Stèria Kàvvalou



Mona Lisa


Elle s'appelait Lisa et vivait près de la rivière. On l'aurait cru sortie de Playboy. Une pin-up de treize ans. Cheveux d'or frisés, yeux verts, lèvres charnues et le derrière idem. La frimousse la plus angéliquement vulgaire du village.

Elle savait lire. Des magazines. Elle était en sixième et c'était comme si elle terminait la fac. Il n'y avait pas plus haut. Chaque fois qu'elle te voyait entrer, la dernière cigarette au bec, elle quittait les images en couleur et courait vers ton paquet. Que voulais-tu de plus ? Frétillante, avec une dot, moins de seize ans, on te conseillait de l'épouser plus tard. Et en plus elle était bien roulée.

Un soir elle te vampait, le suivant tu la dépucelais. Tu l'as demandée à son père et tu l'as eue. Et voilà. Après le passage à la caisse aucune réclamation n'est acceptée.

Elle n'était jamais allée à Athènes. Mais elle rêvait à plus loin encore. À des Londres, des Amériques... Selon moi tu n'étais pas le genre à promettre des voyages. Une ou deux fois tu l'as descendue à Heraklion et encore, tu l'as laissée dans la voiture. La troisième fois, pour choisir la robe de mariée. La veinarde. Il n'y avait pas de plafond aux dépenses et la liberté de consommer, pour un instant, semblait se confondre avec la liberté de mouvement. Une adolescente en fleur est devenue épouse entre les 24 carats et les revolvers. La vraie fête commencerait après la nuit de noces.

Lisa est entrée dans son nouveau rôle, ignorant le danger. Chose étrange puisqu'elle avait vu, elle savait. Sa mère, devenue belle-mère, a été mère pour la cinquième fois. À trente-deux ans. Jolie, mais toute ridée. Sa peau avait attrapé la fatigue et le soleil.

Elle a passé le premier hiver enceinte, seule et sur le dos. Elle se plaisait à regarder le plafond. Elle aimait sa blancheur, elle dessinait sur lui sa vie rêvée. Ses balades l'amenaient à la cuisine et devant la télévision. Dehors la neige s'incrustait depuis des mois et le médecin, inquiet de cette grossesse adolescente, avait prescrit, si possible, une immobilité plus grande.

À ton côté Lisa semblait un meuble pas fonctionnel du tout. Avant qu'elle perde les eaux et que tu tiennes entre tes mains l'héritier, tu n'avais rien de commun avec elle. C'est pourquoi, une fois marié, tu as poursuivi ton activité favorite : le commerce. Ukrainiennes, kalachnikov, cannabis indica. Tu veillais toujours à mêler le boulot et le plaisir.


L'accouchement a failli la démolir. Le médecin a décrété qu'une autre grossesse la mettrait en danger de mort. Mais toi, indocile depuis le berceau, tu as continué à semer. La panique et tes moutards.

La frimousse angélique du village était devenue un chien de l'enfer. L'année de la majorité officielle l'a trouvée lestée de quatre bébés mâles déchaînés. Dévastée. Ses culottes étaient teintes en rouge. Elle sentait la rouille. Ses boucles emmêlées par les hormones et la faiblesse, anneaux brisés.

Elle s'efforçait. De rester fidèle à son alliance, à l'obéissance «till death do us part». Mais les rêves qu'elle décalquait sur les plafonds blancs depuis l'enfance n'ont pas résisté. Ils se sont mis à revendiquer leur vie propre. «Je veux une amie. Sortir. Apprendre les mots qui me manquent pour lire un livre. Me servir d'un pinceau et de couleurs. Je veux des fenêtres ouvertes. Le ciel et les étoiles.»

Elle a cherché de la compagnie, a invité les femmes d'en face. Elles ne pouvaient pas. Elles devaient, disaient-elles, s'occuper de leur mari et des petits. Elle t'a demandé de l'emmener prendre un café. Tu avais du travail et les cafétérias ne sont pas pour les femmes mariées. Elle a demandé à aller au collège, mais elle était trop vieille pour ça, disait-on. Elle a demandé une boîte d'aquarelle et des marqueurs. Les villageois l'ont appelée Mona Lisa.

Ta mère n'avait pas de mots pour décrire le mauvais mariage de son fiston. «Quelle te fasse une fille au moins, que tu aies une femme pour s'occuper de la maison. Mais c'est une folle.» Elle était folle car on lui avait fermé les yeux sans lui laisser le temps de les ouvrir. Car elle fabriquait un bébé en détruisant ses entrailles. Car on lui avait lié ses mains fraîches, et elle cherchait à se délier sans couper la ficelle.

Les petits mâles couraient les rues à jeun. Toi seul mangeais bien, quand tu n'étais pas chez toi. Ils se rassemblaient le soir, boueux, merdeux, et Mona Lisa ne les mettait même pas au lit. Mais toi tu ne t'étais pas couché depuis longtemps dans le tien. Quand ils demandaient leur mère, tu devenais furieux. Furieux aussi quand tu rentrais en elle pour qu'elle te fasse une fille. Les voisines qui n'avaient pas pitié pour elles-mêmes, mais pour les tiens, leur donnaient de la viande et les nettoyaient parfois au jet d'eau.


Le jour où elle a su par le médecin qu'elle avait enfin une fille dans le ventre, son regard a débordé de désir et d'insoumission. Elle patienterait neuf mois, neuf. Puis elle prendrait son enfant chéri et elles partiraient. Loin du village ?

Le temps a coulé dans ses méandres douloureux bien connus, avec Mona Lisa toujours enfermée. Sur les murs, les plafonds, les sols. Le bébé n'était pas du tout pressé de naître. Même au bout des neuf mois, on n'a pas entendu pleurer. La fille avait décidé toute seule d'abandonner ce ventre inutile.

Mona Lisa a reconnu son courage. L'heure était venue de montrer le sien. Elle a quitté son lit et s'est mise à cogner de la tête contre les murs de la clinique. De face et avec élan. Rouge vif sur blanc. Avec succès. Le sourire énigmatique sur ses lèvres a justifié son nom. Tu as raconté aux villageois qu'elle était morte en couches. Elle n'a manqué à personne.










Marlboro lights


Maman, je lui avais interdit de fumer. Quand je la voyais essayer le café, tous mes cœurs d'enfant avaient mal. Papa fumait des paquets entiers. Et il n'avait rien à faire de ma sollicitude. Mais en cet après-midi du mois d'août, tandis que je disais adieu à mon troisième poisson rouge dans l'oubli douteux de la cuvette, j'ai décidé de mettre un peu à l'épreuve la vaillance de ma responsabilité enfantine.

J'ai caché ses Marlboro lights dans les WC des étrangers, demandé pardon à Goldin pour l'excès de nourriture que j'avais jeté dans son bocal, me suis signé en actionnant la chasse d'eau et j'ai décidé de devenir meilleure.

L'angoisse étranglait ma jeune gorge plus encore que la chaleur. J'avais demandé à papa la mer. «Je vais faire la sieste et on verra». L'eau de l'après-midi n'est pas la meilleure pour moi et «on verra» c'est non.

J'ai attaché ce qui servait de drap aux barreaux blancs et à la poignée pour faire de l'ombre et j'entrais et sortais en dessous sur ma serviette mobile. J'attendais que le réveil sonne au fond du fond. C'est comme ça qu'on appelait la chambre où papa dormait après le déjeuner, dans l'assurance de n'être pas gêné par nos cris insomniaques.

Porte qui s'ouvre, pipi, glaçons, shaker, briquet et «mes cigarettes ? où sont mes cigarettes ?» Assis. Maman s'est levée aussitôt pour les chercher. Assis énervé. Elle ouvrait des tiroirs, des sacs, fouillait dans les chemises, les pantalons. Je l'ai même entendue ouvrir le lave-linge des fois que par erreur. Non, pas d'erreur. Elle changeait de pièce et ses sabots faisaient entendre sa panique.

«Alors quoi ?» C'était la voix nerveuse du papa indigné. La réponse une fois de plus est venue des sabots qui repassaient dans les mêmes pièces, les mêmes placards, les mêmes tiroirs pour un double-check.

J'aurais tellement voulu éviter cette peine à maman, mais je n'ai pas bougé, bon petit soldat, derrière le canapé en velours côtelé du salon qui commençait à me faire transpirer. Je suis restée recroquevillée, fière de ce qu'une fois, deux fois, trois fois il ne les trouverait pas et oublierait pour toujours de se les coller au bec.

Les clameurs paternelles m'ont tirée de mon immobilité assez vite. Les recherches de maman ne donnant rien, le tour du troisième membre de la famille était venu. J'ai quitté ma cachette en riant. Je le voyais avec son air furieux et je continuais de lui sourire en face, heureuse de nous savoir débarrassés de la mort tabagique. C'est vers ce moment-là que j'ai pris ma première baffe. Elle a été soudaine, douloureuse et arrosée de larmes.

J'ai surmonté ma surprise et persisté, murmurant pour moi-même «I am on a mission». Dès qu'il comprendrait ce qui s'était passé et pourquoi, il me prendrait dans ses bras, fier de ce que j'aie voulu le sauver d'une maladie certaine et il m'aimerait sûrement davantage. Cela ne s'est jamais fait.

Les coups ont cessé quand les voisins ont commencé à crier depuis leurs fenêtres ouvertes «arrête, tu vas l'abîmer la petite !» Et la petite est allée dans sa chambre, a soulevé son oreiller, laissant voir la cartouche toute neuve de Marlboro lights.

Après un demi-paquet papa s'est douté qu'il avait fait fort et a demandé à maman s'il restait un maillot de sec. Il allait nous emmener à Vravròna. Moi je souhaitais plonger dans mon lit douillet, frais et rassurant, mais lui voulait satisfaire ma demande, oubliée depuis. On a satisfait la sienne.

La route a été silencieuse. Nous sommes arrivés après huit heures. Le soleil s'est couché, la pluie est venue le border. Je ne voulais pas quitter la voiture. J'avais froid et peur.

«Tu voulais la mer, non ? Eh bien nage !» Maman a ôté son paréo et ma jupe, m'a prise par la main, que je ne me blesse pas sur les rochers, et nous avons plongé dans l'eau glaciale. Nous avons nagé juste le temps d'apaiser le paternel et en sortant elle m'a exhortée à ne pas oublier de le remercier pour la balade.


Je me suis assise sur la natte avec les lèvres violettes et un vent de nuit qui n'allait jamais sécher mes cheveux. Mes plaies souffraient du sel et moi d'être une enfant. «C'était bien» ai-je déclaré, certaine que là où se trouvait Goldin c'était nettement mieux.

Je me suis juré de laisser les grands se détruire tranquilles et me suis persuadée que si papa plaçait la cigarette plus haut que moi, fumer ce n'était peut-être pas si mal. Le lendemain j'ai acheté mon premier paquet. Quant à la mer, je n'ai plus jamais pleuré pour l'avoir.



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Stèria Kàvvalou, née en 1982 à Athènes, a étudié le français et la traduction. Elle a publié trois recueils de nouvelles, un roman, un recueil de poèmes et des contes pour enfants. On la retrouvera au Miel des anges à l'automne, en compagnie de huit autres auteures de textes brefs, dans Elles sont neuf. Les deux nouvelles ci-dessus sont tirées de Familial (en français dans le texte), paru en 2014.



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