Zyrànna Zatèli



LA FIANCÉE DE L'AN PASSÉ


Je me suis fiancée à Màrcos le soir du jour de l'an mille neuf cent soixante et un. Nous avons célébré ces rares fiançailles en secret. Pas dans la belle chambre devant les autres, mais dehors, sur les marches. Dans l'obscurité, par un froid délicieux. Il neigeait, et la blancheur, l'éclat de la neige donnaient à la nuit l'apparence d'un rêve.

Seuls sur les marches, tout seuls, moi qui fourrais ma tête au creux de son ventre chaud et lui qui me léchait le cou, la nuque.

" Ah ! Màrcos, Màrcos, lui dis-je, personne ne nous voit, on dirait un rêve, tu ne trouves pas ? "

Il ne dit rien, mais se frotta contre mon oreille pour montrer qu'il approuvait, car Màrcos parlait très peu, et quand il parlait ce n'était pas du tout comme les autres. J'étais pour ainsi dire la seule à le comprendre, et c'est pour cela aussi qu'il m'aimait tant.

Nos fiançailles furent donc une cérémonie secrète, un lien sacré ; seuls lui et moi étions au courant, et les autres pouvaient raconter ce qu'ils voulaient. Les autres, bien sûr, me croyaient trop jeune, mais cela n'avait pour moi aucune importance. Pour lui non plus.


Quand j'ai connu Màrcos, j'avais déjà connu ce que j'appellerais la première solitude de la vie — de ma vie. Et ce n'était pas facile à l'époque. Un jour j'aperçus Màrcos auprès de sa mère et quelque chose en lui me parla dès le premier coup d'œil ; je m'approchai, lui caressai la tête et lui dis : " Tu es Màrcos. Tu veux qu'on vive ensemble ? " Il ne fut pas surpris — il avait déjà son tempérament placide. Il s'éloigna simplement de sa mère et vint vers moi. Elle se tourna vers nous, le regard intense, argenté, l'œil scintillant ; je crus un instant qu'elle allait se jeter sur moi, mais elle courba soudain l'échine avec lassitude, lança un regard vague, mélancolique, puis sans se presser fit demi-tour et partit.

" Laisse-la, dis-je à Màrcos, elle a semé des enfants un peu partout et elle en aura d'autres — elle a sept vies. Tu crois que ça l'ennuie de ne plus t'avoir ? "

Màrcos ne s'opposa nullement à ce qu'il en soit ainsi, et ne sembla guère souffrir d'être séparé de sa mère : je n'eus rien besoin d'ajouter. Il se blottit dans mes bras ; j'étais prête à parier qu'il se trouvait au comble du bonheur. Quant à moi, je faillis pleurer d'émotion.

Nous avons dormi ensemble dès le premier soir.

Le temps passa. Un jour je lui dis :

" Si on se fiançait, Màrcos ? Pour voir comment ça fait quand on est fiancés. Si on n'aime pas ça, ce n'est qu'une parole donnée, on la reprend et on continue comme avant. Et si on s'aime, on reste jusqu'à en avoir assez, et après on verra. "

Il s'étira sur le lit. Pourquoi pas ?

On fixa la date au jour de l'an. Et quand tout le monde fut à table, les uns mangeant, les autres jouant aux cartes, nous nous glissâmes dehors comme des chats, traversant la grande salle dans le noir pour sortir dans la cour, sur les marches devant la maison. Personne ne s'aperçut de rien, et quand bien même, ils n'auraient pas été surpris, ce n'était pas la première fois. Tous les jours ils nous voyaient disparaître.

Je dois dire que nous vivions sous le même toit. Sa mère, Myrsa, était là depuis longtemps. Fidèle à la famille de loin en loin, elle nous quittait le reste du temps comme prise de folie et courait les rues, on ne savait où. Elle rentrait presque toujours le ventre gonflé. Souvent, Olympìa furieuse la chassait, tout en sachant qu'elle le regretterait le lendemain.

" C'est maintenant qu'on se souvient de nous, madame Myrsa ? Quand on est dans le pétrin ? " Et elle lui montrait la porte : " Va faire tes petits là où sont tes maris ! "

Placide au fond comme son fils Màrcos — le seul de ses enfants qui soit resté à la maison —, Myrsa n'était pas faite pour les angoisses ou les prières ; elle regagnait la rue. Quand un beau jour elle rentrait enfin, elle n'avait plus que la peau sur les os, on voyait au travers. Olympìa, qui au fond s'était beaucoup ennuyée d'elle, lui donnait à manger.

" Tu as fondu, Myrsa, disait-elle, tâche de ne pas recommencer à traîner avec l'un ou l'autre dans les petites rues. Calme-toi un peu, ça ne te fera pas de mal. "

Insatiable en amour, cette Myrsa, une vraie chatte sauvage ; elle est restée dans la légende comme celle à qui aucun mâle n'échappait. De temps en temps, elle devenait enragée. Je la vis même un jour aborder Màrcos, la pécheresse, d'un air dont je savais bien ce qu'il voulait dire chez elle. Il dormait ; elle commença de se frotter contre lui, flairant son sommeil de tous côtés, soi-disant comme une mère qui veille sur son fils, puis elle lui écarta lentement ses cuisses relâchées, le nez contre son ventre, haletante, enflammée. Je me ruai sur elle, la tirai par une jambe et la jetai hors du lit.

" C'est une mère, ça ? ou une fille du diable ? Espèce de monstre ! m'écriai-je. Et avec ton fils en plus, dévoreuse ! "

Elle me lança un regard impassible, et peut-être moqueur, en marmonnant cause toujours ou quelque chose du même genre, puis elle sortit de la chambre où je vivais avec Màrcos en ondulant des hanches, comme si de rien n'était. Màrcos ne sourcilla même pas — c'était un dieu quand il dormait, rien ne le troublait, rien ne l'atteignait. Je n'ai pas encore parlé de son sommeil — et le sommeil, pour un être tel que Màrcos, était l'essentiel de la vie.

Elle lui avait déjà sauté dessus une autre fois. Dans la cour derrière la maison, sous un prunier. Il s'était allongé là pour dormir, un après-midi — il dormait n'importe où, sauf le soir, où il oubliait rarement de me rejoindre dans mon lit. Depuis quelques jours, une fois de plus, Myrsa ne tenait pas en place. Elle tournait en rond du matin au soir, l'œil brillant, le corps allumé de frissons. Elle se mordait, s'en prenait même aux mouches qui volaient. Elle s'approcha donc de son fils — Màrcos avait grandi, embelli, elle en perdait la tête — et commença son petit jeu. Soi-disant pour le caresser comme une mère, pour s'attendrir de voir son fils dormant comme un agneau, mais prête au fond à faire voler en éclats son sommeil bienheureux, à le forcer du moins à la prendre en pitié, elle et ses appétits amoureux, son calvaire de ne pouvoir résister au délire qui s'emparait de son corps... Je la regardais du haut de ma fenêtre. Je résolus d'attendre un peu, pour voir jusqu'où elle irait. Je vis alors une chose qui, pour la première fois, me fit éprouver de la jalousie comme une femme — pas vraiment de la jalousie, autre chose. Je vis Myrsa lui donner un petit coup de menton sur la tête, après s'être jetée à plat ventre sur lui, forçant le corps souple endormi sous le sien à se retourner sur le dos. Elle se caressait à son ventre, sans aucune gêne, sans même paraître se souvenir que c'était là son propre fils. Elle se frottait contre lui, se frottait, ne cessant de lui renifler (ou mordiller ?) l'oreille jusqu'au moment, rendez vous compte, où elle le réveilla. Au début il se fâcha, mais pas longtemps ; il tourna le visage de l'autre côté, reprit ses aises et referma les yeux. Myrsa devint mauvaise. Elle se leva, folle de rage, excitée par son indifférence et alla se planter, jambes écartées, devant sa tête. Elle lança un cri. Rien. Lui donna un coup de patte au front avec un nouveau cri. Rien encore. Elle se rapprocha encore un peu, hors d'elle, lui attrapa la tête et la fourra entre ses jambes. Elle s'accroupit, se pelotonna, se frotta contre lui avec indécence, ne le laissant même plus respirer. Craignant qu'elle ne l'étouffe, je fis mine de lui jeter par la fenêtre un livre que je tenais. Mais cette fois Màrcos bondit, visiblement importuné, et plein de rage la repoussa — moins en raison de ses tendances à l'inceste, j'imagine, que pour avoir interrompu son merveilleux et divin sommeil.

Il la repoussa donc, la projeta loin de lui ; et cette femelle diabolique, avec ce don terrible qu'elle avait de se transformer en un clin d'œil de chatte sauvage enragée en innocente colombe, s'éloigna un peu, se retourna, lui jeta un regard silencieux et triste en baissant la tête. Alors se produisit une chose à quoi je ne m'attendais vraiment pas, sûre que Màrcos s'allongerait de nouveau pour continuer son somme. Or je le vis... mais oui, se lever et s'approcher d'elle avec un air étrange, et une démarche plus étrange encore. Myrsa au début fit mine de s'en aller, elle recula même d'un ou deux pas, prête à s'enfuir, mais changea d'avis et resta sur place. Elle le regarda droit dans les yeux, provocante, elle se léchait en plus... " La garce, ah la garce ! " pensai-je, et comme j'allais fondre en larmes de jalousie, soudain je me mis à rire. " Après tout, c'est une femme, dis-je alors avec un sourire complice, elle a un corps de chair et de sang ; elle n'est pas de bois. Et un corps comme celui de Myrsa — ou comme le mien, pourquoi pas — ne fait aucune distinction, ne connaît pas de barrières. "

Je laissai faire, curieuse de ce qui allait se passer. Je ne craignais qu'une chose : qu'Olympìa ou Mariànthi les aperçoive et leur lance des pierres pour arrêter ce scandale entre mère et fils. Olympìa surtout — la plus tranquille et la plus humble figure de mère qui ait traversé ma vie, mais qui de temps en temps, à force de ne rien dire, tombait malade, manifestant une hystérie inconnue —, Olympìa était capable, dans ces cas-là, de s'énerver beaucoup quand on s'y attendait le moins, tourmentant les autres aussi bien qu'elle-même. Puis, très vite le plus souvent, le malaise passait, elle redevenait une âme tranquille à sa fenêtre, penchée sur la dentelle qu'elle brodait puis enroulait en pelote avant d'en commencer une autre, sur le même motif, au même rythme, douce et muette à nouveau, tombant souvent de sommeil, ressassant les mêmes choses au fond d'elle-même.

Màrcos à présent s'était planté devant sa mère et l'observait — je m'en rendais compte à l'immobilité, à la tension secrète de son corps (je ne voyais pas le visage), comme s'il la voyait pour la première fois. Sans nul doute, Myrsa était belle. À peine vieillie malgré toutes les grossesses et les orgies. Elle avait, je me rappelle, des yeux farouches qui jetaient des étincelles et allumaient des feux. Des yeux impressionnants, langoureux et fiers à la fois ; à regarder ce regard on avait envie de les crever, de les arracher, de... je ne sais quoi. Leur vert très vif et phosphorescent leur donnait l'air de somptueuses plantes tropicales, et vraiment on éprouvait, comment dire, une envie de tirer dessus... De leurs racines sortira du lait, imaginait-on, un lait épais. Il s'approcha encore — elle s'assit alors sur le sol, pudiquement — et tourna lentement autour d'elle. Muette, elle attendait, les prunelles dilatées, immobiles.

Màrcos lui effleura le dos ; Myrsa frissonna aussitôt et se releva. Ils se parlèrent, leurs bouches presque collées, puis se dirigèrent vers la remise où l'on faisait bouillir le linge dans la lessiveuse.

" Alors ça... " fis-je, prise d'une mauvaise humeur pleine de sentiments mêlés. Je me penchai par la fenêtre, ouvris la bouche pour appeler, " Màrcos ! " — qu'ils sachent au moins que je les avais vus —, mais au même instant Màrcos s'arrêta pile, comme s'il avait déjà entendu ma voix, puis, sans la moindre explication, laissa Myrsa en plan devant la remise et revint sur ses pas. Il me vit à la fenêtre, fit le tour de la cour ; peu après, je lui ouvrais la porte de ma chambre et il entrait, comme toujours tranquille et impénétrable.

" Tu n'es pas obligé de le faire aussi avec ta mère, lui dis-je, et sous mon nez en plus — je vous ai vus de la fenêtre. J'ai tout vu. "

Il ne dit rien. Il s'allongea sur le lit et attendit que je le couvre et le caresse.

Quant à son père, tout ce que je peux dire c'est que personne ne le connaissait. Un vagabond anonyme sans doute, attiré un instant par les charmes de Myrsa, et qu'en le retrouvant par hasard elle n'aurait même pas reconnu. Pour cela, Myrsa était imbattable. Elle oubliait aussi bien ses partenaires que les moments partagés avec eux. Il n'y avait pour elle que l'amour avec le premier venu, et les moments de plaisir — de plaisir fécond et c'est tout, qu'on n'aille pas s'imaginer qu'elle se prostituait — suffisaient à justifier sa nature. Quant à ceux qu'elle mettait au monde régulièrement, elle les élevait un peu, les allaitait et s'en occupait le temps qu'ils tiennent debout, puis les laissait seuls face à leur destin — je suppose qu'elle avait de nature une grande foi dans la divine providence. Jusqu'au jour où un médecin, célibataire et pas mal excentrique, pris d'une vive affection pour elle, parvint à la persuader d'aller habiter chez lui, de vivre avec lui, la stérilisa — c'est ce que tout le monde racontait — et Myrsa depuis lors ne tomba plus enceinte, même si de temps à autre elle découchait encore la nuit.

Mais assez parlé de la mère. Venons-en au fameux sommeil de Màrcos. Il passait dans les vingt-deux heures par jour — au moins vingt — à dormir. Un vrai maharadjah du sommeil. Je pense que dans ce domaine, personne ne le dépassait. Il ne daignait s'occuper de rien d'autre. Ce qu'on appelle les problèmes humains, sentimentaux, psychologiques, existentiels, sociaux du présent, du passé ou du futur le laissaient totalement froid. Et ce dédain de tout — même de moi qu'il aimait, de façon consciente — était d'un côté mis en évidence par son étonnante beauté, par une noblesse innée, un raffinement qui émanait de lui sans nul effort de sa part et qui se voyait du plus innocent au moins innocent de ses gestes, et de l'autre était tempéré, ou plutôt rendu plus mystérieux par son non moins étonnant sommeil. C'était un bienheureux qui dédaignait tout. Un être né pour le sommeil, me disais-je en le regardant dormir. Et par respect pour, disons, cette singularité, je le laissais faire. Du moins pendant les vingt heures en question, pleine d'adoration et de dévouement, je le laissais se vautrer dans son sommeil paradisiaque.

Le reste du temps, il passait une heure ou deux à manger, " Pour prendre des forces avant de dormir ", lui disais-je (il quémandait très rarement, car je savais de moi-même quand c'était l'heure de le nourrir et je m'en chargeais), il faisait ses besoins un jour sur deux, allait parfois avec une autre, à l'occasion — je l'autorisais à me tromper, peu m'importait, d'ailleurs nous n'avions pas besoin de rencontres explicitement charnelles pour nous sentir unis ou mieux nous connaître — et il passait son temps à ce genre de choses, ordinaires, anodines, dès son réveil et jusqu'à l'heure de se rendormir. Le temps qui restait avant qu'il se rendorme, il le passait, naturellement, avec moi. Et c'est alors que se produisait l'essentiel. Notre heure était venue, nous la savourions jusqu'à l'ultime seconde. Nous ne faisions rien d'important ou de terrible — mais il était, ce moment, très important pour nous.

Nous allions sur le lit, face à face — l'été nous sortions au soleil — et nous nous regardions. Rien d'autre. Nous nous regardions dans les yeux. Mais comment ? C'était là notre trésor secret : le comment. Non pas comme on regarde quelque chose ou quelqu'un sans savoir exactement ce qu'on regarde, souvent même sans savoir qu'on regarde : Màrcos et moi, nous nous regardions avec une attention, une insistance, une profondeur extrêmes. C'est dans les yeux de Màrcos que j'ai découvert ce qu'on appelle le mystère du monde, et aussi de nous-mêmes. Donc, nous nous regardions. Et le silence ne faisait plus qu'un avec l'air que nous respirions, avec le soleil s'il faisait jour, la lueur de la lampe s'il faisait nuit. Tous deux, bien sûr, parfaitement sérieux, immobiles, indifférents à tout.

Je n'oublierai jamais ce jour d'été où nous nous regardions sur le lit comme des Bouddhas dans un temple, quand soudain la terre trembla de façon nettement perceptible, et pour une durée qui n'était guère infime... Màrcos ne bougea même pas les paupières ; mon cœur à moi se mit à battre un peu plus fort et plus vite. Sans doute — je veux dire bien sûr —, si j'avais été seule à ce moment-là, j'aurais eu peur ; mais là, devant cette incroyable créature, rien ne me faisait peur, ni le séisme lui-même, ni l'image de Geneviève avec sa biche qui se décrocha du mur et me heurta l'épaule, ni les hurlements des femmes en bas qui toutes, sauf Persephòni, se précipitèrent dans la rue, croyant qu'avec un tel séisme la vieille maison allait s'effondrer sur elles. Plus tard seulement je murmurai, ayant pâli, je l'avoue :

" La terre a tremblé... Màrcos, la terre a tremblé ! "

Màrcos hocha la tête, indifférent, me regardant toujours.

Je mentionne cet épisode pour faire sentir cette intensité impassible entre nous, quand nous nous regardions dans les yeux.

Jusqu'au moment où Màrcos commençait à s'impatienter, de façon discrète mais très éloquente, poussant une sorte de feulement bizarre. L'air à la fois menaçant et triste. Sans un mot, bien sûr. Mais d'un air de se dire : " C'est bon pour aujourd'hui. " Ou bien : " Qu'est-ce qu'on fait ? On va rester comme ça jusqu'à demain ? " Alors je répondais par un sourire énigmatique. Un peu sévère aussi. Comme pour lui dire : " Màrcos, sois à la hauteur ! " Ou bien : " Allez, encore une minute... " Màrcos comprenait, bien sûr, et me sacrifiait encore quelques instants de son sommeil. Nous reprenions place pour une nouvelle séance de silence parfait. De silence et de mystère. Un long, long, long regard. Une contemplation mutuelle idéale, j'ose le dire, comme de voir son nombril dans les yeux de l'autre.

Puis — si Màrcos ne manifestait pas nettement son désaccord — nous décidions, en bons fiancés que nous étions, de nous amuser un brin. Et je me mettais à lui lancer des clins d'œil... Il me les renvoyait. Cela durait longtemps. Un échange de clins d'œil. Rien d'autre, là encore. Un jeu de notre invention, auquel chacun de nous se vouait avec recueillement. Au fil des secondes, les clins d'œil, vaguement coquins, mais en même temps sérieux, et même pensifs — se multipliaient. L'un après l'autre, chacun à son tour, une fois lui, une fois moi, encore lui, ou les deux en même temps, sans arrêt, comme si c'était là un concours à qui en lancerait le plus. Dans notre jeu, alors, se glissait de l'angoisse, on ne savait pas où cela mènerait. Moi surtout, je m'affolais, je voulais crier " Assez ! ", mais en même temps je ne pouvais me retenir. Màrcos, lui, pouvait tout faire, et d'un simple mouvement gracieux de la tête il mettait fin aux clins d'œil. En fait, au bout d'un moment, nous avions conscience que nous risquions, si ce n'était fait, de verser dans le ridicule ou l'ennui, ce que nous voulions éviter à tout prix. Ou simplement la fatigue nous arrêtait.

À ce moment-là ses yeux se posaient sur moi, ensommeillés, pleins de langueur. Des yeux d'un roux doré, oui, roux doré, avec une fine ligne noire autour de la prunelle et des reflets d'argent qui l'emportaient souvent sur la couleur du fond, leur donnant alors un ton gris clair, presque blanc, piqueté de petits points roses. Au soleil surtout, mais aussi la nuit. Tout son corps avait une teinte dorée, comme du miel. Un corps fin et dense, une chair à la fois ferme et tendre... Je mourais d'envie de le toucher, de le caresser, il ne demandait pas mieux, se livrant à mes mains et bien sûr à son délicieux et dédaigneux sommeil. La délicatesse de ses os me fascinait. Mes doigts ne trouvaient pas plus grand plaisir que de les palper, s'enfonçant dans les recoins les plus secrets, profondément, jusqu'au moment où il tressaillait, remuait dans son sommeil — mais non, il ne se réveillait pas. Et ces poils sur son corps, quelle merveille ! Ils brillaient, plus doux que la soie, luisants, dorés. Je me penchais sur son ventre et m'y perdais, oubliant les choses terrestres.

Quand nous étions à bout de clins d'œil, donc, Màrcos tendait vers moi sa tête fabuleuse avec un majestueux bâillement (j'en profitais pour me pencher et toucher du nez ses fines dents pointues), lequel s'accompagnait toujours d'un progressif et grandiose étirement de son corps superbe, éblouissant — et je comprenais que c'était de nouveau pour lui l'heure de dormir. Il y avait de quoi être jaloux. J'étais fière, j'en avais le frisson, d'avoir un tel fiancé. (Mais nous savions tout cela, nous n'avions pas besoin d'en parler entre nous, ni aux autres — nous vivions dans le silence.)

Nos transactions du jour étaient terminées. Au lit maintenant ! Lui en tous cas, qui avait furieusement, irrésistiblement sommeil. Je me levais donc et préparais son lit. Je l'adorais, et ne me sentais nullement sa bonne, remplie comme je l'étais d'affection et de zèle pour tout ce qui les concernait, son sommeil et lui.

Ah ! oui. Màrcos avait aussi une marotte en plus de son étrangeté naturelle. Pour être sincère, cette marotte n'était pas entièrement la sienne ; c'est moi plutôt qui lui donnai l'idée qui m'était venue, et il n'eut pas d'objection. Au contraire, l'idée lui plut beaucoup et il en résulta une habitude chère à tous les deux : Màrcos dormait avec une de mes robes. C'est-à-dire dedans... Une vieille robe usée en coton rouge que j'aimais beaucoup. Pour préparer son lit, donc, je prenais la robe sur le cintre ou la chaise où je l'avais jetée, la secouais un peu — pas toujours —, la posais sur le lit, et comme il dormait à moitié déjà, mollement allongé à mes pieds, je me baissais et le tirais tendrement pour l'installer dans la robe. (Elle lui allait, bien sûr, nous étions tous deux très minces.) Alors, souvent, mon fiancé se réveillait à demi et y mettait du sien pour s'installer au mieux dans l'étrange vêtement. Je ne l'oublierai jamais : il s'y enfonçait doucement, comme une vapeur. Ou plutôt, c'était comme s'il se fourrait, se plongeait tout entier dans un nuage rouge... Et c'était beau. Ah, les belles soirées.

Enfin, il refermait ses nobles yeux comme quelqu'un qui dédaigne tout mais jouit de tout ; je lui disais — c'était superflu, mais enfin — " Dors maintenant, Màrcos, tu ne seras pas dérangé ", et Màrcos se rendormait pour vingt ou vingt-deux heures.


Nos fiançailles ont duré deux ans et sept jours. Le huitième jour, Màrcos ne s'est pas réveillé. Pour tout dire, Màrcos s'est fait écraser par un camion, un engin brutal, le 9 janvier 1963. Au milieu de la rue, dans la neige ; il est mort sur le coup. Je ne comprends toujours pas, et ne saurai jamais pourquoi au juste, la nuit d'avant, Màrcos n'était pas venu dormir avec moi dans notre lit. Il n'était pas là, je ne l'avais pas revu depuis le début de la soirée, mais sans trop m'inquiéter. Il va rentrer, me disais-je. Il disparaissait de temps à autre, et me revenait toujours. Il a dû aller fricoter avec une garce comme sa mère et découcher. Il l'a payé de sa vie, le pauvre. Enfin. Il était donc dehors, et comme il n'avait pas le moindre scrupule, ou plutôt la moindre résistance quand il s'agissait de dormir, après tant de fatigue et d'ennui qui plus est (il n'avait pas en amour le tempérament de sa mère), il s'est allongé pour dormir là où il était. C'est-à-dire au milieu de la rue, dans la neige tendre. Quand le jour s'est levé, naturellement, Màrcos dormait encore. Un camion lui est passé dessus, et depuis Màrcos dort à jamais. Il s'est fait écrabouiller. Ce que j'ai pu pleurer, je me souviens... Pendant des semaines j'ai pleuré, chaque fois que sa mort comme un coup de rasoir me traversait l'esprit, pendant des mois, très longtemps.

On a dit d'autres choses encore, ces jours-là, sur la façon dont Màrcos était mort. Des choses auxquelles personnellement je crois tout à fait, l'ayant bien connu et surtout sachant ce que le sommeil représentait pour lui. Màrcos donc, disait un témoin oculaire — à savoir le cafetier d'en face qui ouvrait son café à ce moment-là — entendit le camion arriver d'en haut (ou plutôt le sentit, le soupçonna confusément, j'imagine, dans son sommeil bienheureux), se redressa un peu et remua. Il dut penser à se lever, je suppose, ou du moins à se déplacer, se mettre un peu sur le côté, mais finalement — dut-il penser — à quoi bon ? Et il resta où il était. Il eut la flemme de bouger, referma les yeux — s'il avait pris la peine de les ouvrir avant... et voilà. Le camion lui est passé dessus. En tous cas il est exclu qu'il soit mort de froid, car il ne neigeait plus depuis la veille au soir et la nuit avait été très douce et sans étoiles. Quant au chauffeur du camion, il jurait n'avoir pas vu Màrcos dans la neige. Et même s'il avait distingué quelque chose, il aurait eu bien du mal à freiner sur la neige, surtout dans une descente pareille.

C'est ainsi que mon fiancé a sacrifié au sommeil jusqu'à sa propre vie.


Quand je pense que si la veille de sa mort Màrcos était venu, comme toujours, passer avec moi ces précieux moments, que s'il avait dormi près de moi il aurait assuré le lendemain et le surlendemain de son existence... Mais de telles pensées sont tout à fait vaines, elles font mal sans raison, et pourraient même insensiblement me conduire à la folie. Auquel cas, je crois, il ne serait plus question d'aucun Màrcos, d'aucunes fiançailles, ni de mille autres choses. Autrement dit, d'aucun chagrin connu. On devient fou, et les choses changent d'aspect et de sens. L'histoire et ses " où ", " quand ", " comment " s'arrête et une autre commence, sur quoi nous sommes réduits depuis des siècles aux conjectures. C'est là aussi une façon de voir les choses, je ne dis pas — arriver à petits pas juste en cet endroit qui fait peur, dont, dirais-je, il convient désormais d'avoir peur —, mais dans le cas présent du moins, je n'ai d'autre intention que de mentionner la folie en passant. D'ailleurs, il va sans dire, après tant d'années, Màrcos est désormais un chagrin que je supporte, le douloureux souvenir d'un certain 9 janvier s'est dissipé tout seul, s'est apaisé en moi, d'autant qu'il m'est arrivé depuis des choses bien pires, infiniment plus douloureuses avec, disons, d'autres fiancés — des fiancés d'un autre genre.

Dès que je sus la nouvelle — le cafetier vint à l'aube la crier dans la cour, nous habitions le même quartier — je courus comme une folle. Je ne voulais pas comprendre ce qui s'était passé, je ne le supportais pas, et mon entêtement à ne pas admettre l'irréparable, mon mutisme et les cris qui ne sortaient pas de ma bouche pour me soulager un peu, me brûlaient les entrailles. Je restais plantée là, comme foudroyée, à regarder le sang de Màrcos sur la neige ; puis des hommes vinrent le ramasser dans une toile cirée avec des gants et des pelles ; le sang rouge, la neige blanche, rougie de sang elle aussi... rouge aussi la robe que j'avais attrapée en partant — pourquoi ? je ne savais pas —, et pour finir, tout cela dans ma tête, noir comme de la poix, lugubre et noir.

Son corps doré, fabuleux, devenu un affreux cauchemar bleuâtre de chairs broyées, de viscères étalés sur la neige. Cette chose, là... mon fiancé Marcos ! Vois-le couché sur le chemin... mort, égorgé, défiguré... Je pus enfin pousser un cri — lequel ? —, une vague de douleur m'emporta et je me mis à pleurer sans plus rien voir devant moi, ni ailleurs.

Le cafetier m'entraîna doucement vers son café.

Je connaissais l'endroit depuis ma petite enfance ; sur l'enseigne on pouvait lire son nom, LES SOUPIRS. Les hommes m'appelaient pour aller chercher au kiosque des cigarettes ou le journal (à l'un d'eux qui ne savait pas lire, je lisais les épisodes de Tsakitzis, le brigand d'Aïvali) ou pour leur chanter une chanson, et ils me laissaient — eux aussi ne demandaient pas mieux — m'asseoir avec eux, les regarder jouer aux dés ou aux cartes, ou les écouter raconter des histoires vieilles comme le déluge. " Comment va ton prince ? Comment va ton derviche ? " me demandaient-ils parfois. " Il dort, leur disais-je avec allégresse, il dort... Il n'est pas comme vous ! " Ils souriaient, hochaient la tête ; " Il sait ce qu'il fait, tu vois ", disait quelqu'un d'un air entendu, et je n'en doutais pas un instant. Je ne confiais à personne, bien sûr, que je m'étais fiancée avec lui — quelque chose me disant qu'on ne me prendrait pas au sérieux.


Il m'entraîna donc et nous entrâmes dans le café sombre encore, humide et froid. Dès que nous eûmes passé la porte, il soupira, et malgré mon chagrin cuisant, je ne pus m'empêcher de penser que tous les hommes qui entraient là soupiraient, avec ou sans raison. Dès qu'ils entraient, et à tout bout de champ jusqu'à l'heure de partir, ils soupiraient... LES SOUPIRS, dehors sur l'enseigne... Je soupirai moi aussi en le suivant jusqu'au zinc. Là il ouvrit une boîte et m'offrit un loukoum, dans l'espoir que j'oublierais et me calmerais — il ne savait que faire, le pauvre. Ou plutôt il savait une chose : on croyait dans cette région, depuis des temps très reculés, qu'en cas de grande émotion ou de frayeur subite, de terreur (ils employaient un mot spécial : les affres, qui pour eux désignait un choc), il fallait une main leste et ferme à proximité pour vous fourrer dans la bouche quelque chose de sucré, très sucré, qui vous écœure, vous calme les entrailles, pour dominer le mal, le conjurer. Naturellement la scène prenait, comme tout à cette époque, la dimension d'un rite : je me souviens, chaque fois qu'il m'est arrivé, avant et après Màrcos, d'être saisie d'une grande peur, d'avoir les affres, il se trouvait toujours alors une femme, chez qui le sang-froid ou la sagesse l'emportaient sur l'affolement, et qui m'apportait sur une hache du miel à lécher. On faisait la même chose à tout le monde. La hache, croyait-on, " coupait " la terreur de l'âme, et le miel adoucissait, apaisait les entrailles, le trouble du corps. (...née des contraires, la plus belle harmonie — pour citer ici le grand Héraclite.)

C'est une image indélébile, une sensation des plus profondes, toute une histoire qui est restée en moi très vive : la hache et le miel... Et la façon dont cette femme s'approchait de moi, sa façon de monter les marches quatre à quatre, comme poursuivie, sans bruit, telle une ombre, d'entrer et d'approcher... Vraiment, je ne voudrais jamais être délivrée de cette image ! Désormais je connaissais le rituel, je me redressais sur le lit et l'attendais, bras croisés, le cœur prêt à se rompre. Elle apparaissait à la porte et je la regardais dans les yeux. Droit dans les yeux tandis qu'elle approchait avec son étrange sourire, un peu perdu, flottant. Son corps se déplaçait avec la douceur et la précision des félins. " Ma belle aux grands yeux muets, longs comme des semaines, avait-elle coutume de dire, regarde ce que je t'apporte ! " Elle tenait la hache à hauteur de poitrine, ou un peu plus haut, la paume de l'autre main ouverte au-dessous car le miel coulait. Elle gagnait le lit, levait une jambe comme pour monter à cheval et s'asseyait face à moi. Elle approchait délicatement la hache de mes lèvres et je me penchais pour lécher le miel. Les premières fois, quand toute cette histoire m'effrayait un peu et que je refusais de mettre la langue sur la hache, une autre femme l'accompagnait. Celle-ci me tenait les mains, la tête, me cajolait, me disant qu'au contraire le miel me délivrerait de la peur... " Lèche ! lèche ! me disaient-elles à tour de rôle. Sors ta petite langue et lèche tout, bien doucement... Voilà... Encore, ma chérie, encore... Voilà... Tout le miel, pour chasser la peur — attention de ne pas te couper ! Il faut juste couper la peur, chasser l'ombre... " Voilà ce qu'elles disaient. Celle qui tenait la hache et l'autre qui l'assistait. Elles parlaient d'autres choses encore, d'un tas de choses. Avec beaucoup de savoir-faire. Et de foi. Ces paroles jouaient aussi leur rôle, elles complétaient le rituel de la hache. Tout cela n'avait qu'un but : vous adoucir le cœur et l'âme. Et cela marchait. J'étais comme fascinée par la tendresse de ces propos à voix basse, par la crainte de la hache au tranchant trempé dans le miel. Après, je me sentais comme une plume. Je m'appuyais contre le mur ou l'oreiller, délivrée, légère, tellement soulagée soudain après une telle tension que parfois j'étais submergée par une envie de rire, à m'en rouler par terre. Les deux autres, à ce moment-là, redevenant des femmes ordinaires, essuyaient la hache avec les doigts, ramassaient le miel collé ça et là, puis se léchaient les doigts, les reléchaient — " Mmm... c'est bon ", faisaient-elles. Puis, sans un mot, elles rejoignaient la grande salle. Ou bien elles restaient là, me regardant de temps à autre sans un mot. À quoi pouvaient-elles penser ? Je l'ignorais. Et elles, de leur côté, ignoraient mes pensées elles aussi...


" Mange ton loukoum, mange-le, ça te calmera ", me dit le cafetier.

D'abord je n'en voulais pas, mais ensuite, sans m'en rendre compte, je le mis dans ma bouche tout en parlant et pleurant. " Màrcos, lui disais-je, Màrcos... ", et je le fixais droit dans les yeux comme si j'attendais de lui qu'il m'explique tout. " Màrcos, Màrcos... ", et le loukoum me collait aux dents, au palais, j'enfonçais le doigt jusqu'au fond pour le décoller, j'avalais sans mâcher avec la morve et les larmes et des haut-le-cœur. " Màrcos, Màrcos... ", et les sanglots redoublaient, se multipliaient, mon corps en était secoué tout entier comme une barque dans la tempête. " Màrcos... Màrcos, Màrcos... ", lui disais-je sans arrêt en lui montrant, comme une mendiante, la robe rouge entre mes mains, " voilà... Màrcos... "

Il hochait la tête, " C'est quoi, ça ? ", il ne comprenait pas. Il restait planté là, son balai sous le bras, il devait balayer le café, les hommes arriveraient bientôt, il valait mieux qu'on ne me voie pas dans cet état. Il m'essuya les yeux, puis la bouche, pleine de sucre à cause du loukoum et d'où coulait une salive mêlée de larmes.

" Màrcos... " J'allais recommencer — il me fourra un autre loukoum dans la bouche. " Màààr... "

" Ça suffit, ne pleure plus, dit-il, pense à autre chose. Va jouer avec les autres enfants, ne fais pas tant d'histoires pour un chat. "


Enveloppe avec chat

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La nouvelle donnée ici est la première du recueil portant le même titre, publié par Le Passeur à Nantes en 2003. Le Passeur est la maison d'édition émanant du CECOFOP, cette formation aux métiers du livre fondée et animée par Yves Douet. L'édition de chacun de ses livres est prise en charge par un groupe d'étudiants.

Faire équipe avec le CECOFOP a été un double bonheur : d'abord, aider des jeunes à apprendre est pour moi un plaisir plus encore qu'un devoir ; ensuite, nous avons fait un excellent travail. Ces apprentis s'en sont mieux tirés que certains professionnels...

Le texte qui suit a paru en postface de l'édition française.


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ZYRÀNNA, MAGICIENNE


Un coin de Grèce du Nord, vers 1960 — mais le décor est à peine esquissé, sans la moindre couleur locale. Une petite fille de huit ans, qui de nouvelle en nouvelle va grandir, devenir adolescente, puis femme, quitter le pays pour d'autres aventures — mais on ne sait pas, et peu importe, ce qui relève ici de l'autobiographie ou du rêve.

Quand parut La fiancée de l'an passé, il y a près de vingt ans, le lecteur grec découvrit un monde à part, que l'auteure allait explorer plus avant dans un second recueil d'histoires puis dans ses grands romans. Un monde profondément zatélien, c'est-à-dire à la fois étrange et familier : on y retrouve celui de nos ancêtres, qui disparaît aujourd'hui sous nos yeux avec ses villages, ses superstitions, ses rituels, ses conteurs, un monde où l'homme et les éléments se tutoient encore, où magie et réalité se donnent encore la main, et dont la génération de Zyrànna Zatèli aura été le témoin ultime.

Une magicienne, cette Zyrànna. Il faut l'être pour avoir si peu oublié l'enfant qu'elle fut ; pour peindre le monde avec un tel mélange d'innocence et de sensualité, de cruauté et de tendresse, d'horreur et d'émerveillement ; pour transfigurer ainsi, mais sans les déformer, les événements les plus quotidiens, les personnages les plus humbles ; pour donner à son récit, en même temps, le charme de la nostalgie et la fraîcheur du neuf, comme un vieux film en noir et blanc qui serait aussi en couleurs.

Ici la violence est plus douce qu'ailleurs, et la douceur plus violente.

Ces histoires qu'on dirait à la fois totalement imaginées et totalement vraies, décrivent avec beaucoup d'acuité, mine de rien, le grand bouleversement des années 60, mais paraissent évoluer aussi au-delà du temps. Elles plongent tout droit vers l'essentiel, à savoir l'amour et la mort, également présents, obsédants, au long de ces pages où sans fin ils s'entrelacent.

Ce livre, dès sa sortie, a rencontré un public fervent, charmé par le regard magique de l'auteure, cette façon si naturelle de voir le merveilleux, de mêler visions terribles et humour, désolation et légèreté ; charmé aussi par cette voix souple, limpide, musicale, jouant sur les rythmes et les sonorités avec, déjà, une belle maîtrise. Mais ce qui a touché tant de lecteurs, sans doute, c'est aussi l'audace tranquille, toute simple, de cette parole de femme affirmant sa liberté amoureuse, balayant quelques tabous d'un revers de main négligent.

L'aversion (réelle ou supposée) du public français vis-à-vis du genre de la nouvelle a empêché pendant quinze ans La fiancée de l'an passé de venir se raconter aux lecteurs francophones. Ces neuf courtes histoires pourront désormais servir d'introduction, de passeur idéal vers les grandes fictions qui suivent, et dont la première, Le crépuscule des loups, est désormais disponible chez nous ; mais cette Fiancée-là mérite amplement d'être lue et aimée tendrement pour elle-même.


J'avais traduit certaines de ces nouvelles autrefois en compagnie de Noëlle Bertin et Jasmine Pipart. Reprenant ces versions anciennes, je tiens à remercier ces deux amies, et leur dire combien le souvenir est vif en moi de ces belles heures passées ensemble au Zatèliland.