Tournant
Instant, que m'a lancé ce soir
la main que j'aimais tant
tu m'es arrivé au couchant,
tout comme un oiseau noir.
Le chemin devant était blanc,
buée de sommeil légère,
sainte cène crépusculaire...
Graine de sable, instant
par qui le sablier tragique reste
muet, que tu arrêtas,
comme s'il avait vu Hydra
dans le jardin céleste.
Lentement devant le soleil
Lentement devant le soleil
tu parlais, il s'éteint,
Bilio, trame de mon destin,
ton nom mis en sommeil.
Quelques instants ; dans l'univers
que s'est-il donc passé ?
Amour non écrit effacé,
et plus d'eau dans le verre.
Soleil éteint... Où est le lieu
si cher, et tes seins nus,
mon dieu, et qu'est-il devenu,
de ton âme le feu ?
L'affligée
Sur la pierre de la patience
tu t'es assise un soir
et l'on voyait dans ton œil noir
s'étendre la souffrance.
Aux lèvres tu avais un pli
tremblement nu étrange
lorsque l'âme en rouet se change
et les sanglots supplient ;
Tu avais en tête un refrain
qui les larmes déclenche,
et ton corps partant de ta hanche
remontait vers ta main.
Mais l'accablement de ton cœur
sans gémir s'est changé
en ce sens qu'au monde a donné
des astres la lueur.
Automobile
Sur la route, ce compas, entre
ses branches qui vous serrent,
les doigts du vent dans la crinière,
des milles dans le ventre,
nous allions, vides, morfondus,
les doux regards fouettant ;
fard que l'esprit, fard que le sang,
tout nus ! tout nus ! tout nus !
...À deux dans notre lit bien chaud
aux oreillers légers,
le vertige savait filer
comme un poisson dans l'eau...
Sur la route aux bras qui s'écartent
nous allions, simples corps,
nos deux cœurs, chacun sur son bord,
séparés, gauche et droite.
Refus
Sur le rivage de l'îlot
blanc comme la colombe,
nous avions soif sans ombre,
mais saumâtre était l'eau.
Sur la blondeur du sable un nom
très cher avons tracé ;
mais il fut bientôt effacé
par un vent bel et bon.
Désirs et passions partagés,
quel souffle dans nos cœurs
a conduit notre vie ; erreur !
Il a fallu changer.
Les compagnons dans l'Hadès
Puisqu'on avait encor du pain
faut-il être imbécile
pour avoir mangé sur son île
d'Hélios les lents bovins
dont chacun vaut la citadelle
prise après quarante ans
qui passèrent en se battant
pour se rendre immortel !
Sur le dos de la terre, avides,
nous avons bien mangé,
désormais sous terre allongés,
repus, le cerveau vide.
Années 20. Le jeune Sefèris, exilé entre Paris et Londres, écrit les poèmes de son premier recueil, Strophi, qu'il publiera en 1931. Il est alors profondément imprégné par la poésie française de l'époque. Les six poèmes que voici, les tout premiers du recueil, adoptent la forme de la contrerime découverte chez Toulet (rythme abab, rimes abba) et les huit autres, eux aussi, sont denses et obscurs comme chez Mallarmé ou Valéry.
Le titre, Strophi, signifie à la fois «strophe» et «tournant», mais c'est ce deuxième sens qui l'emporte : cette poignée de poèmes fut un tournant dans la vie de leur auteur en même temps que dans la poésie grecque.
Celle-ci a mis du temps à s'en apercevoir, mais cette fois ça y est : Sefèris est devenu peu à peu une sorte de poète national, couronné par le Nobel, et les quelques pages de Tournant ont inspiré des livres entiers.
Tournant est inédit en français, vu la difficulté de la traduction. Sans la magie de leur forme, ces poèmes n'ont plus grand sens.
Dans «Tournant», «Hydra» est à la fois le nom de l'île bien-aimée paradisiaque et celui de l'infernale Hydre de Lerne.
«Refus» est connu de tous les Grecs, ayant été mis en musique par Mìkis Theodoràkis.
«Les compagnons dans l'Hadès» : allusion à un épisode de l'Odyssée. Les compagnons d'Ulysse, bloqués sur l'île d'Hélios, le dieu-soleil, ayant mangé les bœufs de celui-ci, en sont punis par la mort. Seul Ulysse en réchappe.
Ces quelques poèmes sont l'amorce d'une intégrale de la poésie seférienne, dont je rêve depuis des années. Je la voyais publiée en 2041, l'œuvre tombant alors dans le domaine public ; il se peut que le rêve se réalise plus tôt.