Sìlika Rigopoùlou



Prière ménagère


Sois fière de moi. Aujourd'hui

j'ai encore fait tout ce qu'il fallait.


Les enfants ont eu faim et soif

les chaussures ont pris la boue

la maison est sale.


Du bon boulot.

Repose en paix maman.



Époussetage


Quand il pleut je ne sors pas.

Je gère les affaires intérieures.


Avec l'humidité la poussière se dépose.

Elle ne se pavane pas toute fière dans la lumière,

ne pavoise pas.

Je la repère sur le bois, le papier, le verre.

Elle se rend sans combattre,

se soumet avec tous ses grains.


Peu avant qu'elle disparaisse

je dessine sur elle l'idéogramme

du soleil couchant :

je donne de la dignité au départ,

du sens à l'anéantissement.



Grand ménage


J'extermine les araignées, les acariens,

j'élimine les taches, les empreintes,

tout ce qui prouve la semaine passée.


J'efface les traces de la fête des enfants,

du déjeuner, de l'amour.


Personne ne me soupçonne.

Personne ne recherche le temps perdu.


Je divise avec soin le mois.

Je fais tenir chaque jour dans le sablier.

je le retourne.


Je reprends

sa poussière.

Et mon temps.



Chaises


Les chaises

sont les corps qu'elles ont accueillis.


Je ne les place jamais autour de la table.

Elles restent dispersées dans la pièce,

telles que les ont laissées leur occupant provisoire

après une brève relation...



Chaussettes


Les chaussettes sont des adolescentes.

Contrariantes, rebelles, n'en faisant qu'à leur tête.

Elles savent mieux.


Elles disparaissent pendant des jours, des mois (jamais plus).

Je les retrouve dans les taies d'oreiller,

parmi les serviettes, sous les lits,

coincées derrière les commodes, près des vases,

durcies par l'intensité de l'errance

prises dans des pinces à linge rouillées

avec les signes de l'asphyxie au talon.


Elles fricotent à l'occasion avec d'autres dont tout les sépare,

taille, couleur, motifs, qualité, matière,

elles flirtent dans le tiroir avec des trucs hétéroclites,

s'encanaillent dans le panier avec le non-repassé,

dans la poubelle du recyclage elles courent le monde.


Je les porte trouées, déteintes, dépareillées.

Je m'accoutume à l'usure.


Et à la fin des temps

les deux font la paire.



Rideaux


Le vent souffle du dedans vers le dehors

la brise du soir dans l'autre sens.


Si bien qu'apparemment rien ne change...


Sainte Souplesse

gonfle les joues de la Stabilité.


Elles tournoient enlacées au rythme de la Récurrence.



Congélateur


Tous les sourires qui restent à la fin de la journée

je ne les jette pas, je les congèle.

Et quand j'ai besoin — au milieu d'une journée sombre —

d'une tranche de joie, je les fais dégeler.


Je conserve l'âme à des températures

au-dessous du zéro humain.

j'exerce le cœur

à renoncer aux carences.


Je range les bacs du congélateur.

Je vide l'esprit et le reremplis.

Me débarrasse des ressassements, des obsessions,

de ma haute idée sur moi-même.


Je garde dans leur fraîcheur native

les sentiments profonds d'élévation de l'âme.

C'est tout.



Les clés


Chaque fois que je m'apprête à sortir, je cherche mes clés.


Dans des sacs, des sacoches, des poches, des trousses,

des rayonnages, des tiroirs, des bonbonnières.


Je les place toujours là où je pense

les retrouver facilement la fois suivante.

À l'endroit le plus logique, évident, central.

Lequel, je m'en rends compte, n'existe pas.


Je rembobine par la pensée le temps.

Je fige le mouvement.

Dépasse le sentiment.

Je reste accrochée aux gestes du passé.

Freine aux diverses versions de l'avenir.

Me concentre sur les intentions.

J'isole les événements, les suis, me situe.


Les clés en main, enfin, je m'interroge.


Et s'il n'y avait pas de hasard ?

Et si je n'étais pas prête à partir ?

Et si j'avais besoin d'une pause, d'une introspection,

d'une récapitulation de la vie qui me laisse derrière ?


Et si j'avais seulement besoin d'un porte-clés ?


(Leçons d'économie ménagère)





Blanche


comme la page blanche

comme l'ignorance

comme toute vérité

comme tout début



Brun


dans mon sommeil m'est venu un beau poème

il embaumait l'amour la liberté

marchant sur des bâtons de cannelle

j'atterrissais jambes à demi pliées sur des monts couleur cannelle

une poudre couvrait les pores de la peau

— le plaisir empoisonne à forte dose


Ensuite, j'ai oublié.

Oublié le poème.


Mais j'ai peut-être pu le noter quelque part ?


J'ai fouillé la maison deux ou trois fois...


Ah, je vais cesser de chercher, de désespérer...

Rien n'est sûr :

je ne l'ai peut-être pas égaré

peut-être pas oublié

ce n'était peut-être pas le plus beau...



Jaune


Les doigts sont amers

collants de ton pollen

j'effeuille le temps fiévreuse

j'ôte le pouce, l'index, le majeur

mes doigts un à un

j'arrache une réponse franche

à la question fausse : «il m'aime, il ne m'aime pas ?»


Jaune je pousse

l'humidité de la pitié dans ma tige

Je te suis en taxi athéniennement

les «je t'aime, je ne t'aime pas ?» chronométrés

se déshydratent sur le bitume désert...


Le taximètre explose

mon amour est démembré

mon corps est piétiné

— encore —

par des passants.



Noirs sont les cercles


de la peur, du sommeil, de la mort.


Quand nous écoutons avec le cœur les histoires des autres

la peur s'évapore.

J'entendrai des histoires.


Mon sommeil est tout noir

je suis un duvet noir de cygne

dans ses bras.

Chaque jour au réveil, le monde est autre.


Je ne crains pas la mort.

Des proches à moi m'attendent.

Ils m'aideront, me diront.

Ils me disaient toujours, même si je ne les écoutais pas.

Maintenant, je les écouterai.



Orange


Heure du soleil levant.

Une libellule voyageuse

arrive à Lhassa.


Elle séjourne dans la fleur d'un

oiseau de paradis

Se désaltère dans des lotus mûrs

savoure des mandarines ouvertes

fréquente moustiques et cétoines dorées

atterrit sur la soutane d'un moine

ses antennes sont barbouillées de safran

sur un bonheur d'étoffe elle se balance

et trouve l'équilibre entre des êtres aux reflets d'or.


Sans savoir comment, sans jamais l'avoir voulu,

à la fin de sa vie

elle se retrouve à former des ermites tibétains


la libellule voyageuse.


(L'arc d'Iris)


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Sìlika Rigopoùlou, née en Allemagne à Stuttgart, a fait des études d'allemand et de théâtre et vit à Athènes où elle enseigne l'allemand. Elle a publié jusqu'ici deux recueils de poèmes.



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