Ànna Afendoulìdou



Muse


Il m'appelait et m'appelait encore tout bas, de sa voix presque chantante, insistante et si tendre, presque une torture. Au point de me tirer d'une éternelle torpeur, d'une léthargie qui allait durer, croyais-je, toute ma vie.


Des yeux vert sombre, pensifs, des cheveux noirs frisés. Des doigts fins très blancs. Il avait coutume d'enrouler lentement tout en parlant une boucle autour de son index, le regard perdu au loin.

Un poète qui cherchait une inspiration persistante. En des temps si rudes. Après tant d'années. Un petit miracle de la vie.


Ce soir-là il m'a persuadée de toucher ses lèvres — oh, tant d'années sans pareille sensation !

Il a goûté aux petits secrets de l'art et de l'amour et moi j'ai reçu quelque chose d'interdit, d'inespéré.

Il ne m'a jamais plus rien demandé, à part ce premier baiser, dont il avait entendu dire qu'il lui donnerait le talent que le destin se devait de lui offrir.


Tous les deux jours seulement je change son eau, qu'il ne perde pas sa couleur. Et de temps en temps je lui jette une mouche, que sa précieuse langue ne finisse pas hors d'usage.






Faim


Le dernier jour des vacances j'ai de nouveau fait un rêve incongru. Vous allez, vous, cette fois encore, le juger «À corriger». Moi je le trouve tout à fait accordé à mes goûts.


Je conduis des voitures sur des routes au cerveau étroit. Un camionneur me dirige en éraflant mon corps. Pour finir je me gare.


Puis le bal. À la réception. Grand hôtel de luxe. Splendeur ancienne rénovée. Nous prenons les tickets et distribuons à manger. Les gens font la queue. On les connaît tous. Moi je fais mine de les ignorer, qu'ils s'en aillent.


J'ai faim.

Tant de choses à manger. Tant de choses formidables passent par mes mains et je ne peux pas manger. Même pas le temps pour un hot dog. Bien que ce soit rapide. C'est parmi ce qu'on a de plus rapide. Et j'en ai envie depuis toute petite. Mes parents instituteurs professeurs de sport. Ils ne m'ont jamais laissé manger de ça.

J'ai faim, je vous dis.






Somnolence


Salons pourpres et objets d'art-clés.


J'ai la clé, mais je ne sais quelle porte elle ouvre. Des jeunes femmes aux sourires blancs ajustés mi-clos. Chemises transparentes et corps fermes en jupes noires. Je demande. Elles ne savent pas.


Portes ouvragées rouges. Les petites chambres, toutes blanches, promettent un sommeil bref mais de qualité. Sommeil pour vivre et non pour s'en aller.


Moi je dors beaucoup et je vis peu. La clé m'est inutile. Personne ne peut trouver la serrure.


Tant pis. De toute façon je parle toujours de rêves. De la vie, jamais.






Jouet


Un faisceau de lumière intense révèle toute la poussière. Et elle leur a dit de ne pas laisser les grilles entrouvertes. La cheminée colle sa suie étouffante sur les meubles. Nerveusement elle ferme le volet et prend sans tarder le chiffon. Essaie après ça d'épousseter un à un les pions du jeu d'échecs. Ils doivent rester là ; parties à jamais inachevées.


Elle ouvre le placard où elle amasse les bons d'achat, les coupons, les bonus. Elle y range un paquet de pâtes avec une baguette magique dessinée dessus. Les nouilles chauffent dans la casserole.


Elle collectionne les points pour le supermarché, les étoiles pour la station-service, les chèques-cadeau pour les produits de beauté. Elle note les numéros d'appel pour les bonnes affaires de télé-achat, les bons de réduction pour les vêtements, et les magasins qui affichent Fin de saison.


Oh, elle ne doit pas se plaindre ! Elle a une énorme cheminée, des amis fameux joueurs d'échecs et une chance inouïe enfermée dans un petit placard. Elle ajoute le basilic, la tomate et l'huile dans l'eau bouillante.


Femme

Heureuse

C'est la

Seule.






Prévision


Lui, enveloppé dans son linceul blanc, dort d'un œil. L'épouse-mère va et vient, affairée. Les sachets s'entassent. Dans le coin des tomates pourrissent. Cheveux mouillés, dénoués. Chaque fois qu'elle entre ou sort de la pièce elle maigrit. Il n'y aura bientôt plus que la peau collée au squelette.


Lui, à présent couvert jusqu'en haut de la tête, pérore au téléphone, analysant des méthodes pour maigrir ou trouver le bonheur.


Leur nouveau logement aura une abondance de placards. Tout sera bien rangé.






Petite histoire de symétrie alternative


Bâtiment restauré neuf.

Fenêtres, plafonds et grilles.

Planchers muets, corps sculptés

stalactites obscurs de la mémoire.

Un ascenseur qui rouille compte tes pages.

Au fond une série de portes.

Si tu choisis la rouge, tu seras sauvé peut-être.

Les trous aux murs sont devenus

des rayons pour livres doubles

la poussière aspire les souffles une fois passés.


Je frappe chez toi.

Je me trompe.

Et tu ouvres.


Miroirs, cordes et mégots.

Les yeux bandés tu t'abandonnes

sur mes membres en plastique.

Pas d'endroits mal gardés, les cauchemars enfouis.

Je me soumets.

L'étranger devient humide et chaud

les mots se déversent raides

l'imprenable supplie je veux de nouveau

cela aussi que tu croyais


à la fin

elle accouche encore

d'un dangereux début.






Petite histoire de doubles lavages


J'ouvrais fermais portes fenêtres

balbutiais titubais jouais

couloirs serpents étages éclairs

talons sur dalles multicolores.

J'ai habité des années dans ces grottes

oubliant comment c'est de sortir au jour


D'attendre le soleil.


La terrasse tu l'avais vidée

balançoires lampadaires pergolas.

De vieilles machines lavaient linge et vaisselle sans arrêt

une poussette m'avait leurrée dans la salle de bains.


Hangars pleins d'histoires à variantes.


Voilà que le feu brûle doublement

des citronniers des oliviers des eucalyptus

à l'heure où tu lèves bien haut

l'extrémité de ton corps


pour que je courre voleuse me dévêtir pour toi


que je puisse toucher avant que se ferme la blessure

que j'apprenne avec toi la vérité des fluides.






Collectionneuse I


Elle avait été princesse. À présent elle aimait les contes et les collections.


Posant les papillons, les ailes encore battantes, sur la table, elle approchait d'eux le feu. Ils s'agitaient encore une fois. Ensuite. Elle ôtait le couvercle du bocal et le retournait. Elle prenait les lucioles toutes étourdies et les traînait violemment sur le mur. Comme des craies laissant derrière elles des lignes phosphorescentes.


Les contes qu'elle aimait inventer étaient de ceux qui ne se disent pas. Leurs coffres cachaient des secrets profonds, interdits. Si on les sortait, ils nous dévoraient. Un bel homme, par exemple, traînait ses pieds enflés, murmurant : «J'endormirai d'abord sa fille, puis son fils, et enfin je planterai les agrafes dans ses yeux à elle, pour qu'elle veuille mais ne puisse pas se pendre».


Ses contes et ses collections firent que de nombreux curieux l'approchèrent. Les ayant torturés de toutes les façons féroces apprises lors de son existence de princesse, elle les démembrait et les cachait dans les coffres. Elle ne laissait à la vue sur le mur, avec les insectes, que certains de leurs membres innocents : une touffe de cheveux, une paupière, un ongle. Ensuite. À demi nue sur le canapé elle fumait en contemplant le tout, tranquille. Celui qui comprendrait ce que voulait dire une touffe de cheveux, une paupière, un ongle, elle l'épouserait et lui offrirait son ancien royaume. C'était décidé.






Collectionneuse II


Ailes brûlées de papillon

sur le côté une trace

de luciole écrasée


J'invente des histoires

plantant

des demi-boucles d'oreilles


Je fumerai ce soir

contemplant

sur le mur leurs membres coupés




*


Originaire de Thessalonique, Ànna Afendoulìdou a fait des études de lettres et enseigne aujourd'hui aux enseignants. En plus d'une intense activité critique, elle a publié plusieurs essais et deux recueils de poèmes où l'on retrouve, dans une atmosphère onirique, le même débordement de l'imaginaire que chez Tzèni Mastoràki autrefois.



*  *  *