbèkiko à neuf temps) ou deux hommes (sur les rythmes binaires du hassàpiko).

Dans les plus belles chansons, texte et musique s'accordent au point de se sublimer l'un l'autre. Ouvre ton lit, La taverne et des dizaines d'autres rebètika devraient s'écouter à genoux...

Les textes présentés ici sont tirés de la grandiose anthologie due à Elias Petròpoulos. La parution de celle-ci, en 1968, au moment de la dernière dictature, valut à son auteur d'être jeté en prison — ce qui lui permit d'y récolter d'autres rebètika ! On ne remerciera jamais assez Petròpoulos pour tout ce qu'il est allé sauver dans les coins sombres du passé de son pays.

Un autre grand merci à Christian Pirot, éditeur d'une irremplaçable série consacrée aux grands auteurs de chansons, où l'on peut lire leurs paroles. C'est chez lui que fut publié, en 1999, un recueil de cent rebètika choisis par Jacques Lacarrière et moi-même, chacun traduisant une moitié. (Jacques Lacarrière & Michel Volkovitch, La Grèce de l'ombre, Christian Pirot).

John Taylor, lui, a traduit en anglais 150 chansons de la même anthologie avec une sympathie, une verve, un élan tout à fait contagieux. Le lecteur anglophone en fera ses délices. (Elias Petropoulos, Rebetika, Songs from the Old Greek Underworld, Alcyon).

Je proposerai plus tard sur ce même site les rebètika de Vassìlis Tsitsànis, qui fut l'un des plus grands noms du genre, à la fois parolier, compositeur et interprète. Pour l'instant, Vamvakàris, Papaïoànnou, Toùndas, Mitsàkis, du beau monde... Messieurs, à vous de jouer !




RENCONTRE AVEC LA MORT


Quelques fumeurs d'haschich ont rencontré la Mort,

lui demandent si aux Enfers les gars s'amusent encore.

Dis, la Mort, c'est comment, la vie au fond de la nuit?

Y a du fric dans l'Hadès? On y boit du raki?

Y a des chansons? du bouzoùki? des fêtes?

des coups fumants? des coins sympa pour les rébètes?

Dis-nous, y a des poupées chez toi, des bonnes frangines

qui prennent leur pied, soufflant le hasch par les narines?

Dis-nous, la Mort, sois bonne : les clodos, pauvres mecs,

ils picolent aux Enfers, ou sont au régime sec?

Ceux qui arrivent chez toi dans la plus noire déprime,

ils guérissent, dans l'Hadès, ou plongent au fond de l'abîme?

Prends cette poignée de kif, du fort, du parfumé :

c'est pour nos potes en bas, qu'ils puissent un peu fumer.


(Anonyme, vers 1930)




JE SUIS UN CAMÉ


Toi aussi faut que tu le saches, l'ami : je suis un camé.

Tout le monde me tourne le dos, me v'la seul et paumé.


Mes vêtements sont troués, bientôt j'irai tout nu.

j'ai bousillé ma vie, la came a tout foutu.


Je ne me souviens même plus si j'avais une maison,

moi je dors sur des vieux sacs pourris dans un wagon.


Ceux qui me voient, je les dégoûte — mais je vais pas m'énerver :

du moment que j'ai ma dose, après ça je peux crever.


Quand je serai mort, l'ami, les flics viendront, c'est sûr,

On m'emmènera au trou dans la benne à ordures.


Quand je pars dans mes nuages, Athènes est à mes pieds.

Je suis un camé, l'ami, me v'la seul et paumé.


(Bàtis, 1933)




LA VESTE


Il a piqué la veste d'un costard.

S'en va la vendre aux puces avec l'espoir

d'en tirer de quoi se payer un coup de pinard.


Mais manque de pot, son patron passe par là,

qui crie, qui dit, c'est à moi, rends-la moi —

qui crie, donne ça, je te dis qu'elle est à moi.


Les flics le chauffent, lui reprennent le veston,

lui bourrent la gueule, puis l'envoient au ballon.

lui bourrent la gueule et puis le collent au ballon.


Cognez pas tant, les gars, pour un costard

qu'il allait vendre aux puces avec l'espoir

d'en tirer de quoi se payer un coup de pinard.


(Delias, 1934)




QUAND JE SERAI MORT


Quand je serai mort, les gars, pas d'encens! Allumez

Des paquets de haschich, que m'étouffe la fumée.


Je veux ni cierges ni fleurs, je veux pas de pope ou de sermon,

Apportez de la bonne herbe et chantez vos chansons.


Et quand au fond du trou viendra le moment qu'on me couche,

Laissez-moi le narghilé, le tuyau dans ma bouche.


(Bayadèras, années 30)




JUSQUE LÀ DES GONZESSES


Jusque là des gonzesses, trop c'est trop, moi je dis stop!

Pour pas péter les plombs, faut vite que je devienne pope.


Je peux économiser, ramasser des fortunes,

avec elles en moins de deux me revoilà sans une thune.


Grabuges et coups tordus, nuits blanches et trahisons,

et moi tout seul, toujours, pour payer l'addition.


Elles m'ont pompé, vidé! Faut changer de vie, c'est clair :

Demain je pars me planquer au fond d'un monastère.


(Màrkos, 1935)




LE PETIT BOUCHER


Vers les boucheries, j'ai vu un petit boucher,

Grain de beauté sous un œil, gros sourcils noirs,

Quand je passe devant, le matin au marché,

Y me voit et donne des grands coups de hachoir.


Ses joues rougissent, et moi ça m'assassine.

Il est si beau, maman, que ça me rend toute folle.

Il m'ensorcelle, il m'épuise, il me mine,

Je l'ai dans la peau, il me plaît bien, ma parole.


C'est qu'il est grand comme un cierge, il est fort!

Et je l'aime tellement, maman, que ça me désespère.

Si je l'épouse pas, j'en attraperai la mort

Et je m'en irai, loin de lui, seule sous la terre.


(Màrkos, 1935)




LA CHATTE


J'ai dû renvoyer de mon pieu

une petite chatte aux yeux bleus.

Quand moi je dormais, sans motif

elle me flanquait des coups de griffes.


Je l'ai gardée pendant des mois,

toujours impec avec moi.

Mais v'la qu'elle fait des façons!

Madame ne mange plus de poisson!


Quand je la vire avec fracas,

le lendemain la revoilà.

Elle me ramène des souris,

des mamours, des minauderies.


J'ai trouvé une autre chatte

aux yeux noirs, encore plus bath,

filoute comme toutes les minettes,

qui casse en douce les assiettes.


(Delias & Màthessis, 1936)




LE NARGHILÉ


Le narghilé me nourrit, ou bien il me fait maigrir,

des fois il me fout le bourdon, je reste seul sans rien dire.


Dans ma cervelle tout tourne, y a plus rien qui en sort,

bientôt ce sera fini, je me sens plus loin de la mort.


Ça, jamais un instant je ne pourrai l'oublier,

jamais je serai pénard dans le monde où je suis né.


Je n'ai reçu de la nature que le chagrin, la douleur,

c'est tout, et le haschich pour me calmer une heure.


Je dis à ma vie : Arrête, paumée, t'as trop duré,

qu'est-ce que je t'ai fait, dis-moi, que tu me fasses autant pleurer?


(Màrkos, 1948)




PERIKLIS


Periklis a clamsé, hier soir au caboulot,

un vrai mec, un vrai dur, le plus beau des soûlots.


Avant de fermer les yeux, le bougre, il a demandé

qu'on lui verse un petit verre, pour partir en beauté.


Sortez vos instruments, les gars, mettez de l'ambiance,

pour émouvoir la mort, qu'elle se joigne à la danse.


On était là devant lui, tout tristes et le cœur gros.

Periklis, le meilleur des copains du bistrot.


(Papaïoànnou / Mànessis, 1938)




TOUS LES RÉBÈTES


Tous les rébètes du monde, ils en pincent pour ma pomme,

je me pointe et les voilà qui courent comme un seul homme.


Ceux qui ne me connaissent pas me connaîtront tout de suite.

Riez si vous voulez, moi, les balades m'excitent.


Je suis né pauvre aussi, j'ai bien roulé ma bosse ;

mon cœur blessé partout n'est jamais à la noce.


Et tous ces petits durs-là, tellement loin du pays,

eux aussi du plus noir chagrin sont envahis.


(Màrkos, 1938)




JE SUIS INNOCENT!


Je suis innocent, je me tue à le répéter :

ceux qui m'accusent, ils se gourrent! Je suis pas cinglé!


Si je t'aime, poupée, c'est pour le bon motif :

quand j'ai le béguin, moi, c'est définitif.


L'amour, c'est pas un crime, c'est pas honteux,

Pour le savoir il faut être amoureux.


Viens, ma toute belle, barrons-nous, puisque je t'aime,

Laisse-les crier, toutes ces faces de carême!


(Makris ou Màrkos, 1938)




LA FENÊTRE BLEUE


Je t'admirais tous les jours en passant par ici,

à ta fenêtre là-haut, toi et tes grands sourcils.


Depuis que tu as mis les bouts, cette rue est un désert,

je deviens fou, je tourne en

rond, je pleure et je désespère.


Je voudrais te chercher, mais où? dans quel coin de la planète?

En quittant notre quartier, tu as mis mon cœur en miettes.


Laisse ta nouvelle maison, reviens, ici c'est mieux,

que je te voie comme avant à ta fenêtre bleue.


(Màrkos, 1938)




DEUX POULETTES


J'ai deux poulettes sur les bras,

ça fait déjà plus de six mois.

De Kastèlla au Pirée

j'en finis plus de cavaler.


Je me balance entre quat'zyeux,

entre deux corps délicieux,

et mon cœur se demande laquelle

en fin de compte est la plus belle.


Je vois double dans mes désirs,

je ne sais plus laquelle choisir.

Je perds la boule, j'en suis gaga,

entre Charybde et Sylla.


(Tamvàkis & Kournàzos, 1939)




LE GRAND CHAGRIN


J'ai tout au fond de mon cœur un chagrin qui me dévore :

ma mère que j'ai perdue, mon plus doux réconfort.


Je vais partir dans les plaines, les montagnes, oui, je vais fuir

en attendant l'instant de me coucher pour mourir.


Avant de fermer les yeux, à mon dernier moment,

celle que je m'en vais appeler, c'est toi, ma petite maman.


(Hadzichrìstos, 1939)




LA CHAUVE-SOURIS


Sur les chemins de la vie je soupire,

devant ta belle maison je tourne et vire

comme une chauve-souris pour avoir

un peu de bonheur, un peu d'espoir.


C'est toi qui me fais tellement souffrir,

quand je te vois pas je peux pas dormir,

je te cherche dans mon verre de vin,

t'es la plus gironde, et de loin.


Tous tes caprices, je les connais,

arrête, j'en peux plus et tu le sais.

Caresse-moi, ouvre-moi ton lit,

ne me laisse pas seul quand vient la nuit.


(Bayadèras, 1940)




V'LA L'HIVER


Pauvre populo, ça y est, v'la l'hiver qui rapplique,

faut des nouveaux paletots, partout c'est la panique.

mon pardeusse est foutu, il tiendra pas tout le mois,

mais tu sais que je m'en fous : moi l'hiver, ça me laisse froid.


Quand ça caillera, quand les chicots feront des claquettes,

moi, je serai pénard entre tes bras et sous ta couette,

et si chez moi on n'a plus de feu dans la cheminée,

tes bises toutes chaudes suffiront pour me rallumer.


Et si un jour, poupée, on allume pas notre poêle,

au fond de notre pieu moelleux on ne sentira que dalle,

Le radiateur qui chauffe le mieux, c'est les baisers,

quand on se couchera, poupée, tous les deux enlacés.


On se la coule douce, ma poule, quand les deux font la paire,

nous deux du coup, on aura même plus besoin de lumière,

on sera toujours au pieu à neuf heures au plus tard,

pour mieux se cacher du froid de canard et du blizzard.


(Kofiniòtis / Toùndas, 1946)




UNE FEMME, UN CHIEN


J'avais chez moi une femme, un chien,

elle et lui, c'était toute ma vie.

Lui, fidèle, embrassait mes mains,

toi, la salope, ton petit ami.


Il me regardait droit dans les yeux,

comme s'il cherchait à me dire des choses,

mais toi tu le chassais, l'air furieux,

tu voulais me cacher le pot-aux-roses.


Il a fini par s'en aller,

tout malheureux, mort de tristesse

me laissant seul, inconsolé

blessé par tes menteuses caresses.


(Kaldàras, 1943)




LA TAVERNE


C'est une nuit glacée, l'hiver, et il pleuviote.

La lueur de la taverne, au coin de la rue, clignote.


Un soûlot sans un rond, tout seul dans la brouillasse

est assis là, songeur, près de la petite porte basse.


Il voudrait bien entrer boire un coup lui aussi,

mais la taverne est pauvre et ne fait pas crédit.


(Mitsàkis, 1946)




UN MEC VA FAIRE UN TOUR


Un mec va faire un tour, se chercher une fumerie,

huit jours sans narghilé, le pauvre, il dépérit.

Un mec va faire un tour, trouve pas de fumerie.


Il est tout seul, il se dit, Je voudrais rien qu'une bouffée,

de quoi se péter la gueule un bon coup, puis planer —

Il est tout seul et se dit, rien qu'une bouffée.


Les palais, les richesses, le mec, ça le laisse froid :

une brunette lui suffit pour bicher comme un roi,

et une blonde à son bras, la bague au doigt.


(Kaldàras, 1946)




ÇA FAIT DES HEURES


Ça fait des heures, là, que je te mate,

que je brûle, que je bous, que je sens que j'éclate.


Si tu la veux, faut pas se moquer de sa fiole,

bouge-toi, lance-toi, prends pas racine.

Si tu la veux, vas-y, fais pas le mariolle,

la laisse pas marner, la frangine.


Ça fait cinq heures, là, que tu l'excites,

qu'on se demande quand viendra la suite.


Allez, nous tous on t'a repéré,

Laisse-la, qu'un autre aille l'emballer.


(Hiòtis, 1948)




ÉTEINS CETTE LAMPE


Commence pas, tu veux, tais-toi donc,

j'en ai ma claque, j'ai trop le bourdon.

Arrête ton char, cesse de gémir,

éteins cette lampe et viens dormir.


Toutes ces gueulantes, ça m'a saoulé,

j'en peux plus, arrête de râler,

demain on a le temps de voir venir,

éteins cette lampe et viens dormir.


Allez, poupée, viens dans mes bras,

serre-moi bien fort et embrasse-moi,

ça sert à quoi de se faire souffrir,

éteins cette lampe et viens dormir.


(Papaïoànnou & Vassiliàdis, 1948)




PREMIÈRES PLUIES


Tu t'es taillée avant mai,

on ne se verrait plus jamais.


Tu rappliques aux premières pluies,

lessivée, sans un radis.


Moi, je voulais tellement te revoir,

tout ce temps-là, mais sans pouvoir.


Tu es là, il pleut des cordes,

j'ai ma gouttière qui déborde.


(Mitsàkis, 1948)




ON EST DES POTES


Assieds-toi, mec, et pas de panique,

ce soir, mon vieux, faut qu'on s'explique.

On est des potes, ça vaut pas le coup

qu'une gonzesse casse tout entre nous.


On est poteaux depuis le début,

quand on jouait tout mômes dans la rue,

et v'la qu'elle vient nous enjôler,

nous déchirer, nous séparer.


Y a pas de raison, ça serait honteux

de se gâcher la vie pour si peu.

On est des potes, ça vaut pas le coup

qu'une gonzesse casse tout entre nous.


(Papaïoànnou, 1949)




LETTRE À DIEU


Je m'en vais écrire à Dieu une bafouille écœurée,

pour lui dire qu'il pourrait un peu des fois se montrer.


Y en a qui disent que Dieu pour les hommes se fatigue,

moi, le monde m'a bien trahi, et Dieu se fiche de mézigue.


Je lui ferai des beaux discours, pleins de sagesse, de courage ;

les sous qu'il a, je voudrais que tout le monde se les partage.


Je m'en vais écrire à Dieu, en lui demandant pardon,

qu'il me laisse pas tomber comme ça quand j'ai le bourdon.


(Bakàlis / Goùveris, 1950)




LA MONTAGNE


Je m'en vais monter en altitude

pour chanter à tire-larigot

ma douleur dans la solitude

sur la montagne tout en haut.


Elle et moi on deviendra copains,

et les sapins seront mes poteaux,

et quand je chanterai mon chagrin,

ils reprendront tous mes solos.


Le monde m'a déçu, je m'en éloigne,

mais je serai jamais seul là-haut :

quand j'aurai le bourdon, la montagne

accompagnera mes sanglots.


(Dalàras / Prèkas, 1955)




YENDI-KOULÈ


Yendi-Koulè, la nuit succède au jour,

la prison silencieuse est noire comme dans un four.

Quelqu'un pourtant, à force de tant souffrir,

n'arrive plus à dormir.


Pour qu'on m'acquitte, viens au jour du jugement,

et pleure, ma petite maman.


Mon crime à moi, tu vois, n'est pas bien lourd,

mais lourdes sont mes chaînes et mes nuits et mes jours.

quelle injustice de me faire comme ça punir,

d'être ici à croupir.


Yendi-Koulè, la nuit remplace le jour,

dehors les gens profitent de la vie et de l'amour,

et moi dedans, jour et nuit je soupire,

moi je ne peux pas sortir.


(Mitsàkis, 1957)




TRADUIRE LES REBÈTIKA ?


J'ai attendu quinze ans avant de me frotter aux rebètika. Je n'osais pas. Ces chants populaires modernes, solidement rythmés et rimés, ancrés dans la parole plus que dans l'écrit, ne posent pas seulement les problèmes propres à la chanson : versification, préservation de l'oralité. Ils mettent en scène, de façon elliptique et obscure, une Grèce très éloignée de nous, marginale, souterraine, qu'on désespère de rendre visible au lecteur sans le secours de notes et autres gloses.

L'obstacle pour moi n'était pas seulement technique, mais affectif : je vénère les rebètika au point que toute adaptation m'apparaît comme sacrilège. Surtout, je ne puis les concevoir sans leur musique, d'un rare envoûtement — d'autant que l'interprétation, jubilatoire en même temps que recueillie, ajoute une étrange lumière à des paroles qui très souvent suent le chagrin. Ôter leur habillement musical à ces chansons, puis les déguiser dans une autre langue — elles qui sont grecques à couper au couteau — relève de l'opération suicide. Traduire des rebètika, ou des tangos, ou des blues, cela revient à faire voir un western en version doublée sur un écran de télé noir et blanc...

C'est une commande de la revue Poésie 96 qui m'a poussé à l'eau. J'ai traduit alors treize chansons ; l'accueil chaleureux des lecteurs m'ayant incité à poursuivre, j'en ai ajouté trente-sept autres pour La Grèce de l'ombre, toutes tirées de l'anthologie d'Elias Petròpoulos.

Je n'ai pas quitté des yeux, pendant mon travail, la très stimulante et jouissive anthologie en anglais de l'ami John Taylor.

Le premier jet m'a demandé, selon la longueur des textes, entre une et deux heures de travail par chanson. Le temps de la révision, sous forme de relectures multiples étalées sur dix jours, ne peut être évalué.

J'ai traduit ces vers par des vers, comme je le fais toujours, considérant que les formes sont tout aussi porteuses de sens que les contenus. Mais c'est surtout une question de plaisir. J'aime la mise en vers, ce patient bricolage. Et puis cette contrainte me paraît développer bien plus qu'un simple tour de main. On y apprend la liberté et la rigueur, qui sont bien moins opposées qu'on ne le croit : la force de la contrainte, ici, nous libère de la tentation du calque, nous force à explorer non plus les significations superficielles, mot par mot, mais le sens profond, global — tout le contraire de la belle infidèle et du n'importe quoi, même si le texte, au bout du compte, apparaît parfois très chamboulé...

Dans «Le petit boucher», en grec, le grain de beauté n'était pas situé, et le boucher frappait un billot en bois. J'ai mis le grain de beauté sous l'œil et balancé le billot. On ne peut pas traduire en vers si l'on n'est pas prêt pour des interventions (somme toute légères) comme celles-ci. Dans la strophe 2, où je me suis délecté du «it cuts me to pieces» de Taylor (mon «il m'assassine» est nettement moins saignant...), le «il me charme, il m'ensorcelle, il me tourmente» du grec est devenu «il m'ensorcelle, il m'épuise, il me mine», car ce que je voulais rendre, c'était surtout l'idée d'obsession, que véhiculent, plus encore que le sens des mots, certaines répétitions sonores (les trois terminaisons verbales en -èvi), lesquelles trouvent dans les I, les m et les i du français un équivalent assourdi.

Je n'ai pas corrigé, en revanche, comme l'ont fait parfois mes confrères, ce qu'ils ont dû considérer, à tort peut-être, comme des maladresses :

Dans «Periklis», par exemple, les amis du mort sont «tristes et le cœur chagrin» : l'un des deux suffirait amplement, mais je passe outre à ma manie de la concision, touché finalement par cette redondance et son petit charme naïf. Dans «Le petit boucher» original, la progression «il me rend fou... il m'ensorcelle... il me tourmente» finit en chute libre avec un très plat «j'ai pour lui une grande sympathie». Taylor corrige avec vigueur : "a-turnin' me mad... bewitchin' me... I fuckin' love that lad !" Quant à moi, moins cartésien, je me décide, non sans avoir hésité, à suivre le grec («il me mine... je l'ai dans la peau... il me plaît bien...»), considérant que volontaire ou non, cette maladresse apparente, avec son effet de surprise, ne manque pas de saveur et de cocasserie.

On pourra me reprocher quelques invraisemblances (comme les claquettes dans «V'là l'hiver») et certains passages surtraduits. J'avoue, j'ai parfois dopé le texte en y injectant de discrets doubles sens, alors que l'esprit de ces chansons semble exclure le second degré. Dans «Premières pluies», notamment, la fin du poème dit : «et l'eau coule sur les tuiles du toit». Ce qui devient en français : «j'ai ma gouttière qui déborde», avec un possible sous-entendu coquin. (Je ne m'en suis aperçu qu'après coup, promis juré ; combien de lecteurs penseront-ils à mal ?) C'est ce qu'on appelle faire le malin, ce n'est pas bien, j'ai honte, mais je recommencerai : si je ne peux m'offrir, de temps à autre, une échappée minuscule en douce, à quoi bon traduire?

Problèmes lexicaux. Les auteurs de rebètika (qui parfois écrivent aussi la musique et l'interprètent) sont issus du peuple ; ils ont recours à un argot, plein comme tout argot de termes spécifiques, plus ou moins intransposables. Certains traducteurs conservent ces termes tels quels ; je m'y refuse presque toujours, gêné par cet effet d'exotisme, l'opacité qu'il produit à la première lecture et la note en bas de page qu'il nécessite. Ici, la «derbedèrissa» (femme libre, plus dure que les mecs, mais en même temps très féminine) est devenue «la gonze», avec le soutien d'un contexte évoquant sa féminité et sa sensualité, ce qui empêche qu'on la virilise à l'excès.

L'usage de l'argot en traduction est très délicat, la plupart des mots en langue-cible étant eux aussi affectés d'une couleur locale indélébile. J'ai dû ainsi me défaire de «jules» ou «julots» irrémédiablement franchouillards, et me contenter en général d'un argot passe-partout.

Mais si l'argot pose problème ici, c'est aussi, parfois, par son absence. Une absence propre à la langue populaire grecque, en général moins argotisée que la nôtre. On se retrouve soudain, pendant plusieurs vers, sans ne serait-ce qu'un seul mot familier. Traduire ces passages dans leur nudité aurait produit, me semble-t-il, des chutes de tension gênantes. J'ai donc suivi l'exemple de mes confrères français et de J. Taylor en glissant çà et là un ou deux mots plus corsés :


«Tu étais partie en avril...»

devient «Tu t'es taillée...»


«Tu arrives maintenant avec les premières pluies

car te voilà devenue pauvre...»

devient «Tu rappliques aux premières pluies

lessivée, sans un radis...»


Ici, nouveau danger : l'overdose. On a vite fait de glisser dans le pastiche de série noire... Je ne suis pas sûr d'aimer, par exemple, mon «plus gonze que les cadors», même si le texte, à cet endroit-là, demande qu'on mette un peu la gomme ; pour moi, le moment le plus réussi dans ma tentative est la première strophe de «Ouvre ton lit», aux effets très discrets, où l'oralité est marquée par le seul «tu veux ?».

Faute de lexiques ou d'informateurs spécialisés, j'ai un peu appauvri le vocabulaire de la drogue, les mille et une appellations du haschich en grec se réduisant le plus souvent chez moi à «herbe» et «hasch». (Le «kif» que j'emploie une fois, dont j'aime la sonorité, n'est-il pas trop marocain ?)

Ce qui m'a le plus réjoui dans ce travail, c'est évidemment la versification. Il eût été amusant de produire une version chantable, dont les rythmes soient calqués sur ceux de l'original, comme je l'avais fait pour les chansons de la pièce Ulyssindbad de Xènia Kaloyeropoùlou. J'ai cédé à cette tentation une ou deux fois, dans Vlà l'hiver notamment, l'une de mes préférées : la grosse voix de Stràtos, interprète génial, me hante au point qu'elle m'a dicté sa cadence. Mais la plupart du temps, adaptant mes ambitions à mes limites, je me suis contenté sagement d'assurer des rythmes et des rimes réguliers, comme en grec. Les mètres correspondent à vue de nez aux longueurs respectives des vers grecs.

J'ai assoupli, bien entendu, les règles de la versification. Des rimes bien soignées, une diction classique avec prononciation des e muets paraîtraient aussi déplacées ici qu'un smoking dans un bar à marins... Pour conserver une allure populaire un peu fruste, j'ai mélangé masculin et féminin, singulier et pluriel dans mes rimes, d'autant que c'est l'oreille qui compte ici, et non l'œil ; quant au rythme, j'ai adopté les «vers mâchés», comme dit Réda, où l'on élide les e muets (la plupart d'entre eux du moins, comme dans la conversation courante, où les élisions ne sont pas systématiques). J'ai d'abord essayé de limiter le nombre de ces licences et de les cacher honteusement, avant de me rendre compte qu'il fallait au contraire les multiplier, comme autant de rappels de l'oralité du texte ; j'éprouve à prononcer chacune d'elles un plaisir particulier, comme si quelque chose se nouait, ou comme une décharge d'énergie. Les vers, sans la douce et apaisante retombée des e muets, gagnent en tension, en urgence. Je me suis même permis des élisions incorrectes, tels ces "fumeurs d'haschich", alors que j'aurais pu l'éviter par un "de hasch", tout bêtement : une faute de grammaire ne me paraît pas déplacée dans le paysage.

En revanche, je n'ai pas voulu figurer ces élisions (un t'as et un v'là mis à part) comme on le fait souvent dans les chansons :


Et j'l'aim' tell'ment, maman, qu'ça m'désespère...


Ce procédé m'a toujours paru trop appuyé, vaguement vulgaire.

Question : le lecteur saura-t-il faire tout seul ces élisions — d'autant plus qu'on ne doit pas les faire toutes?

Il y a un vers faux (10 syllabes au milieu d'alexandrins) dans «Rencontre avec les morts». C'est le reste d'une première version qui alternait alexandrins et décasyllabes. Cela ne me gêne pas, les deux mètres étant proches cousins. Le lecteur s'en apercevra-t-il ? En sera-t-il choqué ?

Le résultat final est conforme à mes prévisions. Avec ses moments plus ou moins réussis, ma V.F. ne donne qu'une vague idée de l'essentiel : je ne retrouve qu'à l'état de traces la mystérieuse couleur, la sombre intensité. Je me demande si des Grecs y reconnaîtraient leurs rebètika. Il est vrai que je ne traduis pas pour eux...


Tàkis Sidèris, 1977.

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