Écoute, je voudrais... Comment dire ? Qu'on parle moins ? D'accord ? Qu'on parle moins. Oui, c'est ça. Je ne dis pas que tu ne me plais pas, que tu n'es pas exceptionnel, extraordinaire à tous points de vue, mais je fais ce liquide bleu et j'ai honte, j'ai très honte, et comme j'ai honte, je voudrais, si tu voulais bien toi aussi naturellement, qu'on parle moins. Ne me regarde pas comme ça, Pàris, putain ! Ce n'est pas toi qui m'as dit que tu ne supportes pas qu'on se cache ? Eh bien voilà. Je ne te demande rien de terrible, seulement qu'on parle moins. Non, non, bien sûr, on ne fait rien de mal, mais c'est toi qui as dit qu'on devait se cacher.
Écoute, Pàris, les temps sont durs, comme on dit, encore une connerie tu vois. Tu peux rester tant que tu veux, question loyer, charges, tout ça. Simplement, ne compte plus sur moi. Je ne veux pas qu'on boive. Je veux qu'on ne fasse rien. Attends, ne me caresse pas. Non, non, je ne dis pas qu'on fait quelque chose de mal et tu ne le dis pas toi non plus, mais je ne veux plus qu'on se cache, je ne peux plus. Et j'ai honte, j'ai honte de faire ce liquide bleu. Je sais que je le fais. Je le fais, Pàris, c'est vrai je te dis, je le fais. Je le fais devant la directrice quand elle porte un costume. Le liquide bleu coule. Je le fais quand je marche dans la rue et que les vendeurs me regardent, quand j'achète mon billet de cinéma au vieux gros qui vend du popcorn à l'entracte, j'en fais quand tu me parles. Quand je suis debout dans le bus et que j'appuie sur le bouton avant mon arrêt, le liquide bleu se répand et tout le bus commence à sentir, les gens me regardent avec mes jambes mouillées et moi je dois faire comme si de rien n'était. Pareil au cinéma. Le liquide bleu inonde mes jambes et le siège. Le popcorn dans ma bouche fond d'abord dans ce liquide bleu puis je l'avale. Je t'aime, Pàris, mais je ne peux pas tout cacher, toi, notre maison, notre chien et le liquide bleu.
Bien sûr je ne suis pas folle. J'ai demandé. Je produis le liquide bleu seulement quand j'ai peur. C'est ce que m'a dit maman. Elle dit que toute petite je faisais déjà du liquide bleu. Je me souviens de l'enterrement du grand-père d'Effie quand on jouait au ballon sur la place. Il faisait froid et je shootais dans les feuilles. Les cloches ont sonné et le grand-père d'Effie est passé bien installé dans son cercueil bleu, les gens ont agité leur tête bleue et moi j'ai fait du liquide bleu avec mes yeux, ma bouche et ma chatte. À partir de là le liquide bleu s'est mis à me trahir régulièrement. À l'écrit du bac ma copie de maths était trempée. Quand je fais la queue au contrôle à l'aéroport, le liquide bleu mouille mon billet et chaque fois que l'hôtesse le scanne et me souhaite bon voyage, elle le sent et je le comprends, je comprends qu'elle sent mon liquide bleu, elle le sent tandis qu'il sort de mon pantalon et excite ses narines, elle le sent tandis qu'il coule de mon nez, de mes ongles, du bout de chaque poil de mes bras, elle le sent dès que j'ouvre la bouche et qu'il sort par tous les pores de ma langue et finalement, oui, elle le voit de ses yeux, comme je le vois, sur ma main qui tremble en traînant la valise.
Je n'en peux plus ! Je veux qu'on marche main dans la main, qu'on se regarde dans la foule, que je t'embrasse le dimanche à midi en allant du Théséion à Gàzi. Dès que je m'apprête à toucher ton cou, à l'endroit doux et qui sent un peu, le liquide bleu commence à couler, il me rappelle que je mourrai et j'ai envie de te mordre, mais pour finir je me retiens, je t'embrasse et la tension s'en va, parce que je souffle tout l'air dans ta bouche et toi tu restes à le respirer. C'est fou ce que les gens nous laissent leur faire quand ils ont très envie de nous. On répond à mon appel aux impôts et voilà le liquide bleu. On me dit que je dois photocopier ma carte d'identité et la faire authentifier pour prouver qui je suis et le liquide bleu mouille toutes mes cartes et je suis une autre qui simplement porte le même nom. Je veux acheter des clémentines, mais le liquide bleu les rend vertes. Le billet de cinq euros dans ma poche est tellement imbibé que quand je paie, je sais que je vais mourir, que bientôt ma main pendra hors d'un cercueil bleu.
Non, Pàris, je n'ai pas perdu la boule. J'ai envie de toi. Vraiment. Très envie. Mais tu me tues. Quand je vois tes cheveux, j'ai mal. Quand tu me parles en fumant, avec indifférence, des cours à ton école, le liquide bleu tourne dans ma tête et je ne peux pas me concentrer. Ce qui me sauve, c'est de t'embrasser, et encore, pas longtemps, avant que tu me repousses. Pourquoi j'ai peur qu'on nous voie ? Tu me tues. Vraiment. Tu remplis mes veines de liquide bleu ! Tu me dégoûtes. Je dors et tu me dégoûtes, je me réveille et tu me dégoûtes et après je n'en peux plus et je t'appelle. Quand je t'appelle tu ne réponds pas et alors je fais autre chose, je m'occupe, je regarde un film, je me caresse, je mange des chips achetées au kiosque, j'ouvre une Amstel et le temps passe, mais toi tu n'appelles pas et de nouveau je trouve quelque chose à faire, je lis des livres, je t'écris des messages, je t'envoie un enregistrement rare, mais de nouveau tu ne réponds pas, et après je suis morte et là tu réponds.
Tu sais ce qui m'arrive alors ? Je laisse le liquide bleu submerger chaque particule de mon corps, chaque plaquette de sang et je m'abandonne. Tu m'aspires en même temps que cette clope à la con que tu fumes depuis que ce bouffon t'a plaqué. À cause de ce type, nous avons conservé en cachette, en tout et pour tout : nos balades à Metaxourgìo le dimanche à midi, moi te tenant la main et toi me parlant de films ; les fois où nous nous sommes soûlés rue Kolokotròni dans un bar avant de nous embrasser ; la première fois que tu es venu chez moi, j'ai fermé la porte, à clé, je t'ai d'abord serré puis je t'ai embrassé ; ta façon de chauffer ma place au lit pendant que je me brosse les dents ; ma façon d'attendre le bus quand je vais te voir ; le bus qui m'amène chez toi. C'est les seules fois où le liquide bleu s'est calmé. Il ne remuait pas, je le sentais quelque part, je savais qu'il existe, mais je l'avais provisoirement vaincu.
Je veux te plaquer, Pàris. Je sais, j'aurai des vertiges en me levant et en me couchant. Le liquide bleu va me bouffer. Je te verrai dans des soirées chez des amis, je boirai et te parlerai, mais je n'aurai pas le droit de te toucher et le liquide bleu m'avalera devant toi comme la cire est mangée par la flamme. Je te saluerai dans des bars et des manifs et parmi nos sujets de conversation conventionnels il n'y aura jamais cet inachevé que tu refuses jusqu'à présent d'admettre. Tu m'emmerdes, bordel, c'est fou ! Je souffre de liquide bleu et d'asymétrie sentimentale. Plus mon sentiment monte, plus tu ne sens rien, et plus tu ne sens rien, plus la proportion de liquide bleu augmente dans mon sang, ma peau, mes joues. Je ne veux pas de toi finalement, Pàris. Vraiment, je ne veux pas. Tu m'épuises. C'est toi le bleu liquide, mais ne le prends pas personnellement. Si ce n'était pas toi, ce serait autre chose, la mort d'un parent, une maladie imprévue le soir, le licenciement d'une personne que j'aime. Voilà ce que tu es pour moi. Une salamandre bleue laissant sur moi des liquides bleus collants dégoûtants chaque fois qu'elle me touche, et ce n'est pas tout, et ce n'est pas tout.
J'ai beaucoup de chagrin, Pàris, je ne peux pas le cacher plus longtemps. Je veux vomir sur toi mon liquide bleu. Je n'en peux plus de devoir nous cacher. Je veux qu'on le dise, qu'on dise qu'on a vu ensemble Kieslowski, que tu m'as offert du chocolat quand nous regardions ensemble cette pièce à la fac de médecine, que nous avons souvent vu des tableaux, même si d'habitude je les regardais peu, j'avais les yeux un peu sur toi, un peu sur moi quand je me reflétais sur un fond noir ou sur le verre d'un encadrement. Non, c'est faux. C'est ce que moi j'éprouvais. Moi, je te draguais. Toi tu vivais tout ça, mais pas seulement avec moi. Tu fais la même chose exactement, je crois, avec la même vénération, la même délectation, avec ce bouffon, ce crasseux, ton preneur de son, diplômé en bars et employé en clubs, ce gros dégueulasse par qui tu aimais te faire sauter comme moi je ne pourrais jamais le faire. Tu ne me suffis pas, puisque tu ne sens rien, et je ne te suffis pas, puisque je me trouve être une femme. Je t'aime, Pàris. Sans toi le liquide bleu va m'engloutir. Non, c'est faux. C'est toi, toi le liquide bleu. Non, c'est faux. Si ce n'était pas toi, ce serait autre chose. Non, c'est faux. C'est moi le liquide bleu. Non, c'est faux. Le liquide bleu c'est tout. La vie est un liquide bleu collant. Il entre par la bouche et les narines et sort de partout, la bouche, les narines, la chatte, les pores de la peau, entre les poils, le bouton crevé. Je te hais, Pàris. Tu aspires mon sang. Toute l'information biologique nécessaire circule en moi dans le liquide bleu.
Je vais couper un bout de ma peau pour te prouver que le liquide bleu se trouve dessous. Non, non, pas ça. Tu m'as interdit le mélo. D'accord, d'accord. Toute cette situation, je l'ai choisie. D'accord, d'accord. Va donc vivre avec lui. Non, je sais. Oui, il n'a pas de logement, il vit chez ses parents. D'accord. Eh bien, tu peux rester ici, oui. Oui, je t'aime. Pardonne-moi si j'ai été brutale. Je t'ai offensé pour ce que tu es. Où vas-tu, là, Pàris ? Quoi ? Tu ne me parles pas, toi ? Ça je ne peux pas le supporter. J'ai supporté tant de choses ! Pour toi, un jour qu'on regardait un film et pour ne pas gâcher l'atmosphère, j'ai vaincu le liquide bleu. Il est venu dans la nuit et s'est mis à m'inonder, j'avais mal partout sur son passage, des douleurs suspectes qui nous font retenir notre souffle pour moins les sentir. Le noir de tes yeux a été soumis par le liquide bleu. Une sorte de petite mare se calmait en moi et la circulation s'arrêtait. Je le sentais encore bien sûr— jamais il ne s'en va — mais je l'avais vaincu.
Je ne m'attends pas à vivre un jour sans le liquide bleu. Je veux vivre avec toi pour le supporter. Si tu pars, soit je devrai vivre autrement, soit il m'engloutira. Il vaut mieux que tu partes. À partir d'aujourd'hui je vivrai autrement. Il me faudra du temps pour changer en moi-même, parce que le liquide bleu est une substance collante, il gonflera les parois de tous mes anciens moi et je ne pourrai pas les abattre pour me délivrer. Il me rappellera tout ce que je n'ai pas pu faire — pas grand-chose, j'ai toujours été le genre décidé. Je veux m'en sortir. Ne me caresse pas là, tu ne trouveras rien. Je ne veux pas que tu me touches. Je ne veux pas te laisser me faire ça. Fais-le avec lui. Va-t'en. Tu ne me comprends pas. Laisse-moi. D'abord je vais pleurer pour me sécher, puis je me ferai sauter ici ou là jusqu'à être totalement rincée et à la fin j'irai suer en marchant dans les rues où je suis consolée par les affiches, les vitrines des librairies et les marbres antiques.
Je suis parti. Ce jour-là je suis parti. Le liquide bleu ne symbolise rien. Ses yeux avaient une affection rare, elle voyait des lignes lumineuses bleues dans les moments d'énervement, de peur, de satisfaction et parfois de calme. Alors je la touchais et ses yeux changeaient à nouveau. Familiers, duveteux, ils étaient ce qui en nous deux se rapprochait le plus de la paix. Nous avons vécu ensemble et tout fait ensemble depuis la deuxième année de médecine jusqu'à la dernière. Je ne l'ai pas vue depuis deux ans. Je crois que ce qu'elle a est incurable. Tu as faim ?
Ici normalement c'est un lieu de passage, où se croisent piétons et voitures, mais ce dimanche matin la rue est vide, il n'y aura personne pour le gêner. La rue Sòlonos et son sale trottoir, il transpire, s'éponge, colle son nez aux vitrines des magasins fermés, puis l'œil sur l'affiche qui annonce la pièce de Thomas Bernhardt. Le visage trempé de sueur, le souffle court qui empeste à plus d'un titre, toute l'acidité dans la bouche, l'envie de gerber, il a forcé sur la vodka, il ne fallait pas. C'est Athènes entière qu'il vomit : les pigeons et les immeubles gris, les boulangeries et les CRS, les arbres couverts de fiente, la statue décapitée de la place Theàtrou, les distributeurs de billets brûlés, le «non» au référendum sur tous les murs, le «oui» sur mille boutiques pour la maison, les climatiseurs qui dépassent des deux côtés, le connard du bureau qui lui a imposé la corvée d'aller au pot de la boîte, le pot de la boîte où toutes les filles prenaient la pose, les rires de salon de coiffure, les regards vides, la vodka pour se lâcher au pot de la boîte, la vodka pour couper court aux discussions sur la boîte, la vodka pour faire passer le temps, la vodka pour se rapprocher, toute la vodka. La rue se remplit de chips qu'on croque et de vodka. Au coin des rues Sòlonos et Zoodòhou Piyis il crache tout son estomac.
Le jour se lève en bleu. Le soleil apparaît, puissant, sans pitié. Putain de ciel bleu, qui nous enchaîne ici malgré les six-cent-cinquante euros de salaire de base. Au diable cette proposition de merde pour Upsala. Puisqu'on ne peut pas décalquer le ciel pour l'emporter, aucun boulot ne vaut la peine.
On ne le voit pas bien, le ciel, depuis la rue Sòlonos. Cette rue est un passage, une sale rue. Il se relève, tient à peine sur ses jambes. Peine à marcher. Tout tourne. Il se lave la figure dans un rade où le café coûte un euro cinquante. Sans sucre, un euro cinquante, avalé d'un coup. Il vomit tout de suite, se lave encore, s'en va. Il descend la rue Stadìou, s'embrouille dans les petites rues de Monastiràki, comme on s'embrouille les pieds dans les grandes algues près du bord, et il débouche sur la place. L'arroseuse municipale répand la saleté de la place partout. Il regarde l'Acropole, où le jour se lève. Son visage totalement lavé par la lumière. Il voudrait dire : «Va te faire foutre, Acropole ! Va te faire mettre, Acropole ! C'est ta faute si j'ai lâché tout ce blé ! Deux mille euros net dans la lointaine Suède. Va te faire foutre, je te dis ! L'assurance et la sécu en plus. Une autre vie». Il ne dit rien, mais se tourne vers la lumière qui lui lave à nouveau le visage.
Il mâche la lumière avec tous ses muscles faciaux. Tout passe, tout s'écoule, ce qu'on vit ne dure pas. On l'endure ou non, ça passe, tout s'efface comme les traces de doigts sur la peau quand l'heure est venue, laissant une empreinte intérieure douce ou amère, selon les cas. Dans la vie tu n'es pas un passant, tu es le passage, voilà ce que tu dois te dire, voilà.
Il s'endort à l'Everest avant qu'arrive le sandwich aux trois ingrédients de son choix — il n'a pas payé. Le bonheur ? Un coin chaud à l'Everest un samedi au lever du jour — c'est personnel en fait, le bonheur de chacun est une question tout à fait personnelle, par-delà certaines constantes. Il s'est rappelé pourquoi toute cette vodka : va donc essayer — essai ou perversion ? — d'expliquer la nature personnelle, non chiffrable et non généralisable, du bonheur au chef du service comptable... Il y comprendrait quoi, ce bestiau ? On peut parier que le matin au réveil il regarde son portable, et non le bleu entre les immeubles. L'Acropole est bleue, le ciel bleu plus clair, bleue l'orangeade sans bulles. Ils ne comprennent rien, ils ne voient pas du tout le passage. La vie se poursuit toujours, par quelque bout qu'on la prenne. Le monde continue indépendamment du point de rencontre entre les individus, la vie aussi comme bon conducteur d'expériences, le passage comme point d'affluence des particules et de leur charge énergétique, l'alternance des images, l'indescriptible drame doux-amer de la respiration qui se poursuit normalement.
À dix heures arrivent les touristes. Ils sortent du métro comme des billes roulant hors de leur sac, hors de cette poche précieuse. Comprendront-ils donc quoi que ce soit au bonheur du passage qui sommeille derrière l'orangeade bleue et la carte plastifiée de l'Everest ? Fin février et la lumière partout, une lumière bleue, attique, obstinée, une lumière personnelle, de passage, qui baigne tout ce qui passe.
Née en 1992 à Trìkala en Thessalie, Vìvian Steryìou a fait des études de droit et vit aujourd'hui à Athènes. Elle a publié à ce jour trois recueils de nouvelles. Elle est la benjamine des sept auteures (autrices ?) introduites en France à l'automne 2022 dans le recueil Elles sont neuf !, au Miel des anges.