Zyrànna Zatèli



LA TÊTE DE VEAU


Un jour — elle avait vieilli et l'autre femme aussi — elle la vit entrer dans l'église, retirer ses longs gants noirs, prendre un cierge et l'allumer, sans rien abandonner de ses gestes et de ses poses coquettes d'autrefois. Et en même temps, comme un coup de poignard, une image vint frapper ses yeux : elle la vit, des années plus tôt, retirer ainsi ses longs gants noirs, saisir une tête de veau sanguinolente et la jeter, la nuit, dans la cour voisine, pour qu'elle-même la trouve le lendemain matin, n'y comprenne rien et ne cherche plus qu'à s'en débarrasser au plus vite.

C'est ainsi qu'elle parvint à trouver une cause (en admettant que le mystère est déjà, en lui-même, une explication) au noir destin qui l'attendait, elle, son couple et ses six enfants : c'était la tête de veau de l'autre.


*  *  *


L'autre dans sa jeunesse avait été institutrice. Une belle femme, distante, avec de très longues dents blanches qu'un médecin, sur sa demande, avait limées ; celles de devant étaient désormais plus courtes, il est vrai, et la bouche fermait normalement, seulement voilà, elles étaient maintenant dentelées au bout, telles de petites scies en os, ce qui rendait sa diction un peu raide et zézayante. Elle portait le nom étrange de Marthànna Betkàva, d'origine slave ou peut-être juive, fille d'un riche et pittoresque chasseur qui venait souvent séjourner dans ce coin de province où on l'avait nommée ; il entrait dans les cafés — petit, bien en chair dans ses gilets de satin, ses vestons à carreaux, une plume de faisan vissée à son feutre —, commandait des boissons incroyables (absinthe, calvados, vodka) mais pour finir se contentait de raki ou de la liqueur nommée tintura, pleine de cannelle, de muscade et de clous de girofle, et les gens du coin le regardaient comme s'il était un roi d'un autre pays, d'un autre temps. Il se lançait dans des récits de chasses terribles, d'aventures terribles (ainsi s'exclamait-il à tout bout de champ : «Terrriiible !»), et eux l'écoutaient, ahuris.

Du jour où sa fille fit rogner ses dents toutes blanches et se mit à porter, en contrepartie, des gants noirs qui lui montaient presque aux aisselles, il supprima le r de son nom et l'appela Mathànna. C'est qu'elle-même ne pouvait plus prononcer Marthànna ; en fait c'étaient tous les r — au lieu d'autres consonnes, comme on aurait pu s'y attendre — qui s'étaient envolées de son vocabulaire avec les parties superflues de sa dentition.

Elle habitait la plus belle maison de l'endroit, aux murs décorés dedans comme dehors, avec des escaliers intérieurs peints en rouge, des balcons aux balustrades forgées représentant des aigles-serpents et des sirènes, des passages voûtés et des chambres à hauts plafonds. C'était l'œuvre d'un aristocrate italien à la santé très fragile qui, déçu par tous les lieux de cure d'Europe, était pour finir — on ne sait comment — arrivé ici, trouvant enfin l'air le plus pur, le climat idéal qu'exigeait un organisme délicat comme le sien. Ses goûts n'étaient pas moins raffinés. Il avait fait venir ses propres architectes, et sous leur direction, de zélés maçons locaux construisirent en deux ans cette maison extraordinaire, tandis que deux autres artistes italiens venaient peindre jusqu'aux murs les plus secrets et tout décorer à l'avenant. Il vécut là dix ans, seul et heureux, dans la sérénité d'une santé recouvrée, puis, avant de mourir, manifesta sa volonté d'être enterré dans ces montagnes, et nulle part ailleurs ; quant au palais — c'est ainsi qu'on appelait sa maison — il le légua en bonne et due forme à une femme remarquable, une voisine qui depuis des années lui préparait ses repas, des salades, des plats spéciaux, compliqués et légers, sans rapport avec ce qu'elle cuisinait pour sa famille, et qui de plus faisait le ménage avec une minutie et une discrétion parfaites — choses qui ne pouvaient passer inaperçues d'un homme si fin, si singulier.

Cette femme laissa la maison à son fils, qui l'entretenait, la vénérait comme une relique, bien qu'il fût obligé de la louer, pour des raisons financières, à des gens qui venaient là en cure, maintenant que le merveilleux climat de cette région montagneuse commençait — une fois découvert par l'Italien — à être connu dans tout le pays.

Quand mademoiselle Betkàva arriva, il lui loua très volontiers, presque servilement, sa maison. Il avait alors vingt-trois ans, et elle la trentaine, sans mère ni mari, ni frères et sœurs, dotée seulement d'un père toujours vert, qui inlassablement lui servait à elle aussi — quand bien même elle ne l'écoutait pas — les histoires fantastiques racontées aux naïfs des cafés. Aucun homme à ses yeux ne pouvait épouser sa fille — il ne se privait pas de le lui dire —, à cause du père dont le destin l'avait pourvue sans retour. Quel homme jeune, ou même plus mûr, aurait assez d'envergure pour l'éclipser, le remplacer dans sa vie ? «Personne !» se répondait-il. «Terrriiible !»

Il semblait donc tout sauf affligé de ce que sa chère et unique fille marche l'hymen intact vers la maturité, et du moment qu'elle acceptait son insouciant cynisme — lui-même le qualifiait de lyrique —, il n'éprouvait aucune gêne à le lui dire encore autrement :

«Tout indique, ma chère âme, que tu resteras en vitrine. Émouvant ! Si tu avais eu comme moi l'occasion de voir des lionnes vierges, tu comprendrais de quoi je parle. Une lionne vierge ! Terrriiible !»

Ou encore — surtout quand il avait descendu quelques petits verres de trop et sortait tout en parlant une langue écarlate pour la rentrer aussitôt — il lui faisait des propositions inouïes :

«Depuis toujours on se rencontre à table tous les deux. Tu ne crois pas qu'il est temps qu'on se rencontre ailleurs ? Mais attention ! (Et il agitait le doigt sous le nez de sa fille.) Je suis très prolifique !»

Elle ne rougissait pas de ces plaisanteries osées ; il ne l'amusait pas, ne l'agaçait pas non plus. «Pè'e, a'êtez», disait-elle de sa voix particulière, sans r, toujours fidèle au vouvoiement que lui avait inculqué sa mère dès le berceau. Ou bien elle renvoyait à ce père prolifique son mot favori — parfaitement incolore et pitoyable dans sa bouche : «Té'ible»...

Les enfants, ses élèves, sur ordre de leurs parents, lui apportaient souvent des paniers pleins de cerises et de raisins, d'œufs, de pain de froment chaud et, plus rarement, des morceaux de choix d'une bête fraîchement abattue, porc ou agneau. Ce sentiment d'abondance dans sa maison la dégoûtait — gourmande, elle haïssait sa gourmandise et la réfrénait sans cesse par tous les moyens, que c'en était maladif —, et si elle acceptait leurs offrandes, son visage alors était toujours empreint d'une froide surprise. Elle faisait signe aux enfants, plus surpris qu'elle encore, de s'asseoir sur le canapé ou dans les fauteuils, apportait un plateau, le posait par terre plus souvent que sur la table, et vidait là, devant eux, les paniers.

«Mais pourquoi ? Pourquoi tout cela ?» s'écriait-elle, tandis que tombaient les lourdes grappes avec leurs feuilles toutes fraîches.

L'enfant ne savait que dire, se tortillait sur son siège, tripotait ses boutonnières, bredouillait parfois «Ma mère...» ou «Mon père...», rejetant sur eux la responsabilité de l'offrande. Marthànna se demandait une fois de plus comment les gens du coin pouvaient être si naïfs, et ne pas comprendre à quel point elle était impartiale, sévère avec ses élèves, et que tous leurs cadeaux ne feraient jamais monter la note d'un enfant rebelle au travail.

À la maison, elle portait des déshabillés de velours ou de soie avec des rubans un peu partout, de larges ceintures qu'elle nouait serrées à la taille, le bas de la robe lui effleurant les talons.

L'enfant s'asseyait où elle le lui disait, toujours bien en face d'elle, tandis qu'elle se penchait pour vider le panier sur le plateau, l'air souverain, et son vêtement s'ouvrait sur sa poitrine. L'enfant, les yeux écarquillés, regardait là d'autres fruits, inconnus et charnus, si blancs qu'ils l'aveuglaient. La révélation ne durait qu'un instant — le panier rapidement vidé se retrouvait posé devant lui. Puis l'institutrice lui offrait un caramel, lui disait de rentrer chez lui et d'apprendre ses leçons du lendemain. L'enfant, garçon ou fille, repartait effaré, descendant l'escalier comme sous l'empire d'une drogue.

À cette époque, alors que nul ne s'y attendait, l'inaccessible et hautaine Marthànna tomba amoureuse de son jeune propriétaire, qui avait le malheur — qualité romantique selon M. Betkàva — de n'être rien qu'un humble bûcheron, pas même un menuisier. Le père comprit avant tout le monde, bien entendu, l'«extrême infortune» et la non moins «extrême erreur» où était tombée sa fille unique et, riant sous ses moustaches, il s'empressa... de le lui annoncer. Elle ne nia pas son amour, mais le qualifia simplement, après mûre réflexion, d'extrême, tandis que pour la première fois, au fond d'elle-même, le terrriiible de son père ne paraissait plus du tout stupide. Horrible et brutal sans doute, mais stupide, non. Elle enfila ses gants noirs, enfonçant ses doigts un par un comme pour sonder la nouvelle situation, et partit se promener vers la montagne. Au pied des premières pentes, elle s'arrêta.

La soudaineté, l'incertitude d'un tel amour la confrontait pour la première fois à quelque chose d'entièrement chaud, vivant, insoutenable. Elle se sentait désespérée.

L'heureux bûcheron n'était pas moins malheureux. Son sentiment répondait à celui de l'institutrice, il l'avait même précédé ; ses fantasmes nocturnes en étaient envahis depuis longtemps, et il vaquait le jour dans le même état que les enfants quand ils sortaient de chez elle.

Le secret ne tarda pas à s'ébruiter, et l'opinion publique, si elle préféra au début garder ses distances vis-à-vis de Mademoiselle Betkàva, se comporta envers lui en grand inquisiteur.

Il est temps de rapporter, à ce propos, qu'à l'arrivée de l'institutrice, quand elle avait loué la maison trois ans plus tôt, le bûcheron était presque fiancé, ayant donné sa parole à une jeune fille du coin, une lointaine cousine. Ils étaient du même âge, avaient suivi l'école ensemble, joué ensemble, ils s'entendaient bien, s'aimaient depuis ce temps-là, et les deux familles se félicitaient de voir leurs enfants suivre une voie familière et sûre. La consanguinité ne les gênait pas : seuls les frères et sœurs et les proches cousins n'avaient pas le droit de se marier ; au-delà, disait-on, ce n'est plus le même sang.

C'est avant tout cet engagement, sans rien d'officiel mais aussi fort qu'une loi non écrite, et qu'il avait trahi, que l'opinion publique brandissait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Au début, on fut conciliant : il remettait simplement le jour des fiançailles, que pour finir il ne put éviter. Ensuite il différa sans arrêt le jour des noces, à coups de prétextes et d'échappatoires misérables, encourant les commentaires ironiques des gens sur ces fiançailles de cent-sept ans, qui tournaient en eau de boudin, et autres gentillesses. Jusqu'au moment où l'on soupçonna de plus en plus fortement qu'il se passait quelque chose de terrible, à quoi mademoiselle Betkàva n'était nullement étrangère. Alors leur fureur éclata. Et c'est alors que le frère de la jeune fille qui attendait, sa robe de mariée sur les bras, l'accusa publiquement et en face d'être «ensorcelé par la panthère aux gants noirs». (La panthère, fauve préféré de M. Betkàva, donc sa fille en est une — telle était leur logique, simple et implacable.)

Cette fois la mèche prit pour de bon, tout prit feu : l'hérétique devait demander pardon, retrouver le droit chemin. Et le mariage eut lieu — plus sinistre qu'un enterrement.

La mariée vint dans la maison du marié, dont la façade donnait sur l'arrière de chez Marthànna. La nuit de leurs noces fut plongée dans une épaisse obscurité, un lourd silence. Tandis qu'elle se déshabillait en tremblant derrière lui, il était assis au bord du lit, la tête basse, et se curait le nez. La lumière éteinte, ils s'allongèrent chacun sur le dos, raides comme des corps en bière. L'obscurité s'épaissit, devint d'un noir d'encre, et leur silence était sans fin. Elle se demanda si cela suffirait pour faire couler son sang virginal et dessiner une rose sur le drap blanc... La virginité de la mariée, voyez-vous, ne leur suffisait pas : il fallait que le sang devienne une rose ! De toute façon, par la pensée du moins, elle s'était donnée ailleurs. Maintenant elle hésitait même à donner de l'air, juste un peu d'air à ses poumons. Elle regardait l'obscurité les yeux grand ouverts, et c'est ainsi que le sommeil la prit : les yeux ouverts. À l'aube seulement son mari la toucha ; sans comprendre ce qui se passait, elle se dit que ce devait être ça...

Et quand elle sortit dans la cour le matin, avant que le mari se lève, elle vit, jetée par terre, la regardant de ses yeux vitreux et tristes, une tête de veau.

«Alors ça... Mais d'où ça vient ?...» balbutia-t-elle stupidement, sans pouvoir détourner les yeux ou appeler à l'aide.

Le sang sur le cou tranché, déjà séché, coagulé, restait rouge et brillant, signe que la mort datait d'à peine quelques heures. Elle éprouva, comme une blessure, l'envie de fuir, de retourner chez sa mère : plutôt pas de mari que cette horreur dans la cour. Puis elle envisagea les choses plus posément : elle vit l'un de ses vieux pantalons à lui sur un tas de bois, l'empoigna, en recouvrit ces yeux pour ne plus les voir, ne plus en être vue, trouva un sac vide et, la poussant du pied, à demi enveloppée comme elle l'était dans le pantalon, y fourra la tête de veau. Elle souleva le sac par les deux bords et la tête, lourde comme une pierre, roula au fond. Puis elle y enfonça la main et, détournant le visage, en retira le pantalon qu'elle rejeta sur le tas de bois. Enfin elle noua le sac et le fit disparaître — elle-même ne savait plus où ni comment.

C'est alors seulement qu'elle pensa à regarder autour d'elle si personne ne l'avait vue... Il lui sembla que dans la maison de l'autre, de l'institutrice, à l'une des fenêtres d'en haut, celles de derrière, quelqu'un se tenait au carreau dans le coin, et l'observait. Il lui sembla que le rideau bougeait. Et qu'un veau entier — sans tête — bougeait en elle. Après une telle nuit, elle ne s'attendait pas, bien sûr, à une journée toute rose, mais de là à prévoir une chose pareille... Non, tout sauf ça.

Les années passèrent. La femme du bûcheron eut six enfants. Aucun ne lui rendit la vie plus douce... L'un naquit sourd et à demi aveugle, l'autre avec une jambe plus courte et sans menton. Le troisième avait des traits monstrueux — des sortes d'écailles partout, comme un poisson, et des oreilles de chat —, mais par bonheur il rendit l'âme après quelques heures. Pour la consoler, sa mère lui dit d'où venaient ces malheurs : dans son enfance, la nuit, elle allait faire pipi dans la cour (ayant peur d'aller aux cabinets) à l'endroit où l'on jetait les arêtes de poissons et où les chats venaient les manger. Jeune fille, elle avait continué. Sa matrice alors, lui assura sa mère, avait aspiré dans la terre l'odeur des bêtes, d'autant mieux que c'était la nuit et que la lune est propice à ces choses-là. Elle lui apprit qu'il y avait autrefois des femmes qui mettaient au monde des enfants pareils à des chèvres ou des loups, pour la même raison : leur corps se trouvait en contact avec la terre, avec les traces de pas des bêtes, leurs marques humides...

Le quatrième, elle voulut s'en débarrasser avant terme. Elle but de la quinine, et une décoction de racines de carottes, plus amère que du poison. Elle buvait cela de grand matin, comme du lait, et attendait les jambes écartées qu'il tombe... Mais c'était trop tard. Ce fut encore sa mère qui le lui dit : les femmes ont recours à cela quand elles craignent de s'être fait engrosser la veille. Elle alla chez le médecin, qui refusa de l'aider, l'embryon ayant déjà quatre mois. Il naquit : c'était un être normal enfin.

À sa cinquième grossesse, elle reprit exprès de la quinine et des jus amers. Elle mit au monde des jumeaux qui semblaient ne rien avoir d'anormal, jusqu'au jour où l'un d'eux fut trouvé mort dans son lit, personne ne sut de quoi.

Dès lors elle ne quitta plus des yeux les deux petits, ceux qui étaient normaux et sains. Elle ne se souciait guère des deux premiers, qu'elle fit élever par sa mère, et c'est leur oncle qu'ils appelaient papa. De temps en temps elle prenait conscience de sa sécheresse de cœur à leur égard, et elle en tremblait, mais comme s'il s'était agi d'une autre femme au lieu d'elle. Toute son attention — une adoration mêlée de crainte — s'était tournée vers les deux derniers au point qu'elle négligeait tout le reste.

Et pourtant, en l'espace de trois mois, elle les perdit tous les deux. Un jour, l'un tomba d'un arbre de la cour alors qu'elle le croyait chez l'épicier. Il s'ouvrit le front, on ne pouvait arrêter le sang et le médecin n'était pas chez lui. Une femme apporta en courant des araignées dans un linge. Des toiles d'araignée. Elles arrêtent le sang, dit-elle, sèchent la plaie et préviennent l'infection. On remplit la profonde entaille avec ces toiles... Le sang s'arrêta, en effet, mais le faible cœur de l'enfant aussi.

Peu de temps après il fallut opérer l'autre, pour cause d'appendicite. Les chirurgiens l'anesthésièrent à l'éther et ouvrirent la partie droite de l'abdomen, sans rien trouver. Le temps de découvrir l'incroyable anomalie, rarissime et parfaite, dont la nature avait doté l'intérieur du corps de l'enfant (tous les organes étaient disposés à l'envers : cœur à droite, foie et vésicule à gauche, rate et pancréas à droite — il fallait donc chercher l'appendice à gauche), le retard fut fatal. C'était une appendicite aiguë, et le masque avec la deuxième dose d'éther donna le coup de grâce. L'enfant ne résista pas.

C'est ici que s'achève la sombre histoire — succession de monstres et de morts — du mariage entre le bûcheron et cette fille, dont le seul péché sans doute fut leur innocence.

Entre-temps, alors qu'ils étaient encore jeunes mariés, certains entreprirent de chasser l'institutrice de la région avant qu'elle ne trouve quelqu'un d'autre à ensorceler. Ils firent des rapports, ayant des relations dans l'administration, et n'hésitèrent pas à y exprimer nettement leur opinion sur elle : «Cette personne apporte le malheur». Ils demandèrent, des dizaines de signatures à l'appui, qu'on la fasse partir, qu'elle soit mutée ailleurs. Ils furent entendus. L'avis de mutation parvint à Marthànna Betkàva. Elle ne s'en émut pas. Sa réponse à toute cette provocation fut d'envoyer une lettre où elle présentait sa démission. Elle tenait de sa mère et de son père une fortune respectable qui lui permettait de passer le restant de sa vie sans devoir travailler. Elle connaissait aussi des médecins qui certifièrent que sa santé, altérée ces dernières années, la rendait inapte à exercer un métier éprouvant. Ainsi, en tant que simple citoyenne, elle avait le droit de vivre où elle voulait, du moment qu'elle s'acquittait scrupuleusement de ses obligations. Aucun loyer de la maison ne restait impayé (elle réglait chaque semestre par l'entremise d'un notaire), et elle ne parlait plus à personne. On la voyait seulement de temps à autre se promener — toujours vers la montagne. Son père ne cessa pas d'aller et venir, lui apportant de la ville ce qu'elle demandait. Quand il fut resté un certain temps sans apparaître, on en déduisit qu'il était mort — elle aussi d'ailleurs s'absenta plusieurs jours, et quand elle revint elle portait un crêpe noir à la manche ; ses autres vêtements restèrent inchangés, y compris, naturellement, ses gants noirs.

Pendant quelques jours, dans les cafés, les hommes ne parlèrent plus que de lui et des terribles histoires qu'il leur racontait naguère. Mais ces derniers temps il avait perdu de sa verve ; des ombres de mélancolie l'enveloppaient, sa démarche sautillante était devenue lente et pensive, il entrait dans un café, saluait en silence, consommait au comptoir et repartait. Jusqu'au jour où on ne le vit plus.

Peu à peu on oublia l'institutrice et ses amours tumultueuses avec le bûcheron. On ne lui envoyait plus, bien sûr, de paniers de fruits et des œufs, mais on ne l'accablait pas sous les noms d'oiseaux. Pendant un certain temps seulement — nous devinons à peu près quand — le bruit courut dans la région qu'elle lisait des livres sur la magie, les astres et les anciens dieux.


*  *  *


Ce que Marthànna faisait au juste, à quoi elle pensait derrière ses murs décorés, nous ne pouvons en être sûrs. Pourtant, s'il apparut à la femme du bûcheron au lendemain de ses noces que quelqu'un l'observait, par la fenêtre de cette maison, et tentait de se défaire d'une tête de veau... ce quelqu'un ne pouvait être que Marthànna. Et si autrefois, très souvent même, quelqu'un s'appuyait au carreau et observait la maison du bûcheron, nuit et jour, sans que nul ne le voie, là encore il ne pouvait s'agir que de Marthànna. C'est de là qu'elle suivait leur vie commune, leur sommeil, les rares conversations. C'est là qu'elle les imaginait — dans le moindre détail, dont chacun faisait mal — en train de s'unir dans le noir, ces deux êtres qu'une malédiction séparait et qui pourtant s'unissaient. Les substances de leurs corps, chthoniennes, humides, se rejoignant à l'aveuglette pour créer des embryons. Leurs enfants naissaient malformés, certes, et des deux qui survécurent aucun ne fut heureux, tout comme ne furent pas heureux — bien au contraire — leurs parents. Mais c'était leur union, fût-elle sans passion et malheureuse, qui s'emparait du corps et de la raison de Marthànna, et nous ne savons pas où cela menait.

D'autres années passèrent. Marthànna et la femme du bûcheron commencèrent à vieillir — l'homme était parti. Un dimanche elle entra dans l'église, ce qui n'était en rien son habitude — elle n'y était pas allée depuis le temps où, institutrice, elle devait y emmener les enfants. Tandis qu'elle retirait ses gants noirs et prenait un cierge pour l'allumer (avec une absence totale de foi dans cet acte, qui accentuait sa glaciale solitude), elle vit du coin de l'œil la femme du bûcheron qui l'observait... Elle devina ses pensées, devina ce qu'elle ressentait... Mais elle savait que cette pauvre femme n'oserait jamais révéler à personne son soupçon, cette terrible image frappant ses yeux comme un coup de poignard : la tête de veau — et que c'était l'œuvre de l'institutrice.

De toute façon, il était bien trop tard.

Et puis, qui pourra jamais être sûr qu'il soit facile pour une femme d'égorger sans qu'on la dérange un veau entier, d'en prendre la tête et la jeter dans une cour, en retirant simplement de ses belles mains froides ses gants noirs ?


(Gracieuse dans ce désert)


Zyrànna Zatèli

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89, banlieue d'Athènes. Zyrànna Zatèli vit dans trois pièces minuscules. Murs couverts du sol au plafond, photos d'elle ou de stars du ciné d'après-guerre, coupures de journaux, cartes postales anciennes, plumes d'oiseaux, paillettes, éventails, fleurs en papier, citations copiées sur des billets roses ou mauves. Tablettes et guéridons pleins de bibelots, billes de verre dans des bocaux, bijoux fantaisie. Une immense bouteille à cou de girafe. Etagères bourrées de vieux poches. Tout cela deviné à travers une épaisse fumée d'encens.

Elle m'accueille en criant, J'écoute les baleines ! Elle a une passion pour elles. Son mari, un Portugais de Paris (elle vit six mois là-bas, six mois ici), vient de lui envoyer sur cassette les chants de baleines que j'ai moi aussi, sur disque : exactement le fond sonore qu'il fallait, avec ses couleurs étranges, pour visiter l'antre de la magicienne.

Dans tout ce bric-à-brac, nulle trace d'affectation. Zyrànna est profondément elle-même ; excentrique avec simplicité. Ce matin elle est maquillée de mauve et de brun, vêtue de noir, de vert, de jaune, et porte malgré la chaleur un cache-col à carreaux rouge et noir. Quand elle est sortie tout à l'heure pour acheter des oranges, elle a quitté ses charentaises (assorties au cache-col) pour des pataugas.

Elle est plongée dans son grand roman, qui sera long de 700 pages et lui prendra sept ans. Elle me montre ses brouillons-labyrinthes où s'entremêlent encres roses, vertes ou brunes. Elle nage là-dedans comme une baleine dans l'océan. (Sauf qu'elle est maigre comme un clou. Pense-t-elle à manger ?) Elle écrit et ne fait rien d'autre. Ne sort presque pas. Semble heureuse.