Prière ménagère
Sois fière de moi. Aujourd'hui
j'ai encore fait tout ce qu'il fallait.
Les enfants ont eu faim et soif
les chaussures ont pris la boue
la maison est sale.
Du bon boulot.
Repose en paix maman.
Époussetage
Quand il pleut je ne sors pas.
Je gère les affaires intérieures.
Avec l'humidité la poussière se dépose.
Elle ne se pavane pas toute fière dans la lumière,
ne pavoise pas.
Je la repère sur le bois, le papier, le verre.
Elle se rend sans combattre,
se soumet avec tous ses grains.
Peu avant qu'elle disparaisse
je dessine sur elle l'idéogramme
du soleil couchant :
je donne de la dignité au départ,
du sens à l'anéantissement.
Grand ménage
J'extermine les araignées, les acariens,
j'élimine les taches, les empreintes,
tout ce qui prouve la semaine passée.
J'efface les traces de la fête des enfants,
du déjeuner, de l'amour.
Personne ne me soupçonne.
Personne ne recherche le temps perdu.
Je divise avec soin le mois.
Je fais tenir chaque jour dans le sablier.
je le retourne.
Je reprends
sa poussière.
Et mon temps.
Chaises
Les chaises
sont les corps qu'elles ont accueillis.
Je ne les place jamais autour de la table.
Elles restent dispersées dans la pièce,
telles que les ont laissées leur occupant provisoire
après une brève relation...
Chaussettes
Les chaussettes sont des adolescentes.
Contrariantes, rebelles, n'en faisant qu'à leur tête.
Elles savent mieux.
Elles disparaissent pendant des jours, des mois (jamais plus).
Je les retrouve dans les taies d'oreiller,
parmi les serviettes, sous les lits,
coincées derrière les commodes, près des vases,
durcies par l'intensité de l'errance
prises dans des pinces à linge rouillées
avec les signes de l'asphyxie au talon.
Elles fricotent à l'occasion avec d'autres dont tout les sépare,
taille, couleur, motifs, qualité, matière,
elles flirtent dans le tiroir avec des trucs hétéroclites,
s'encanaillent dans le panier avec le non-repassé,
dans la poubelle du recyclage elles courent le monde.
Je les porte trouées, déteintes, dépareillées.
Je m'accoutume à l'usure.
Et à la fin des temps
les deux font la paire.
Rideaux
Le vent souffle du dedans vers le dehors
la brise du soir dans l'autre sens.
Si bien qu'apparemment rien ne change...
Sainte Souplesse
gonfle les joues de la Stabilité.
Elles tournoient enlacées au rythme de la Récurrence.
Congélateur
Tous les sourires qui restent à la fin de la journée
je ne les jette pas, je les congèle.
Et quand j'ai besoin — au milieu d'une journée sombre —
d'une tranche de joie, je les fais dégeler.
Je conserve l'âme à des températures
au-dessous du zéro humain.
j'exerce le cœur
à renoncer aux carences.
Je range les bacs du congélateur.
Je vide l'esprit et le reremplis.
Me débarrasse des ressassements, des obsessions,
de ma haute idée sur moi-même.
Je garde dans leur fraîcheur native
les sentiments profonds d'élévation de l'âme.
C'est tout.
Les clés
Chaque fois que je m'apprête à sortir, je cherche mes clés.
Dans des sacs, des sacoches, des poches, des trousses,
des rayonnages, des tiroirs, des bonbonnières.
Je les place toujours là où je pense
les retrouver facilement la fois suivante.
À l'endroit le plus logique, évident, central.
Lequel, je m'en rends compte, n'existe pas.
Je rembobine par la pensée le temps.
Je fige le mouvement.
Dépasse le sentiment.
Je reste accrochée aux gestes du passé.
Freine aux diverses versions de l'avenir.
Me concentre sur les intentions.
J'isole les événements, les suis, me situe.
Les clés en main, enfin, je m'interroge.
Et s'il n'y avait pas de hasard ?
Et si je n'étais pas prête à partir ?
Et si j'avais besoin d'une pause, d'une introspection,
d'une récapitulation de la vie qui me laisse derrière ?
Et si j'avais seulement besoin d'un porte-clés ?
(Leçons d'économie ménagère)
Blanche
comme la page blanche
comme l'ignorance
comme toute vérité
comme tout début
Brun
dans mon sommeil m'est venu un beau poème
il embaumait l'amour la liberté
marchant sur des bâtons de cannelle
j'atterrissais jambes à demi pliées sur des monts couleur cannelle
une poudre couvrait les pores de la peau
— le plaisir empoisonne à forte dose
Ensuite, j'ai oublié.
Oublié le poème.
Mais j'ai peut-être pu le noter quelque part ?
J'ai fouillé la maison deux ou trois fois...
Ah, je vais cesser de chercher, de désespérer...
Rien n'est sûr :
je ne l'ai peut-être pas égaré
peut-être pas oublié
ce n'était peut-être pas le plus beau...
Jaune
Les doigts sont amers
collants de ton pollen
j'effeuille le temps fiévreuse
j'ôte le pouce, l'index, le majeur
mes doigts un à un
j'arrache une réponse franche
à la question fausse : «il m'aime, il ne m'aime pas ?»
Jaune je pousse
l'humidité de la pitié dans ma tige
Je te suis en taxi athéniennement
les «je t'aime, je ne t'aime pas ?» chronométrés
se déshydratent sur le bitume désert...
Le taximètre explose
mon amour est démembré
mon corps est piétiné
— encore —
par des passants.
Noirs sont les cercles
de la peur, du sommeil, de la mort.
Quand nous écoutons avec le cœur les histoires des autres
la peur s'évapore.
J'entendrai des histoires.
Mon sommeil est tout noir
je suis un duvet noir de cygne
dans ses bras.
Chaque jour au réveil, le monde est autre.
Je ne crains pas la mort.
Des proches à moi m'attendent.
Ils m'aideront, me diront.
Ils me disaient toujours, même si je ne les écoutais pas.
Maintenant, je les écouterai.
Orange
Heure du soleil levant.
Une libellule voyageuse
arrive à Lhassa.
Elle séjourne dans la fleur d'un
oiseau de paradis
Se désaltère dans des lotus mûrs
savoure des mandarines ouvertes
fréquente moustiques et cétoines dorées
atterrit sur la soutane d'un moine
ses antennes sont barbouillées de safran
sur un bonheur d'étoffe elle se balance
et trouve l'équilibre entre des êtres aux reflets d'or.
Sans savoir comment, sans jamais l'avoir voulu,
à la fin de sa vie
elle se retrouve à former des ermites tibétains
la libellule voyageuse.
(L'arc d'Iris)
Sìlika Rigopoùlou, née en Allemagne à Stuttgart, a fait des études d'allemand et de théâtre et vit à Athènes où elle enseigne l'allemand. Elle a publié jusqu'ici deux recueils de poèmes.