J'ai toujours voulu le couper. Je ne l'ai jamais voulu suffisamment. J'ai tout essayé. Ciseaux. Sécateurs. Couteaux. Cutters. Scies. Haches. Au dernier moment ma main me trahissait. Et moi de revenir encore à la page précédente.
— Coupe-le, qu'on en finisse.
— Jette-le aux ordures, qu'on soit tranquille.
— Laisse-le pourrir.
Les années avaient beau passer, les kilomètres défiler dans mes voyages, il était encore là. Long. Charnu. Élastique. Cruellement résistant. Ferme. Je le voyais se traîner à mes pieds dans les trains, les avions, les bateaux, entre les ponts et les salles sinistres, et mettre en danger la vie d'inconnus, d'autres aussi.
Souvent je l'enroulais autour de mon poignet pour éviter les accidents. Le temps passait et il se déroulait, me faisant des crocs-en-jambe, couvrant mon visage de bleus et d'écorchures.
— Ramasse-le, enfin !
— Tu n'as pas honte de le laisser se balader ?
— Je vais te faire un procès !
À la maison il formait des labyrinthes, comme un serpent ou les tentacules d'une pieuvre. Il s'emmêlait dans les couvre-lits et les meubles, s'y perdait, se cachait sous les draps, faisait tomber les verres, cassait même les assiettes.
— Si tu ne veux pas le couper, moi je te le coupe !
— Qu'est-ce qu'il a de mieux que moi, dis-moi ?
Avec les années, au lieu de vieillir lui aussi et de se rabougrir, il gagnait en longueur, ses cellules se renouvelaient de façon inexplicable. Il grandissait comme un élastique détendu par l'usage mais qui résiste. Il m'enveloppait et me désenveloppait, tantôt me fermant la bouche, tantôt m'appuyant sur la gorge au bord de m'étrangler. Mais moi, j'avais beau m'efforcer de le couper, je manquais toujours de courage, même si je montrais ma haine en grinçant des dents, même si je le menaçais, révoltée, le mordant un bon coup.
Je ne comprenais pas pourquoi certains étaient si impatients de se débarrasser du leur. Cela ne me gênait pas de voir celui du chauffeur de taxi coincé dans la vitre, ou celui du pope Costis dépasser, joueur, de sa soutane. Tout cela pour moi était naturel.
Nous ne faisions qu'un. Elle et moi ne faisions qu'un.
J'ai bien dit elle. Et non pas lui.
Elle, ma mère.
Grâce à lui je la tirais et elle me tirait. Je la traînais et elle me traînait. Je la jetais par terre et elle me jetait par terre. Je la fouettais et elle me fouettait. Je l'aimais et elle m'—
Les nuits où le ciel semblait une mer noire trouée de lumière et tandis qu'elle dormait à des kilomètres dans la boîte qu'elle appelait sa maison, moi je l'attrapais avec assurance, le serrais, l'agitais en tous sens violemment comme s'il pouvait se couper tout seul. Parfois même je l'enroulais et le jetais en l'air de toutes mes forces. Bientôt il revenait. Un nœud coulant sans rien dedans dont le véritable usage serait de me tuer.
— Tu n'en as pas marre après tout ce temps ?
— Tu n'en as pas marre ?
— Tu en as marre ?
Même quand je la voyais couper une fleur dans le jardin, la saler, la poivrer puis la cuire au four, ou quand elle se perdait dans le quartier avec un sac plein de vêtements et d'ordures, moi je ne pouvais pas. Rien à faire, je ne pouvais pas le couper tandis qu'il se roulait entre nous. Même si elle me demandait cent fois si je faisais la vaisselle. Même si elle s'obstinait à me nourrir de gâteaux saupoudrés de chaux. Même si elle rangeait encore mes vêtements dans l'armoire. Elle était encore excessivement ordonnée — chose rare vu sa maladie.
— Et si la nature de l'être humain n'était pas de le couper, mais de le garder toute la vie ? demandais-je.
Tout le monde me regardait bouche bée. Certains avec dégoût.
Je n'ai pas réussi à le couper, même quand elle a quitté cette vie. Je l'ai vue s'enfoncer dans la terre, lui je l'ai tenu serré, elle j'ai tenté de la remonter.
Lui encore là, qui pendait de mon nombril. Mi-dedans, mi-dehors.
Elle.
J'ai bien dit elle.
Introduction
Discussion livresque
Beckett et ses œuvres complètes me dérangent incroyablement.
Le soir ils ne me laissent pas fermer l'œil. Ils font la fête, titubent sur mes rayons, ivres et ressassants, et attendant que Godot les rejoigne pour fêter ça. En l'attendant ils font des montagnes de poussière et nous noient tous dedans pour n'être pas dérangés par nos plaintes. Beloved de Toni Morrison fait le tour des lieux comme un fantôme dans l'espoir de les hanter au point qu'ils déménagent sur un autre rayon, mais ils n'en font qu'à leur tête. Je lui dis, ne pleure pas, Bien-aimée. Quelqu'un tôt ou tard écoutera aussi ton histoire...
Parfois Beckett et sa troupe déguisent Ionesco en Dieu, puis éclatent de rire. «Dieu ne te va pas !» s'écrient-ils. C'est vers ce moment-là que Sartre entre en scène avec sa Théorie des émotions, mais il provoque la réaction de Beloved qui déborde d'émotion, elle, et dont les pleurs éclipsent toutes les théories. «Elle pleure encore, celle-là ?» demande Sartre, que cela dérange visiblement. «On attend qui ?» demande la Bouche. «El Diablo !» répond l'Italien, et entreprenant de leur décrire les cercles de l'Enfer il jette un voile noir sur la bonne humeur de la soirée. «Vos gueules, enfin !» hurle un livre oublié sur un rayon voisin. «Ta gueule toi-même, s'écrient-ils tous en chœur, ta mère elle-même ne te connaît pas !» Et ils retrouvent le sourire.
Moi, d'habitude, je ne dis rien. J'ai appris à me régaler des insomnies que m'apporte leur fiesta. J'aime les entendre qui s'amusent en causant philosophie et littérature, ils aplatissent tout mais ouvrent en même temps de nouveaux horizons. Du coup je les admire. Je ne suis pas jaloux. Je ne veux pas devenir comme l'Othello de Shakespeare, détruit par sa jalousie, ni comme Shakespeare, rendu fou par l'abus d'opium. De toute façon il ne parle à personne. Il s'est enfermé dans son énorme édition de prestige aux feuilles presque translucides et ne fait absolument rien. Il ne parle même plus à ses personnages. «Moi je ne veux pas de poison, m'a-t-il dit un jour. Mon poison, c'est qu'on me lit même aux toilettes. Je n'ai pas écrit Le roi Lear pour qu'on se torche avec !» Je pense qu'il exagère. Paolo Coelho s'efforce en vain de le distraire avec ses propres analyses. Et moi, qu'est-ce que je devrais dire, l'ancêtre ! On a fait de ce que j'écris une Bible et je n'y crois plus moi-même !»
Plus généralement, j'ai remarqué quelque chose de très étrange sur les rayons ces derniers temps. Tout le monde semble traverser une phase dépressive. S'il existait des psychologues pour livres ils coûteraient sûrement une fortune, car ils ne doivent pas seulement soigner les livres, mais leurs personnages.
Les livres grecs de la bibliothèque sont rangés sur un rayon réservé où ils marient leurs personnages et parlent le plus souvent de Cavàfis, Sefèris et de tous les grands poètes. L'autre jour, c'était un mariage arrangé entre la Tueuse de Papadiamàndis et le Capétan Mihàlis de Kazantzàkis. À présent ils habitent ensemble, côte à côte sur le rayon. N ne pouvait pas rêver pire mariage — condamné à l'échec, tout comme la plupart. «Mais est-ce possible !» a réagi la Poupée de cire de Christomanos. Dans un coin la petite Cassandre de Margarìta Karapànou observait les réjouissances du mariage parfait, sachant au fond que son Loup à elle guettait pour déchirer les pages de tout le monde, en même temps que les siennes à elle.
«Réfléchissez !» ont crié Socrate et Aristote. Certains les ont entendus et d'autres non. D'ailleurs les grands discours des philosophes grecs antiques ne leur rappelaient que leur triste sort. «Comment a-t-on pu en arriver là, mon vieux Platon ? Ce qui me chagrine en fait, ce n'est pas que les gens n'auront pas d'argent pour acheter. Ce qui me dérange, c'est qu'il n'aura pas d'argent pour lire, et il n'y a pas pire malheur !» C'est ce que dit un livre qui cache toujours son titre — il ne m'a pas laissé le voir —, j'entends ses discussions de loin, en apprenant beaucoup de sa modération. «Ne craignez pas vos frères !» s'écrient les livres chypriotes depuis en face. Nous sommes tous sur le même bateau !» C'est aussi l'heure où Kafka se réveille métamorphosé en cafard. «Vous êtes invisibles, pourquoi parlez-vous ?» s'écrie-t-il. Les livres chypriotes ont du mal à comprendre son allégorie. «Invisibles, nous ?» s'interrogent-ils mutuellement. «Nous, invisibles, NOUS ?» Puis ils oublient tout en continuant d'analyser et de remâcher le passé.
«Mangez ma poussière !» lance, jailli de nulle part, l'un des vampires de Meyer. «Mangez aussi notre poussière à nouuus !», le suivent en minaudant diverses héroïnes amoureuses, prostituées et passionnées. «Venez que je vous apprenne comment trouver le bonheur !» ajoute un best-seller de développement personnel. «Venez que je répare votre mariage déjà condamné !» poursuit un autre.
«Toi, pourquoi tu ne parles pas ?» demande Sylvia Plath à Dostoïevski. Ceux-là nous ont écrabouillés ! Il faut faire quelque chose ! On crèèève là-dedans, tu ne le comprends pas ?»
Je la vois préparer un petit-déjeuner pour le Petit prince et les contes de la bibliothèque. Puis je la vois fourrer sa tête dans un livre de photographie. La photo qu'elle choisit apparaît clairement. Un grand four brûlant.
«Qu'est-ce que tu vas faire ?» je crie de loin pour l'arrêter. Elle se tourne un instant vers moi. Ses pages ont commencé à se consumer.
«Toi, qui es-tu ?» demande-t-elle.
Mes lèvres se figent. Elle fourre de nouveau la tête dans le feu, comme une sorcière.
De loin l'Estragon de Beckett demande naïvement : «Elle s'est encore suicidée ?»
«Oui, dis-je, hésitant. Elle a fourré sa tête dans un four.»
«Toi, qui es-tu ?» demande-t-il.
Je reste la bouche ouverte. Sans un mot.
Je suis Personne ! me souffle Beloved.
Et je réponds, «Personne».
Tante Kelly disait toujours que la lampe de son salon, avec le chapeau de son abat-jour, était un terroriste, que son cristal de Murano ébréché ressemblait à une cicatrice, son fil à un fouet, son ampoule à un mécanisme qui tue.
Par ses câbles entremêlés derrière les murs elle transmettait toute la nuit des messages codés, elle envoyait des codes secrets à des grille-pain furieux, à des palmiers pourvus d'antennes, à l'île entière. Cette lampe, disait-elle, échafaudait le plan de destruction massive parfait, tout en étant, au fond d'elle-même, «réellement malheureuse» et «maltraitée délibérément». «Personne ne veut plus d'abat-jour noir depuis le 11 septembre», murmurait tante Kelly, tout en sirotant sa camomille froide dans sa tasse en porcelaine, et précisant que les messages de la lampe étaient brefs et denses — Mes frères, mes sœurs, ici Ombre Noire, Ombre Noire, Ombre Noire vous appelle. Qu'elle utilisait des pseudonymes étranges et des langues différentes pour faire diversion, qu'elle agissait seule, qu'elle était le cerveau de l'opération, qu'elle faisait tourner son abat-jour comme un radar, avalant les données et les retransmissions de stations voisines.
Tante Kelly avait une imagination folle. Les grands parlaient de schizophrénie, mais moi je le savais, ma mère ne m'aurait jamais laissé seul avec une femme qui entendait des voix rien que pour aller s'envoyer en l'air avec un mec. Et de toute façon, comme disait ma mère pendant toute mon enfance, tante Kelly était si seule qu'elle ne risquait pas de perdre la tête.
Sombrant dans son fauteuil crapaud, agitant ses mains osseuses pendantes, tante Kelly répétait en toussant, «Je te le dis mon petit, je te le dis pour que tu le saches», ajoutant que la lampe souffrait du syndrome d'Electre. «Elle est amoureuse de son père, un lustre qui vaut cinq mille euros».
Souvent réfugié dans mes BD, dont la couverture glissait sous mes doigts perpétuellement suants, je me demandais si les lampes pouvaient avoir un père, être amoureuses de lui, et parler comme des terroristes ou des espions, bip, bip, lumière et ténèbres vous appelle, ténèbres, ténèbres vous appelle, bip, bip. Tout cela en fait n'avait absolument aucun sens, comme le divorce de mes parents, ou comme voir un inconnu sourire dans la rue et souhaiter qu'il soit notre père.
Lorsqu'un incendie s'est déclaré dans un immeuble voisin, tante Kelly s'est ruée sur le balcon en petite tenue, me tirant derrière elle comme si j'étais une pompe à eau, en hurlant : «C'est elle ! C'est elle qui l'a fait ! Je le savais, nom de dieu !»À partir de ce jour-là elle utilisa sans arrêt le son «bzz», et appela sa lampe Electre. «Bzz, il faut simplement qu'elle absorbe des volts en plus, bzz, ses acolytes vont l'acclamer, bzz, bzzzz, tous les câbles retransmettront son suprême sacrifice !»
Electre allait tout réduire en cendres. Les banquiers corrompus, les chaises longues, les sacs plastique, les perruques et les jeunes «excessivement impolis et insensibles».
Puis tante Kelly toussait simplement, elle toussait beaucoup, comme si elle crachait son âme, et murmurait, entre ses lèvres collantes et malodorantes, «On devient fou, fou, après tous ces volts». Sa tête chauve, épuisée luisait devant la lumière d'Electre, «comme un phare dans la nuit».
— On devrait essayer dans des lieux publics.
— Tu es folle ?
— Julia dit qu'elle a sauvé son mariage comme ça.
— Avec Billy ?
— Non, avec celui d'avant.
— On a dit, à la maison, pas dehors. Tu n'as pas aimé le fantasme de l'armoire ?
Elle marmonna une longue réponse d'où se détachait le mot «trouillard» et se replia sur la cuisine où elle déchargea sa colère sur les assiettes, les entrechoquant violemment.
Ils restèrent trois jours sans se parler. Le quatrième soir, en rentrant du boulot, il la chercha dans toutes les pièces, tous leurs coins préférés — l'armoire, le frigo, la table. Personne. Il cria son nom deux ou trois fois, en feignant la panique — parfait dans ce rôle —, il lui téléphona, et son portable sonna sans arrêt sur la table de nuit. L'impression d'avoir mystérieusement perdu son partenaire accroît la libido, c'est ce qu'on disait. Cela ouvre la voie vers une réorientation de la relation et de soi-même. Il ôta sa veste et l'accrocha au porte-manteau, qui croulait toujours sous les vêtements, mais cette fois plus encore, semblait-il. Un foulard bougea soudain. Il vit jaillir un doigt joueur. «Ah ah !» s'écria-t-il, décrochant un à un vestes et manteaux. Le bras entier apparut, puis le sein. Comment résister, il le lécha, la manche d'une veste lui appuya sur la tête, il se baissa, s'enfonça, fit apparaître ses cuisses osseuses, les lécha elles aussi tout en déboutonnant son pantalon. Il s'avançait à quatre pattes et tira la nouvelle culotte avec les dents.
— On y prend goût, non ?
— J'ai appris à aimer ça.
Il lui couvrit le corps de tous les vêtements jetés par terre. Elle fut bientôt entièrement invisible. Puis il se planta debout à côté d'elle. C'était là l'une des règles qu'on leur imposait dans la thérapie : après le sexe, rester quelques minutes l'un à côté de l'autre, sans bouger, sans parler. Et quand chacun d'eux jouait le rôle d'un objet — ce jour-là ils étaient des chaises —, l'un des deux devait se retirer en laissant l'autre libre de réfléchir et s'interroger. C'est une forme de sacrifice, disait-on. Et en effet, leur relation avait atteint un autre niveau.
— Doucement, tu m'écrases !
— On n'a pas dit que tu étais un tapis ?
— Un tapis, ah oui, c'est vrai.
— Tu es mon tapis qui mouille ?
— Ton tapis qui mouille, oui, ouiii...
Les conseillers leur avaient aussi offert un Kamasutra spécialement adapté. Certaines positions étaient un vrai défi, surtout celles qui comportaient des objets suspendus. Un peu de yoga aérien les aiderait, leur disait-on. Le manuel contenait un glossaire avec des dialogues tout prêts et d'autres expressions en rapport. Dans la nouvelle édition on avait même ajouté un appendice avec des scénarios et des conseils plus avancés, avec des maximes philosophiques du genre Objectivez-vous pour personnaliser votre couple.
Un jour Julia appela pour leur dire, c'est fini, on laisse tomber, ils commençaient à dérailler, Billy n'en pouvait plus, il n'avait pas la résistance du premier mari. «Arrêtez-vous aussi avant qu'il soit trop tard», conseilla-t-elle. Nìkos, son voisin, avait perdu la boule : voulant devenir une vraie statue, il avait recouvert son corps de plâtre au point de ne plus pouvoir bouger d'un pouce, Nìki l'avait trouvé dans la cour derrière, le sexe dressé — «Incroyable !» —, son visage lui-même plâtré, il pouvait à peine respirer. Les conseillers avaient décidé de fermer peu à peu les annexes de province, ils garderaient seulement le siège dans la capitale, «Ils doivent nous trouver très réac. Ils continueront d'offrir leurs services sur Internet, si ça nous intéresse. Nous on leur a dit qu'on ne veut pas».
La voix de Julia résonnait encore à ses oreilles. Julia avait ce pouvoir sur les autres.
Pauvre Nìkos. Objets à fuir : plâtre, colle, ruban adhésif. Eux-mêmes s'étaient servis d'un pareil ruban une fois, ils n'arrivaient pas à se calmer, surtout au début. Les conseillers appelaient ça le coït silencieux — Vous devez apprendre à écouter le corps et non la voix.
Mais n'était-il pas au salon à l'instant ? Un nouveau jeu ? Il se débrouille très bien. Au début elle ne l'en croyait pas capable. Leur vie en est changée ! Il rentre du boulot plus tôt, elle a plus d'assurance, est devenue plus femme fatale, plus passive sans doute, mais au bon sens du terme, toujours au bon sens. Et ce regard. Quand on regarde vraiment quelqu'un. Comme elle a souffert sans ce regard. C'est la première chose qui s'en va, leur ont-ils dit. La plupart des gens ne plongent pas dans les yeux de l'autre. Cependant elle chercha partout, même sous le lit, elle détestait le fantasme du lit, trop claustrophobique. Était-il passé pour de bon au stade suivant ? DANS LES LIEUX PUBLICS ?
La tension lui engourdissait le menton et les joues. Elle courut au jardin, repoussant les plantes et les fleurs à droite et à gauche comme une nageuse égarée, puis elle regarda sur le trottoir, dans le parc, les commerces voisins, sous un banc, dans une benne à ordures. Elle chercha pendant des heures, avait mal aux jambes, la libido s'était envolée. Enfin elle dut appeler la police et le déclarer disparu.
Il fut retrouvé à demi nu au passage piétons près de la pharmacie.
Julia aussi était à demi nue. Ils étaient face à face, dos droit, cou légèrement penché. Il bandait. On s'était moqué d'eux au commissariat, ils avaient beau baisser la voix, elle les entendait.
Elle se rappela les paroles de Julia qui résonnaient à ses oreilles après son appel, oui, Julia avait ce pouvoir sur les autres. Ils avaient dû rester assez longtemps plantés comme des pièces de musée avant l'arrivée de la police, deux corps face à face, des voyants orange sur la tête, immobiles, scintillants, chacun fixant l'autre, chacun désirant l'autre au point qu'ils n'en pouvaient plus — Nos pratiques sont inhabituelles mais nous avons sauvé beaucoup de couples —, représentant les piquets lumineux du passage piétons, la poitrine de Julia ferme, les tétons durs, les cuisses parfaites. Le vide entre eux plein de désir. Elle le connaissait bien ce vide, ce vide entre eux.
Marìa A. Ioànnou est l'une des neuf auteures que le Miel des anges publiera cet automne dans Elles sont neuf. Née en 1982 à Chypre, où elle vit, elle a fait des études de lettres au Royaume-Uni et publié son premier recueil de nouvelles en 2011. Ces textes sont tirés du suivant, Chaudron, datant de 2015. En 2013, elle a créé le festival annuel Sardam, alliant littérature et moyens d'expression modernes.