Quand l'âne Mèdios a été très vieux, on l'a laissé mourir dans la montagne.
— Tu seras bien, là, lui dit son maître. Pas d'herbe et pas d'eau. Tu crèveras vite et je n'aurai pas à creuser un trou pour toi. Les mouches vont se régaler en suçant ta patte blessée, et tu vas nourrir plein de corbeaux avec ta viande. Comme ça même ton cadavre va servir à quelque chose, a conclu le maître, qui voyait toujours le côté lumineux des choses.
Depuis quatre jours celui qui passe là-haut aperçoit une ombre maigre qui attend sous le soleil. Mèdios immobile regarde la mer au loin. Tôt ou tard ses pattes vont fléchir, son ventre lourd tomber, ses mâchoires se briser sur les pierres.
— Salut, Mèdios, salut ! crient les enfants que transporte leur père.
L'âne tourne la tête et regarde. C'est fini, la voiture a tourné ! Elle va vers Meraloùdi. Il a travaillé à Meraloùdi, le patron avait des vignes là-bas et l'emmenait. On chargeait le raisin dans les paniers, on chargeait les paniers sur l'âne et il était fier d'arriver à porter cent kilos sur son dos. Nous autres en ce temps-là, se dit Mèdios, on était tous costauds. Les ânes d'aujourd'hui n'y arrivent pas.
La nostalgie le prend soudain et il veut retourner aux vignes. Dans quelques jours c'est les vendanges. Si je n'y suis pas le patron va faire n'importe quoi, comme toujours, et il s'inquiète beaucoup pour son maître.
Mais voilà que les angoisses de Mèdios sont interrompues par deux silhouettes qui escaladent la montagne à quatre pattes. Elles ont laissé leur voiture sur la route et elles rampent vers lui, hors d'haleine, leurs longues robes à fleurs voltigeant au vent, leurs visages cachés par d'immenses chapeaux. Qui sont-elles donc ? se demande l'âne, qui ne connaît pas les deux Anglaises, bien qu'elles passent l'été sur l'île depuis trente ans.
Impossible de ne pas les connaître, ces deux sympathiques vieilles filles qui débarquent chaque année en mai et repartent en octobre vers leur triste patrie. Si on se moquait d'elles autrefois, aujourd'hui on les ignore, même si elles persistent à orner leurs chapeaux de rubans. Elles ne sont pas méchantes et laissent toujours, où qu'elles soient, un double pourboire.
Depuis trois jours elles voient la statue de Mèdios qui surveille l'horizon et elles s'inquiètent. La bête est-elle abandonnée ? Souffre-t-elle ? Aujourd'hui elles ont rassemblé leur courage et les voici. Encore essoufflées, elles sourient à l'âne poliment, prêtes pour les présentations.
— Meryl et Violet.
— Mèdios, l'âne de Panayis Grỳlis.
Mais tandis que les Anglaises tendent la main, elles se rendent compte que la pauvre bête ne peut faire de même. La patte avant droite ne tient plus que par la peau et trente mouches au moins en profitent. Les deux Anglaises, les mains aux joues, décident d'appeler d'urgence un vétérinaire. Celui-ci promet de venir tout de suite et deux heures plus tard il se pointe, fin prêt, avec sa trousse. Pas besoin d'examiner longtemps la patte.
— Dans ces cas-là, nous, on les tue, dit-il simplement. Je vais voir avec le maire pour qu'il envoie la benne à ordures.
Elles se regardent, sans voix.
— C'est soixante euros la consultation, dit-il en s'essuyant le front avec son mouchoir.
Les vieilles mains fouillent les portefeuilles, tandis que l'homme règle avec le maire par téléphone les détails de l'opération. En un rien de temps le camion est là, trois jeunes et solides gaillards en combinaison mettent pied à terre et le vétérinaire armé de sa seringue s'approche de la croupe de Mèdios, qui ne se doute de rien.
Le cri désespéré qui fend l'air appartient à l'une des deux femmes, et l'écho qui suit à l'autre. Elles échangent brièvement quelques mots dans leur langue et font signe au vétérinaire d'attendre. Elles sortent de leur sac un petit pain et l'approchent timidement de la bouche de Mèdios. Tout heureuse, la bête l'attrape d'un coup, les deux chapeaux reculent d'un bond, puis elles éclatent de rire. Comme elles ont eu peur quand sont apparues ces terribles dents jaunes, et comme il mange avec appétit !
Un tel bonheur, Mèdios n'aurait jamais cru ça possible. Tantôt il mâche, tantôt il regarde le camion qui va l'emmener enfin aux vignes. Des mains tendres lui caressent l'échine, une sensation agréable le parcourt tout entier, il n'est même pas gêné par la violente piqûre de mouche sur sa croupe. Au contraire ! Une douce torpeur lui fléchit les pattes et il tombe la tête la première dans une herbe fraîche. Voilà le ruisseau ! Voilà le caroubier où on l'attachait, voilà le sommeil tranquille près du murmure de l'eau. À son profond soupir se mêle un rire épanoui.
— Eh bien, mesdames, ça vous fait un choc ? demande le chauffeur du camion aux deux Anglaises en pleurs, tandis que le vétérinaire à côté range ses instruments dans sa trousse.
— Plus cinquante euros pour l'injection, dit-il sans tarder, craignant qu'on l'oublie sous le coup de l'émotion.
Les doigts minces et tremblants plongent à nouveau docilement dans les portefeuilles. Puis, se tenant par la main, elles observent les hommes qui tirent et traînent et s'échinent à charger l'âne dans le camion. Lorsqu'ils ont enfin terminé, elles descendent en clopinant jusqu'à leur voiture. Ne sachant où aller, fatalement, elles suivent le camion aux ordures. Il passe par des routes inconnues, et laissant derrière lui les villages, les pins, les eucalyptus, il traverse un paysage abandonné par la vie à jamais.
Les rapaces qui planent les avertissent qu'on arrive. Des barbelés sans fin où flottent, accrochés sur toute la longueur, des sacs en plastique, entourent ce que les humains ont rejeté loin d'eux. Ici, une cuisinière dans sa rouille et sur ses feux la lumière qui brûle. Là, deux jeunes mariés sur une photo encadrée. Plus loin, un mouton au ventre gonflé, peut-être un chien. Plus on avance, plus les choses perdent leur forme au point qu'on ne peut plus les nommer. Est-ce la table où l'on mangeait ? Est-ce le lit où l'on a aimé ? On s'interroge à la vue de cette bouillie nivelée par les engins.
Tout sent la pourriture, même le chien vivant attaché sous le soleil brûlant. Ce gardien de l'autre monde ne ressemble en rien à Cerbère. Maigre, pitoyable, il les accueille en agitant joyeusement la queue. Le camion s'arrête à côté de lui et les femmes qui suivaient s'approchent.
Inconsolables, elles observent à présent les hommes qui se retroussent les manches, prêts pour le travail. Le travail, c'est de les descendre de la benne au plus vite et de rentrer chez eux. Les jeunes femmes qui les attendent sont pressées de glisser leurs doigts sous leurs chemises trempées.
Les hommes se placent et commencent à tirer fort les pattes avant. Ils ne remarquent pas les deux têtes qui pendent. Ce qui les occupe, c'est les ventres. Ils traînent péniblement sur le métal, alourdis par les ans.
Elles aussi jadis avaient deux fossettes, comme les jeunes femmes qui attendent leurs maris. On ne le croirait pas s'il n'y avait les photos. Cette fille allongée au soleil qui rit aux éclats, c'est Meryl. Et l'autre, qui sort de l'eau en majesté, Violet. Ils ne le croiraient pas non plus, les hommes qui les tirent et les jettent sur un tas de terre. Ils croiront toujours que ces vieilles sont nées ainsi.
Ils regardent, indifférents, les robes retroussées, les jambes nues, les cheveux dénoués. Ils livrent tout cela aux mouches et vont à l'écart souffler un peu. Sortir leurs mouchoirs blancs pour éponger leur sueur. Qu'il est beau ce geste des hommes qui s'épongent ! À moins qu'ils ne leur disent adieu ? Oui, sans doute, car ils sont remontés dans le camion et s'en vont. Ils se dirigent sûrement vers la mer. Quelles réjouissances à la mer en ce temps-là ! L'un d'entre eux avait un caïque, il s'appelait Còstas, il buvait tout le temps et demandait Meryl en mariage. Ou Violet ? Il y avait un grand soleil, comme à présent. Ensuite sa mère les a installés sous la cannisse et ils ont dormi. Comme à présent. Et quelqu'un a raconté une histoire. Comme à présent. Celle de deux vieilles qu'on a jetées aux ordures. Elles regardaient le ciel, sans voix. Et entre leurs dents jaunes deux langues pendaient sèches au soleil.
Il a raconté ça, et les autres ont ri. Les deux Anglaises ont ri aussi, avec leur rire anglais particulier. L'âne a ri aussi, avec son hennissement long et triste. La vie a ri aussi, insouciante.
Eleonòra Stathopoùlou, née en 1955 à Athènes, a fait des études théâtrales dans la prestigieuse école de Kàrolos Koun et a joué au théâtre, à la télévision et au cinéma où elle a remporté deux prix d'interprétation. Elle a longtemps été productrice pour la radio. Elle a publié trois recueils de nouvelles et deux d'entre elles sont publiées dans l'anthologie Elles sont neuf ! qui paraîtra au Miel des anges à l'automne 2022.