Le banquet des sages
Corps sans visage déterminé
Visages sans corps dessiné
Qui s'effacent quand s'efface le soleil
Au son d'une machine à écrire
Des bras nus vigoureux à leurs flancs
Dans leur sommeil ils ronflent vaillamment
Et ils se voient vaincus par le chaos
Dans les salons de fer du sommeil
Sentiments éthérés sur la plage
Des boîtes à sommeil de seconde zone
Faite de couleurs et d'odeurs
La belle Hélène vêtue à la mode
Se demande ce qu'elle fait là rêveuse
Avec d'autres à cette table
À contempler nonchalamment la foule
Oisive dans la chaleur de la saison blanche
Et moi j'essaie de la persuader
D'aller tous deux nous baigner nus la nuit
Laissant nos vêtements sur la plage
Et elle me demande si l'eau sera froide
(Soleil bourreau d'une pensée verte, 1984)
J'en ai assez de t'aimer
Je veux être mis aux enchères
je veux m'en aller en prison
je veux être comme le dimanche
quand nous mangeons tous le gâteau
Je veux devenir orpailleur
pour te dorer de poudre d'or
je veux t'emmener en Amérique
et rencontrer mister Crésus
Je veux voyager jusqu'en Inde
brûler sur le bûcher funèbre
psalmodiant des soutras bouddhistes
et mes os iront dans le Gange
Je veux remonter l'Amazone
être mangé par une fleur
carnivore de l'équateur
en bredouillant des mots magiques
Je veux te voir au fond des yeux
pour te dire pitié arrête
même s'il faut me laver encore
dans les chutes du Niagara
Je veux me mesurer à l'ombre
qui ne cesse pas de te suivre
voguer avec des toiles blanches
avec les syndicats d'Europe
Je veux m'élever jusqu'aux cieux
ne plus jamais penser à toi
et lire assis avec l'Archange
des petits romans à l'eau de rose.
(2005)
Without you
Soleil couchant amours mutilées
cœurs brisés ruptures déchirantes
adieux tragiques, rêves en morceaux
tentatives de suicide, les moments
heureux s'éloignent en bateau
en jetant des lettres dans la mer
en agitant des mouchoirs d'adieu
ciel renfrogné, solitude insupportable
tous ces gens vont mourir sans toi
ils s'éveillent pour une aube de plus
mélancolique et sans lendemain
occasions perdues visages qui s'effacent
de la mémoire gelée comme s'ils
n'avaient jamais existé hors du frigo
insoutenable ennui sans toi
quand s'est ouverte la porte du taxi j'ai su
que j'allais te perdre à jamais
tu as sauté dedans vive athlétique
avec ta valise et ton imper
sans le moindre sourire compatissant
combien de soirs de semaines de moi
existerai-je sans toi
avec pour consolation un bouquet de violettes
tu étais mon avant-dernier espoir
te là je l'ai perdu lui aussi
je suis un ballon perdu qui roule
dans la trame des petits intérêts
Soleil couchant héros mutilés
ciel mis à mort et mer de plomb
vagues reflets de visages sur les eaux
statue de femme
sans mémoire
aux yeux aveugles
elle ne regarde nulle part
ne voit rien
un arbre s'agite sans savoir parler
trésors fabuleux perdus en Asie
pourquoi doit-il mourir si jeune
le beau conquérant inquiet
en haut du ciel une lune noire
le paysage s'est élevé
une énorme gomme
a effacé dans la brume les enfants
sans toi rien n'existe
ici bas tout nous est étranger
sans toi je ne pourrai pas mourir
ni récrire une ligne
quelle tristesse incurable quel chagrin
quelle déchirante malchance
sans toi sans moi
sans personne.
(2004)
Nànos Valaorìtis (1921-2019), poète, écrivain, essayiste, professeur, a débuté dans la mouvance surréaliste avant d'évoluer par la suite. Les Grecs voient en lui un grand nom de la poésie de notre temps, et Jacques Lacarrière s'est étonné à bon droit, dans sa préface à l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard, 2000), de ne pas le trouver parmi les quarante poètes élus. J'aurais pu l'inclure, mais sa période surréaliste ne m'emballait guère. Je préfère les poèmes plus récents que voilà.