Ànna Grìva



7e siècle av. J.C.

Tombeau de femme


Le sarcophage vide

sans inscription

quelques perles c'est tout

d'un bleu éclatant

un vert végétal

et une petite fleur blanche en ivoire

d'une boucle d'oreille perdue


Je voyais cette fleur

et sentais en moi

s'étendre une soif

puis un jardin fleuri

des branches printanières

des chants des cymbales de fête

et ses cheveux qui dansaient

ses cheveux

qu'on voyait comme un rêve

qui flottaient

vers une immortelle beauté.






1941

Les jardins d'Emilìa Dàfni


Les roses avaient fleuri

en janvier

et tous ceux qui passaient devant son jardin

étaient pris au piège

de cette beauté

imprévue


Elle savait

que son jardin avait une terre

différente

tendre comme la chair

elle respirait la nuit

et l'on sentait chaque particule

frémir


Elle n'écrivait plus depuis des années

mais sans nostalgie

elle se souvenait seulement de Marseille parfois

des poètes dans les cafés

discutant

s'échauffant

et leurs mots

s'accrochant à ses cheveux

à son visage enfantin

aux cils noirs

aux yeux immenses


Mais personne à présent

n'allait la dire sans héritage

Il restait son jardin

consolation pour tous

en ce plein hiver

restaient aussi ses belles robes

françaises

qu'elle portait comme le trésor

d'un bonheur ancien

lorsque sa gamelle à la main

elle descendait

vers la soupe populaire chaque jour

avec les enfants

affamés du quartier

qui ne cessaient de tirer

ses dentelles

ses rubans

et la soie






1616

Lettre à Galileo Galilei


Mon père bien-aimé

vous m'appellerez désormais Maria Celeste.

La mère supérieure dit que ce nom me va bien

car lumineux comme sont mes yeux.

Mais vous le savez mieux que tout autre :

si vous contemplez un jour au firmament

une étoile inconnue

ce sera moi.

Mesurez mon rayon

les éclipses de mes lunes

mes rotations précises

autour du soleil.


Mesurez ma part de lumière.






65 ap. J.C.

Dernières pensées de Lucius Annaeus Seneca


Malédiction des dieux

ne pas pouvoir mourir

à l'arrivée des gardes de Néron.

Cuirasses étincelantes

et mains sanglantes

ils promèneront ta tête

de ville ne ville

pitoyable Méduse

de ton existence.


Malédiction des dieux

se tailler les veines

et le sang ne coule pas

boire le poison

et comme du miel

il glisse dans tes entrailles

à l'arrivée des gardes de Néron.

Avec des rires barbares

ils te prendront par la peau du cou

et ton immortalité deviendra

déchet de l'éphémère.


Malédiction des dieux

ne pas pouvoir mourir.

Mais si tu en as le temps

Ils ne te trouveront pas

ils trouveront le péplum

que tu as quitté

or celui-là peu importe

s'ils en font des lambeaux

s'ils en font des fils

dans le tissu implacable

du monde.






2019

À mon amie venue de loin


Viens plus près

pourquoi ce sang sur tes mains ?

pourquoi ces yeux sombres ?

pourquoi tes cheveux ondulent-ils

sans que souffle le vent ?

pourquoi tes jambes tremblent-elles

en plein été ?


Et elle a répondu :

Je saigne sans voir la blessure

je regarde et ne vois que la nuit

mes cheveux flottent encore

vers le Néant inconnu

mes pieds ont grandi sous les tropiques

et ne se réchauffent qu'au grand

soleil rouge






3000 av. J.C.

Talisman de chasseur


Petite ourse blanche en pierre.

Tu la clouais à ton épieu

ou la pendais à ton cou

pour courir les bois.

La voici dans la vitrine de verre

avec d'autres talismans :

os brisés

oiseaux de bronze

dents de fauves.

L'arche de tes prières.


Je te cherche

je voudrais reconnaître ton monde

mais je suis sans talisman.

Nue.


Ô chasseur de l'autre rive !

Deviens mon talisman

fais de mon corps une caverne de sagesse

peins-moi

taille-moi

que je sois chimère

hallucination de fou

vague d'une mer mythique

toutes choses insaisissables

éphémères

qui résistent aux siècles.


*


Ànna Grìva, née en 1985, a fait des études littéraires à Athènes puis à Rome. Elle a publié un recueil de nouvelles, cinq de poésie et plusieurs traductions de l'italien. Les poèmes ici présents sont tirés de Démons, publié en 2020.



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