Lèna Kallèrgi



Loterie


J'ai gagné un jardin

moi dont la mer est le grand amour.


Tant pis.

Je sèmerai des bateaux.

Planterai des fleurs à voiles.

Cacherai des coquillages au cœur des salades.

Mes grenades sueront du sel.


J'enseignerai la phonétique des mouettes aux moineaux.


Au milieu un grand poulpe

soutiendra la vigne.


Et dans le fond je teindrai deux arbres en bleu ciel

pour que l'horizon s'agrandisse.


Heureusement que je ne mange pas de poisson.




Nostalgie de la musique


Si l'on te dit que je suis perdue dans des forêts sans nom

que j'ai mangé l'héritage en nourrissant des roms

que je dors désormais dans les eaux

et ne suis connue que de la lune

ne crains rien

je vais courir tant que ça dure

même sans pouvoir m'unir aux ailes


même si je trouve ensuite à grand-peine un boulot de bureau


Ici tout le monde passe en silence, de peur d'ajouter

une note grise à la cacophonie

mon visage ne supporte plus

ce calme féroce


ici le ciel me touche

uniquement quand il pleut.






Contrat de fiançailles


Je veux une bague en herbe

une fois flétrie tu m'en tresseras une autre.

L'été dessèche les sucs verts.

Tu m'en apporteras un par jour.


Je veux un oreiller de papier

pour que s'y impriment tes larmes

que les taches de chacun de tes souffles

écrivent des histoires la nuit.


Je veux pour maison un arbre

sans séjour ni cuisine

pour nous poser un peu sur ses branches inconfortables

avant ou après voler.


Et je veux une robe-chemin

pour me vêtir de la poussière des voyages

prendre ses virages en dansant

et quand je m'arrête nue te trouver.




Sacerdoce


J'ai passé toute ma vie

dans cet hôtel

à t'attendre.


Sans avoir de coin à moi.


Sans un tiroir pour un ami.


À écouter le ronronnement du radiateur

à manger en douce, à boire des bières.


On venait me voir, je disais non,

tu aurais pu téléphoner.


À chaque instant prêt à partir

prêt pour ta venue.


J'ai passé des nuits de silence à te parler.

À force de jouer notre union dans ma tête

je suis devenu metteur en scène de ciels.


Seule ton absence m'a permis

de supporter cette existence.

Du regard à présent je vise un carré bleu.

Je le veux vide sans typhons ni oiseaux.


Ce nuage me poursuit tout le jour.




Après


Après je deviendrai sable.


Ossements coquilles blanches

dents et perles.


Mon sang teindra les coraux.

Mes viscères nourriront les poissons.


Mes cheveux nageront avec les algues

et l'éclat de mes yeux frémira sur le fond.


Toute ma peau sable chaud

doux au pied des enfants.


Caresse fraîche la nuit pour le dos des amants

des coquillages étreinte humide, poussière d'étoiles.


Et matière des palais qu'abat le vent.


(Jardins dans le sable)




L'origine d'une espèce


Je ne sais rien des bateaux.


Quand je les vois passer sous le soleil

quelque chose me traverse profondément nocturne

un savoir de cabine fermée

de la mer toute sombre.


Et la nuit quand ils approchent illuminés

sur l'eau et ses masses noires

ils se changent en fêtes légères, fragments de mondes étrangers

que je suis un instant du regard.


J'étais là moi aussi dans le ventre de bois du premier bateau

avec les autres vivants,

c'est ce que dit une histoire.

Mais je n'ai pas trouvé de sauvetage à reproduire

rien que des voyageurs aux milliers d'histoires

et une langue sans cesse en déplacement.


Je ne sais comment on dessine un navire

comment on le nomme, on le met à l'eau.

Et si j'ai été choisie pour vivre

on ne m'a pas appris à naviguer.


Il est temps que je fabrique ma propre embarcation.

Je ne me connais même pas.




Le silence de la Sirène


Toute la richesse est passée par mes mains en vain.

Toute ma voix s'est consumée à nourrir un mythe.


Butin des marins les bagues

pourrissent dans les profondeurs

pas une seule à ma taille.

La séduction est un art

qui exige un adversaire.

Si l'on a autant de victimes que de chansons

on est bientôt soumis par le silence.


Jeunes et vieux

savants et ignorants

venaient par vagues

vers mon aimant mortel.

Pas moyen pour eux de résister

au charme d'une horreur sans issue.

Quand je chantais pour eux

la révolte devenait un ordre

et la mort un choix plus sage

que la liberté.


Pas un seul ne m'a regardé dans les yeux

pour m'affronter.

L'éternel voyageur seul

a voulu un jour écouter

goûter à la défaite et vaincre.

Mais ceux qui ne rêvaient que d'être au port

ont préféré l'ignorance ou leur perte.


Je n'aurais plus rien à leur dire.

Je suis la voix exilée des êtres légendaires

à qui l'on attribue des crimes superbes.

Les océans s'approfondissent

et je ne sais toujours pas

si j'ai l'air d'une femme ou d'un oiseau

si j'ai pour nature la mission ou la décision.


Muette, sur mon rocher j'exerce

l'art noble et incertain de l'attente

même si les bateaux s'en vont.


Mon sort, comme le leur

dépend de l'itinéraire.




L'amant-poisson


Il me glissait des mains

il fallait que je sois

virtuose de l'épuisette.


Pas de méchant harpon, ça lui fera mal.

Pas d'hameçon, ça fera saigner

ses branchies délicates.

Étranger muet et froid, ses yeux pourtant

prenaient des lueurs d'argent sous mon regard

et quand il se perdait dans les profondeurs,

j'étais noyée par ses os d'ivoire.


«Au revoir» et «prends ton parapluie»

dans quelle langue le dire.

Captivité sèche mes pieds

enracinés dans le sol.

D'une espèce à l'autre, sans mutation

marchera le silence.


Nous nous rencontrerons peut-être, un jour, sur le rivage.




Oracle de hasard


J'essaie des langues, je change de patrie

je retourne à des vagues inconnues.


Je ne sais ce que deviennent mes voisins

et les arbres que nous avions plantés.


À mon ancien amour je ne me suis pas mêlée

nous n'avons pas grandi ensemble dans un autre corps.


Je rencontre des voyageurs par cycles.

Ils me parlent d'une voix brisée

dans un espéranto familier ils me disent :

«My guest status is infinite»




Délicatesse


Comme elle est noire la mort.


Si elle était blanche, je saurais écrire

sur elle des exorcismes, «je t'aime», «bon voyage».


Je me hâterais de laver ses plaies

la voyant rouge.


Je lui dirais toute la vérité

une fois bleue.


Mais elle est

noire !


Au moins elle va bien à tous.

Et moi, qui à présent la vois de près,

elle me flatte.







Choisir des amis


Parmi les arbres en fleurs et dans les vagues

sur les chemins blanchis, nous avons marché.

Aux côtés de la Mort, les épines étant rafraîchies,

les cigales de midi se sont tues.

Nous avons coupé par le rocher aux murènes

qui riaient de leurs dents pointues,

et compté les poissons volants.


Elle m'a offert une robe noire.

Je lui ai donné une photo de moi

pour qu'elle m'ait sous les yeux.

Je lui ai dit de rester près de moi

pour me maintenir au monde.

Depuis des siècles elle souffre des os

des rudes montées, des cendres, des deuils.

Elle se sent lourde, étant partout présente

et toujours ignorée.


En sûreté, au bord du gouffre, nous allions ensemble,

moi dans sa main, elle dans la mienne.

Je ne pense pas trouver

compagnon de route plus fidèle.

Je ne veux pas de ceux qui partent avant la fin

ni de ceux qui ont dormi.




Septembre


C'est l'époque où partent les bateaux

ceux qui ont perdu l'or du début

et lèvent l'ancre avec leurs caisses vides

vers le progrès de l'hiver.


Vaillants vaisseaux.

La bouteille du nom

s'est brisée voilà longtemps sur leur flanc

et leurs cordages sont fatigués

mais ils apportent la forme de la journée inaboutie

qui vit dans leurs voiles

et l'éclat des yeux qui les ont suivis.


Et quand ils entrent dans le froid des ports

le miel d'août collant à la barre

nostalgiques du voyage avant même qu'il finisse

la sirène de la proue

taillée dans le bois soupire :

«J'ai été trop sévère avec mon corps».




Imperfection


J'ai beau compter les nuages dans des ciels sans fin

les insectes infimes dans une motte de terre

les grands fonds de l'esprit leurs navires en papier

un bateau est de trop.


Il n'est pas de la flotte des rêves enfuis

ou de ceux qui amarrés attendent.

Il ne croit pas à la caravane sans eau à terre

et n'a pas combattu par glorieuse ignorance.


Je le regarde de côté, le mât dépasse.

Le regarde de loin, il sort du cadre.

Comme s'il passait toujours un peu devant

un peu derrière son image.


Je me devais de lui fabriquer un drapeau

pour partir avec lui.

Je le sentais revenir sans nom

et demander un capitaine.


Mais je perdais toujours une courbe de sa forme

un nerf de sa noire charpente.

Il a une foule de voiles pour chaque vent

des machines pour tous les courants.


Je ne le chasse pas. Je le laisse

s'accorder à l'inconnu.


(Un bateau de trop)







Bête féroce


J'ai une enfance

qui me guette. Regarde-la

prête à bondir

quand ça lui chante.


Que ne m'a-t-on pas dit sur elle.

C'est une patrie cruelle.

Elle me commandera toujours.

Tantôt elle compte pour pas grand-chose

tantôt c'est une sainte.


Elle change mon parcours.

Déploie sas ailes.

Je replie les miennes.

Comme ça, dit-elle, pas comme ça. Je l'écoute.

Elle m'a créée, comment faire autrement ?


Et si je cours avant qu'elle m'attrape

avec tous ses conseils effrayés

si je désobéis, si je crie

si je change ce qu'elle me dit,

je fais le contraire d'elle !

Je suis son enfant.


Qu'elle reste un enfant. Que je la prenne

par la main, puisque elle ne m'oublie pas.

Je me calmerai peut-être, si elle mange un peu

et s'endort l'après-midi.




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Née à Athènes en 1978, Lèna Kallèrgi a étudié la biologie et la linguistique en Grèce et en Angleterre. Elle a publié jusqu'ici deux recueils de poèmes et traduit des poèmes de Leopardi.



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