Nìkos Kavvadìas était marin, il a passé sa vie sur les bateaux, longues traversées, longues heures d'ennui, pourquoi diable a-t-il si peu écrit ? Le lecteur français a déjà pu lire son œuvre en prose : Li, mince recueil de nouvelles, et surtout un récit, Le quart, excellemment traduit par Michel Saunier, porté au succès par Olivier Rubinstein et Alain Martin qui animaient alors les éditions Climats, et disponible aujourd'hui en Folio. À quoi viennent s'ajouter deux livres posthumes, publiés aux éditions Signes et balises dans des traductions de Françoise Bienfait : Journal du timonier, recueil de proses anciennes, et Nous avons la mer, le vin et les couleurs, Correspondance 1934-1974. Quant au poète Kavvadìas, il est connu dans son pays pour trois recueils, cinquante-deux poèmes écrits sur plus de quarante années, soit une page et demie par an. À quoi s'ajoutent, il est vrai, une bonne trentaine de poèmes restés dans l'ombre.
Kavvadìas occupe en Grèce une place à part : dédaigné par les doctes (les trois grandes histoires de la littérature grecque — celles de MM. Dimaras, Vitti et Polìtis — l'expédient en quelques lignes), il a été très tôt reconnu par ses pairs, et aussi par un large public. Ses poèmes surtout se vendent, ils sont mis en musique, appris par cœur, et l'admiration qu'ils suscitent s'accompagne d'une profonde affection. L'oncle Nìkos, là-bas, fait partie de la famille.
Ceux d'entre nous qui ont subi l'envoûtement du Quart se sentiront chez eux dans ces poèmes : on y retrouve partout la mer, les ports et les rafiots plus ou moins pourris, cette vie que Kavvadìas aima autant qu'il la détesta. On y est ébloui par les mêmes visions, imprégné par la même fièvre, tantôt bercé, tantôt secoué par la même houle, la même oscillation entre réel sordide et fantasmagorie, émerveillement et amertume, humour et désespoir. L'errance du marin devient ici l'image de la condition humaine, dans son éternelle ambivalence — une image violente et changeante comme la mer.
L'opus 1 de Kavvadìas, Marabout, œuvre prometteuse d'un jeune homme de vingt-trois ans, petit neveu de Baudelaire et cousin de Mac Orlan, est resté son recueil le plus populaire, et le moins original ; pourtant, presque partout, sous les figures obligées de l'exotisme, on sent poindre la plus sincère émotion. Ce qui fait le charme de Kavvadìas, et sa force, est déjà là : on ne sait jamais s'il pleure ou s'il sourit. (Les deux en même temps, sans doute.) C'est cette hésitation perpétuelle entre sérieux et jeu, spleen et sourire, flots lourds et vent léger, qui fait miroiter ses poèmes comme la surface des eaux.
De Marabout à Brume, dix-huit ans ont passé. Le décor est le même, et pourtant, quel changement ! La vie et ses épreuves, la guerre aussi, ont marqué le poète. L'amertume s'approfondit ; des préoccupations politiques apparaissent par éclairs — Kavvadìas avait le cœur à gauche. Mais surtout, la parole se fait plus dense, elliptique, parfois énigmatique, pleine d'allusions obscures ; la continuité narrative éclate, on change à tout moment de lieu, d'époque, dans une dérive continuelle. Il n'y a plus de personnages bien typés, longuement décrits, mais des silhouettes fugitives ; on se perd dans les «je», les «tu», les «il» ; qui parle ? à qui parle-t-on ? «Tu», c'est tantôt le poète lui-même, tantôt la Femme — non plus un ange ou une putain, comme naguère, mais une figure mystérieuse, insaisissable qui est tout ensemble, qui dispense à la fois bonheur et chagrin — et c'est peut-être aussi la mer elle-même... Chez Kavvadìas, plus on avance, plus on s'égare.
Dans Traverso, ultime recueil, paru vingt-sept ans plus tard juste avant la mort du poète, la brume ne fera que s'épaissir — même si le soleil perce dans les trois derniers poèmes, dédiés au petit-neveu du poète, alors enfant.
Dans Brume et Traverso, chose étrange, le vers est toujours là. Ce qui n'avait rien d'inhabituel dans les années 30 devient exceptionnel après-guerre, à l'époque du vers libre hégémonique. Le poète fait-il preuve ici d'un conservatisme prudent, voyant dans cette forme stricte un garde-fou, une digue face à l'éparpillement du contenu ? Ou au contraire, a-t-il choisi l'anachronisme pour son côté subversif ? Sortir en douce le vers ancien de son radoub, emmener ce vaisseau fantôme dans ce qui pouvait être une ultime virée, n'y avait-il pas là un acte de piraterie poétique ?
Le vers, ici, porte l'ambiguïté à son comble. La solennité de ces rythmes, ce rimes éclatantes, c'est peut-être un hommage ronronnant de plaisir à la tradition — ou peut-être un jeu moqueur. Ce décalage incongru entre enveloppe et contenu, il amuse, il rassure — à moins qu'il ne déroute. Entre émotion et dérision, le poète nous mène plus que jamais en bateau.
J'ai donc traduit les vers de Kavvadìas en vers. Est-il vraiment besoin d'expliquer pourquoi ? La poésie est d'abord musique. Ne pas suivre les mouvements de roulis du poème grec, ce serait perdre une bonne moitié de la cargaison.
L'art du vers, technique un peu délaissée, dont on s'exagère la difficulté, n'exige qu'un grand amour du rythme et un petit tour de main. J'éprouve à versifier des voluptés d'artisan patient. Mais je triche un peu. Respectant les règles essentielles du vers classique (rythme et rimes réguliers, alternance féminines / masculines), j'ai lâché du lest sur certains points : accord singulier / pluriel à la rime (cette règle-là n'étant faite que pour l'œil) ; élision possible après une ponctuation («gris, bleus, mauv(es) — et alors, comme le monde est loin !») ; e muets après césure («Une petite chambre sale aux murs sordides») ; coupes un tantinet relâchées («C'est de l'opium ! Elle en fume depuis toujours», 4+3+5).
J'ai traduit intégralement les poèmes de Nìkos Kavvadìas dans les années 90. La nièce du poète, détentrice des droits, dotée d'un caractère difficile, m'a interdit de publier mon travail sous peine de procès. Je n'ai jamais compris ce qu'elle me reprochait. J'ai fini par passer outre et publié en 2015 une édition pirate qui a circulé sur toile et sur papier, a été lue lors de concerts-lectures, a trouvé son public et reçu un accueil chaleureux.
Nìkos le marin n'eût pas été fâché, je crois, d'aborder chez nous dans un vaisseau pirate, mais attention ! Jouer avec les lois n'est pas sans risques. Une maison d'édition française, qui vient d'acheter les droits des poèmes en question, me somme de faire disparaître mes versions françaises de tout support écrit ou filmé — y compris sur ce site pourtant confidentiel ! Je dois par conséquent garder mon travail pour moi et quelques amis sûrs, en attendant 2045, date à laquelle Kavvadìas tombera dans le domaine public, enfin. Je n'aurai que quatre-vingt-dix-huit ans...