Leftèris Poùlios



QUATRE MORCEAUX


1

Une cellule dans la pièce

les mains crochets pendus au plafond.



2

Oui, la glace jaune de tes yeux

à l'heure où l'on y voit cligner

les yeux d'un fou.


3

Tu es une petite bête extatique, ressort et velours

chantant et sautillant doucement dans l'herbe

tout à fait comme le crépuscule.


4

Chagrin vainqueur je veux éviter

ton étreinte en ce soir

de statues insatiables

à l'heure où je quitte l'un de mes moi

pour émigrer dans l'autre.


(Poésie 2)





MONTAGNE MAGNÉTIQUE


Ces lignes tracées chez les fous

résonnent avec autant d'insistance que les masques

d'or martelé lançant des signaux de vie.

Et que ma position d'homme qui sait enfin.

Processus dans le subconscient

une charrette de foin conduite par Jérôme Bosch

traverse la nuit sous une pluie battante

perdue dans le temps toujours en fête.

La chambre dans un puits les heures en état de guerre

la mémoire qui couche des voitures accidentées.

Un visage est une idée vivante

je mets le feu à mes habits et brûle ta chair

et ta bannière seigneur.

Moi espèce d'Hermès porteur de mauvaises nouvelles

tandis qu'en moi quelqu'un répond à la question

du cyclope électrique «mon nom est Personne»

Des lueurs d'yeux orageux bombardent

la comédie humaine

j'ai connu le monde à travers la tombe

de vieux tableaux ont secoué mon sang

je me suis défait en pauvres prières à genoux.

Je vous montrerai des chemins tracés

dans une étrange enfance

Je vous distribuerai les trésors

de ma schizophrénie

Ô monde

monde

monde

Ô bienfaiteurs si tôt chassés !

Ô battements d'ailes sans fin des cœurs !

Ma pensée n'est pas le néant

Mais

tout aussi insoutenable

Ah ! l'amour de soi infini

Et la force qui fait monter les masses

Avec une absence de mains

Pour moi c'est l'heure

De descendre avec les formes qui meurent.

Voyons le monde enfin

Avec les yeux des fous

Insupportable cet élan mystérieux vers la vie

et le même élan contraire vers la mort

l'idée de la vie est identique à l'idée de la mort.

J'écris mon nom sur la terre des surprises douloureuses des rêves

sur le fil du rasoir je glisse

j'efface les frontières

je trace des chemins dans les cendres

gesticulant gauchement le pas sidéré

sur le champ du quotidien désordre.

Toute mon époque en état de guerre.

Agitant un cahier froissé

j'habite le sentiment

abattant bornes et barrières

toute l'herbe hérissée

j'arrache mon cœur aux salles de dissection.

Une couronne de pavots pour les pleurs

mais mon sang rêve de déflagrations

Je monte

depuis la mort l'erreur et le temps

j'escalade un rayon de soleil

Je monte

j'entends battre le cœur de la terre

toute vie attend

l'ablation de la douleur dans l'homme

les arbres allument leurs lumières si belles

au premier regard du soleil cet homme fou.

Une poignée de joie ce mois-ci

un gazouillis d'oiseaux dans un nuage qui roule

ma jeunesse vole au-dessus des maisons

un soleil chauffe la chair et l'esprit

et mûrit les fruits du temps

là où le fruit se balance

La graine de l'homme imperturbable dans l'espace

brille comme une pomme

Préparez en vous-mêmes le chemin

du grand retour.





LE MORT RECONNAISSANT


J'ai lavé mon vêtement dans l'eau de la schizophrénie

l'entassement des insanités de chaque jour m'étouffe

mais toi poésie

toi l'essentielle toi la parfaite

bien que je marche dans toutes les rues

que je m'appuie à tous les murs

me fourre sous chaque pierre

dans toute la boue

toute la brume, étourdiment

c'est toi que je veux avoir sur moi

comme le tombeau sa pierre tombale.





ÉPILOGUE


Moi Tirésias monté de Thèbes

aux paroles hésitantes et presque maladroites

comme les traces d'une bête blessée sur la neige

devin à l'œil pareil au périmètre changeant

d'un nuage.

Poète dans l'œuf aromatique de l'arrière-grand-père.


Moi Isaïe descendu d'Israël

prophète au vagissement de chien sauvage

aux mots qui tombent comme des touches de pluie

sur les rochers.

Poète existant pour entendre les aveux

du monde muet

et rester surpris du vol d'un papillon

sans voix devant la chanson du sang

dans toute bête et dans tout homme.


Richissime dans l'oignon de la pauvreté

Athènes

étouffe ma voix dans une bronche

de néon et d'arcs-en-ciel publicitaires

Fais tomber

ma guitare du haut de la cascade

des terrains de foot et des cris

de tes milliers de supporters

Regarde-moi

Touche-moi

Tue-moi

Je déchire en moi ce que j'ai écrit

Je reprends ce que j'ai dit

J'évite la route où des aubes inhumaines se déchaînent

Je traîne mes gouffres

Je revêts mes tempêtes

Je te suis toi qui n'es pas encore né

Allez tu dois naître, rester chaud

Tu n'as pas à lire de livres idiots

Prends les armes contre la convention

Sois contre tout

Bénissons, glorifions, chantons les chemins du rêve

et de la lutte.


J'envoie une carte à l'avenir

écrite avec du sang, d'une main qui tremble

avec pour timbre cette époque si ancienne.


(L'orateur nu)





JE TRAVAILLE LES MÉTAUX


Je travaille les métaux

qu'a fait monter soudain à la surface

la brûlante vapeur des grands fonds.

Je creuse des paysages sans nom

mais qui connaissent les plantes

les nids où l'aigle et le soufre s'unissent.

Des matières archétypales qui se resserrent

ou s'assemblent pour former un crâne

dans son ombre ou grimpent pour offrir

la graine le raisin l'étoffe

dépassant leurs limites et moi je vais avec eux

vers une éternité aqueuse où plonger

la peau la pensée les rêves

dans une confusion secrète.

Ils arrivent là pour mettre au monde

le poème encore inconnu

et l'hémisphère englouti.





JOURNÉE SACCAGÉE


La guerre de Troie prit fin quand l'homme aux mille tours

laissa aux assiégés le fatal juke-box.

Je passe devant des boîtes où le bouzoùki joue à fond

tandis qu'autour de moi se dressent des boutiques

de personnes englouties.

Près du bureau de paris et du débit de brochettes

le coiffeur pour dames, abysse aux femmes figées.

En cet instant des ouvriers dansent

sur des crânes de guerriers troyens

et une putain mineure gesticulante rayonnante

robe mauve bottes de cuir longs doigts minces

cheveux gonflés voix sexy

ondule sur les 45 tours du disque

la même lueur dans les yeux

que Circé.

Rhapsodes sur les planches illuminées en face

au cabaret où strip-teaseuses de trois sous

et nouveaux riches à moitié chauves

s'amusent au son d'un orchestre

de beaux macchabées.






JE VIENS TRAVERSER LE SILENCE


Je viens traverser le silence et

germer au fond de chacun.

De branche en branche tel un ver luisant

j'ai transporté mon fardeau lumineux

vaincu la gravité, traversé les époques

saint, roi et fou dans un pays

de verte origine par delà l'horizon

de la raison.


L'autre que je suis embrasse ma bouche

et son souffle m'excite

il dit des vers avec fureur

et bientôt arrive une lune sciée

comme une bouche

qui s'agenouille et cherche à boire

mon cri terrible.





NE T'AVANCE PAS EN HÉSITANT


Ne t'avance pas en hésitant dans le voisinage du feu.

Les anges explosent jaillissent

et entrent pour à jamais crier

gloire à l'unique berceau-bissectrice

de l'éternelle genèse du monde.


Ils s'avancent hésitants dans le voisinage du feu

ceux dont la pensée n'est que sacs en plastique.


Les saints — au contraire

ne s'avancent pas en hésitant

dans le voisinage du feu.






FINAL


À présent je retourne au silence.

Ma voix naturelle prend sa place

parmi les éléments.

Silence vaste comme la mer, tel un fleuve

je retourne vers toi.

Je verse mon écume à tes pieds.

Aujourd'hui je viens à ta bouche aujourd'hui

entre tes bras immenses.

Ni la grenouille gluante, ni l'étoile brûlée,

ni le vent bavard n'ont su par moi

ton secret vénérable.

J'ai passé toute terre, emporté tout obstacle,

gardant ma pierre angulaire enfouie

et ta voix en elle, vibrante.

Le sel et la truite s'écartant de toi distribuent

ta bannière océanique aux humains.

Je retourne à toi jusqu'à la nouvelle récolte

des fruits mûrs de la terre.


(L'école allégorique)






LES DERNIERS MURMURES DE L'INNOCENCE


Les derniers murmures de l'innocence

les derniers cris de la lâcheté.

Pas question que je livre au monde

ma dérision mon ingratitude

alors filons.


J'ai une fleur

mais je n'ai pas d'yeux, rien que des plaies

qui voient tout. Alors que se passe-t-il ?

Je ne demande pas une définition

je vois la sournoise décapitation des jeunes

la silencieuse prostitution des filles

l'Art et son lent suicide.


Le bitume de ses dents sans lèvres

mord dans le gémissement des moteurs.

Tous font de la pub même pour les bactéries

de leurs urines.

Tous prennent l'air bien gentil.

La société vomit par les groins métalliques

des voitures.


(Questions subalternes)





LE MUR


(...) L'invisible ne répond plus à ma voix

comme jadis.

Assez vu les fruits du chagrin.

J'ai goûté leur jus amer.

Un mot secret et noble...

Ultime limite, lumière et pins.

Vains échanges avec l'eau

et le gémissement insistant d'un chien

monte de la terre

comme de la mer

le marmonnement obscur.


Mon esprit pousse un cri.

La beauté va soulever

la douleur du monde.

Les saints mènent le bal

dans leur ciel de cendre

et l'air souillé

métamorphose les verdures

de ce printemps fou.





FANTASME


Les maisons dorment d'un sommeil de montagnes,

les voitures traversent le froid,

des lumières clignotent comme la mer

et la poitrine d'une fille

est l'étoile

qui entretient la nuit.





La digne mystagogie des mots.

Reflets sur l'au-delà.

Plaies de l'âme qui chantent.

La crise qui alluma l'incendie des étoiles.

L'anus solaire fendu qui saigne.





Je sais ce que mon peuple ignore,

un rien fait d'âme et de surlumière

sur quoi je pose l'intelligible.

Je mêle espace et temps

parlant avec Dieu.


L'un de tes partisans,

l'un de tes rêves, moi, Seigneur.





IVRESSE DE CIEL


Enivre-toi aux mamelles de la nuit.

Recherche la magie des étoiles.

Caresse la chair noire du ciel.

Cela te donnerait l'innocence du cœur

un esprit noble un sentiment d'indépendance

que le jour chasse.


Ce n'est pas la nuit qui cache Dieu

mais la peur en toi de l'infini.





LE GRAND VAGABOND


Vie absolument nue.

Je ne vois pas la moindre absence de grâce

d'un bout à l'autre,

de la chaleur des lèvres jusqu'au froid polaire

du cœur de l'avare.

Du tressaillement amoureux du ver de terre

au spasme de la croupe de l'univers.

Nous sommes venus voir ces révélations.

Voir conduire l'être absolu.


Je vis dans ta lumière exclusive.


(Mosaïque)



*  *  *



Leftèris Poùlios
Leftèris Poùlios.


La poésie, nous dit Leftèris Poùlios, est pour lui «une aventure intérieure». Elle lui sert de journal de bord, de viatique. Elle transcrit et nourrit son rêve : passer au-delà d'un réel menteur, décevant, cruel, entrer dans la chambre d'à-côté, atteindre une lumière cachée. «Je suis passé par un état d'ivresse et de paroxysme et j'ai vu au-delà de ce monde — sans pouvoir expliquer ce qu'est cet au-delà.»

Une chose est sûre : on ne peut l'atteindre, cet ailleurs, qu'au prix de tourments et de dangers extrêmes. L'homme Poùlios a failli en sortir brisé. Il a payé très cher ces terrifiantes merveilles. Les allusions à la folie, dans ses poèmes, sont tout sauf de la pose littéraire. Pourtant, le rescapé déclare aujourd'hui : «Je m'estime heureux, car j'ai vu».

Rarement la poésie aura été aussi intensément vécue. Au début, dans les années 70, il y avait un jeune homme en colère, cousin grec des forcenés superbes de la beat generation américaine, vomissant l'enfer qu'était, que sera toujours (pour lui) le monde moderne, cherchant le salut au plus profond de soi, d'où s'échappe vers nous, en coulées torrentielles, sa parole visionnaire, hirsute, électrique. Les recueils L'orateur nu et L'école allégorique marquent le sommet de la quête, le moment de violence et d'espérance maximales. Plus tard vient un certain repli sur soi. Une expression plus laconique, par brèves décharges. La lave bouillonne moins. Pourtant Poùlios n'a pas fondamentalement changé. Moins prophète sans doute, mais toujours croyant. Élu et martyr ad vitam æternam. Sa poésie reste un mélange de triomphe et de catastrophe, d'extase et d'agonie alternées, parfois mêlées. Les ailes brûlées, toujours brûlantes.

Je n'ai jamais pu rencontrer Poùlios, même à présent qu'il est de retour parmi nous. Ce qui me chagrine un peu. Pour moi tout sert d'indice, tout fait signe. Voir sa tête, sa façon de bouger, entendre sa voix, son souffle, tout cela pourrait me servir de guide, m'aider à travailler de façon plus concrète, vivante — et précise. N'en déplaise aux terroriciens du temps de ma jeunesse, qui décrétaient qu'un texte s'écrit tout seul.

Il y a quelques jours j'ai vu Poùlios pour la première fois. En photo. J'étais incapable de l'imaginer. J'attendais plutôt une ombre grise, un œil éteint, tourné vers le dedans. Il a une grande barbe blanche et une flamme douce dans les yeux. Comme c'est étrange : un homme si fragile, si imposant.

Je communique avec lui, tant bien que mal, par ami poète interposé. Heureusement, ce genre de poésie pose peu de problèmes au traducteur. Les obscurités sémantiques sont nettes, franches, on n'a qu'à les reproduire telles quelles. Quand je me suis enquis, par exemple, un peu naïvement, de certain «berceau bissectrice», il m'a été répondu que le poète lui-même ne pouvait pas me (et se) l'expliquer. Ainsi soit-il. Lui au moins ne me sert pas des gloses plus obscures encore que le poème.

Au moment de lancer mon Poùlios à la mer dans une quarantaine de petites bouteilles, je suis pris d'inquiétude. Kavvadìas a déjà des amis chez nous ; Pascàlis en trouvera sûrement ; mais Poùlios, perdu dans ses eaux lointaines ? Une loi toujours vérifiée veut que tout Cahier grec trouve au moins UN lecteur fervent ; l'âge et les succès m'ayant gâté, il m'en faudrait là deux ou trois de plus pour être heureux...


Ce choix de poèmes et la présentation qui l'accompagne sont tirés d'un des Cahiers grecs de la nouvelle formule, publiés hors commerce en 2003. Certains de ces poèmes se retrouvent aussi dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine, Poésie/Gallimard, 2000.