Loterie
J'ai gagné un jardin
moi dont la mer est le grand amour.
Tant pis.
Je sèmerai des bateaux.
Planterai des fleurs à voiles.
Cacherai des coquillages au cœur des salades.
Mes grenades sueront du sel.
J'enseignerai la phonétique des mouettes aux moineaux.
Au milieu un grand poulpe
soutiendra la vigne.
Et dans le fond je teindrai deux arbres en bleu ciel
pour que l'horizon s'agrandisse.
Heureusement que je ne mange pas de poisson.
Nostalgie de la musique
Si l'on te dit que je suis perdue dans des forêts sans nom
que j'ai mangé l'héritage en nourrissant des roms
que je dors désormais dans les eaux
et ne suis connue que de la lune
ne crains rien
je vais courir tant que ça dure
même sans pouvoir m'unir aux ailes
même si je trouve ensuite à grand-peine un boulot de bureau
Ici tout le monde passe en silence, de peur d'ajouter
une note grise à la cacophonie
mon visage ne supporte plus
ce calme féroce
ici le ciel me touche
uniquement quand il pleut.
Contrat de fiançailles
Je veux une bague en herbe
une fois flétrie tu m'en tresseras une autre.
L'été dessèche les sucs verts.
Tu m'en apporteras un par jour.
Je veux un oreiller de papier
pour que s'y impriment tes larmes
que les taches de chacun de tes souffles
écrivent des histoires la nuit.
Je veux pour maison un arbre
sans séjour ni cuisine
pour nous poser un peu sur ses branches inconfortables
avant ou après voler.
Et je veux une robe-chemin
pour me vêtir de la poussière des voyages
prendre ses virages en dansant
et quand je m'arrête nue te trouver.
Sacerdoce
J'ai passé toute ma vie
dans cet hôtel
à t'attendre.
Sans avoir de coin à moi.
Sans un tiroir pour un ami.
À écouter le ronronnement du radiateur
à manger en douce, à boire des bières.
On venait me voir, je disais non,
tu aurais pu téléphoner.
À chaque instant prêt à partir
prêt pour ta venue.
J'ai passé des nuits de silence à te parler.
À force de jouer notre union dans ma tête
je suis devenu metteur en scène de ciels.
Seule ton absence m'a permis
de supporter cette existence.
Du regard à présent je vise un carré bleu.
Je le veux vide sans typhons ni oiseaux.
Ce nuage me poursuit tout le jour.
Après
Après je deviendrai sable.
Ossements coquilles blanches
dents et perles.
Mon sang teindra les coraux.
Mes viscères nourriront les poissons.
Mes cheveux nageront avec les algues
et l'éclat de mes yeux frémira sur le fond.
Toute ma peau sable chaud
doux au pied des enfants.
Caresse fraîche la nuit pour le dos des amants
des coquillages étreinte humide, poussière d'étoiles.
Et matière des palais qu'abat le vent.
(Jardins dans le sable)
L'origine d'une espèce
Je ne sais rien des bateaux.
Quand je les vois passer sous le soleil
quelque chose me traverse profondément nocturne
un savoir de cabine fermée
de la mer toute sombre.
Et la nuit quand ils approchent illuminés
sur l'eau et ses masses noires
ils se changent en fêtes légères, fragments de mondes étrangers
que je suis un instant du regard.
J'étais là moi aussi dans le ventre de bois du premier bateau
avec les autres vivants,
c'est ce que dit une histoire.
Mais je n'ai pas trouvé de sauvetage à reproduire
rien que des voyageurs aux milliers d'histoires
et une langue sans cesse en déplacement.
Je ne sais comment on dessine un navire
comment on le nomme, on le met à l'eau.
Et si j'ai été choisie pour vivre
on ne m'a pas appris à naviguer.
Il est temps que je fabrique ma propre embarcation.
Je ne me connais même pas.
Le silence de la Sirène
Toute la richesse est passée par mes mains en vain.
Toute ma voix s'est consumée à nourrir un mythe.
Butin des marins les bagues
pourrissent dans les profondeurs
pas une seule à ma taille.
La séduction est un art
qui exige un adversaire.
Si l'on a autant de victimes que de chansons
on est bientôt soumis par le silence.
Jeunes et vieux
savants et ignorants
venaient par vagues
vers mon aimant mortel.
Pas moyen pour eux de résister
au charme d'une horreur sans issue.
Quand je chantais pour eux
la révolte devenait un ordre
et la mort un choix plus sage
que la liberté.
Pas un seul ne m'a regardé dans les yeux
pour m'affronter.
L'éternel voyageur seul
a voulu un jour écouter
goûter à la défaite et vaincre.
Mais ceux qui ne rêvaient que d'être au port
ont préféré l'ignorance ou leur perte.
Je n'aurais plus rien à leur dire.
Je suis la voix exilée des êtres légendaires
à qui l'on attribue des crimes superbes.
Les océans s'approfondissent
et je ne sais toujours pas
si j'ai l'air d'une femme ou d'un oiseau
si j'ai pour nature la mission ou la décision.
Muette, sur mon rocher j'exerce
l'art noble et incertain de l'attente
même si les bateaux s'en vont.
Mon sort, comme le leur
dépend de l'itinéraire.
L'amant-poisson
Il me glissait des mains
il fallait que je sois
virtuose de l'épuisette.
Pas de méchant harpon, ça lui fera mal.
Pas d'hameçon, ça fera saigner
ses branchies délicates.
Étranger muet et froid, ses yeux pourtant
prenaient des lueurs d'argent sous mon regard
et quand il se perdait dans les profondeurs,
j'étais noyée par ses os d'ivoire.
«Au revoir» et «prends ton parapluie»
dans quelle langue le dire.
Captivité sèche mes pieds
enracinés dans le sol.
D'une espèce à l'autre, sans mutation
marchera le silence.
Nous nous rencontrerons peut-être, un jour, sur le rivage.
Oracle de hasard
J'essaie des langues, je change de patrie
je retourne à des vagues inconnues.
Je ne sais ce que deviennent mes voisins
et les arbres que nous avions plantés.
À mon ancien amour je ne me suis pas mêlée
nous n'avons pas grandi ensemble dans un autre corps.
Je rencontre des voyageurs par cycles.
Ils me parlent d'une voix brisée
dans un espéranto familier ils me disent :
«My guest status is infinite»
Délicatesse
Comme elle est noire la mort.
Si elle était blanche, je saurais écrire
sur elle des exorcismes, «je t'aime», «bon voyage».
Je me hâterais de laver ses plaies
la voyant rouge.
Je lui dirais toute la vérité
une fois bleue.
Mais elle est
noire !
Au moins elle va bien à tous.
Et moi, qui à présent la vois de près,
elle me flatte.
Choisir des amis
Parmi les arbres en fleurs et dans les vagues
sur les chemins blanchis, nous avons marché.
Aux côtés de la Mort, les épines étant rafraîchies,
les cigales de midi se sont tues.
Nous avons coupé par le rocher aux murènes
qui riaient de leurs dents pointues,
et compté les poissons volants.
Elle m'a offert une robe noire.
Je lui ai donné une photo de moi
pour qu'elle m'ait sous les yeux.
Je lui ai dit de rester près de moi
pour me maintenir au monde.
Depuis des siècles elle souffre des os
des rudes montées, des cendres, des deuils.
Elle se sent lourde, étant partout présente
et toujours ignorée.
En sûreté, au bord du gouffre, nous allions ensemble,
moi dans sa main, elle dans la mienne.
Je ne pense pas trouver
compagnon de route plus fidèle.
Je ne veux pas de ceux qui partent avant la fin
ni de ceux qui ont dormi.
Septembre
C'est l'époque où partent les bateaux
ceux qui ont perdu l'or du début
et lèvent l'ancre avec leurs caisses vides
vers le progrès de l'hiver.
Vaillants vaisseaux.
La bouteille du nom
s'est brisée voilà longtemps sur leur flanc
et leurs cordages sont fatigués
mais ils apportent la forme de la journée inaboutie
qui vit dans leurs voiles
et l'éclat des yeux qui les ont suivis.
Et quand ils entrent dans le froid des ports
le miel d'août collant à la barre
nostalgiques du voyage avant même qu'il finisse
la sirène de la proue
taillée dans le bois soupire :
«J'ai été trop sévère avec mon corps».
Imperfection
J'ai beau compter les nuages dans des ciels sans fin
les insectes infimes dans une motte de terre
les grands fonds de l'esprit leurs navires en papier
un bateau est de trop.
Il n'est pas de la flotte des rêves enfuis
ou de ceux qui amarrés attendent.
Il ne croit pas à la caravane sans eau à terre
et n'a pas combattu par glorieuse ignorance.
Je le regarde de côté, le mât dépasse.
Le regarde de loin, il sort du cadre.
Comme s'il passait toujours un peu devant
un peu derrière son image.
Je me devais de lui fabriquer un drapeau
pour partir avec lui.
Je le sentais revenir sans nom
et demander un capitaine.
Mais je perdais toujours une courbe de sa forme
un nerf de sa noire charpente.
Il a une foule de voiles pour chaque vent
des machines pour tous les courants.
Je ne le chasse pas. Je le laisse
s'accorder à l'inconnu.
(Un bateau de trop)
Bête féroce
J'ai une enfance
qui me guette. Regarde-la
prête à bondir
quand ça lui chante.
Que ne m'a-t-on pas dit sur elle.
C'est une patrie cruelle.
Elle me commandera toujours.
Tantôt elle compte pour pas grand-chose
tantôt c'est une sainte.
Elle change mon parcours.
Déploie sas ailes.
Je replie les miennes.
Comme ça, dit-elle, pas comme ça. Je l'écoute.
Elle m'a créée, comment faire autrement ?
Et si je cours avant qu'elle m'attrape
avec tous ses conseils effrayés
si je désobéis, si je crie
si je change ce qu'elle me dit,
je fais le contraire d'elle !
Je suis son enfant.
Qu'elle reste un enfant. Que je la prenne
par la main, puisque elle ne m'oublie pas.
Je me calmerai peut-être, si elle mange un peu
et s'endort l'après-midi.
Née à Athènes en 1978, Lèna Kallèrgi a étudié la biologie et la linguistique en Grèce et en Angleterre. Elle a publié jusqu'ici deux recueils de poèmes et traduit des poèmes de Leopardi.