Dionỳsis Savvòpoulos






Les filles qui vont par deux

Τα κορίτσια που πηγαίνουν δύο δύο


Deux, deux, les voilà les voilà deux par deux les filles

Elles sont, ça se voit ça se voit très timides les filles


Dans la rue, dans la rue, deux par deux elles ne traînent pas

Elles se grouillent vite-vite d'entrer dans le cinéma


Une glace à la vanille elles demandent timidement

Les glaces elles aiment ça les filles qui viennent d'avoir quatorze ans


Dans des beaux cahiers bien reliés elles écrivent les filles

Avant de se coucher tour de clé elles ferment tout les filles


Dans le miroir tous les soirs elles se regardent en douce

Elles grandissent et de le voir ça leur flanque un peu la frousse


Elles découvrent des mystères elles s'inquiètent tous les mois

Elle n'a pas tout dit leur mère à ces filles qui ne traînent pas


Ces filles aujourd'hui aujourd'hui elles sont si belles

Oui mais dans la vie dans la vie tout sera dur pour elles


La laideur de leurs parents elles vont la payer très cher

À l'église en se mariant elles ne riront plus guère


Les beaux-parents la famille leur maman prête à pleurer

et bientôt de ces pauvres filles on n'entendra plus parler






Zeïbèkiko

Ζεϊμπέκικο


En avion en bateau le soir

avec nos amis de naguère

nous errons dans la nuit noire

mais toi tu ne nous entends guère


Tu n'entends pas quand nous chantons

pauvres voix électrifiées

dans nos galeries enterrées

quand nous allons à la rencontre

de ce que tu as de plus sacré


Mon père à moi est venu

de Smyrne en 22 réfugié

cinquante ans il a vécu

dans un sous-sol dissimulé


Dans ce pays toujours ceux qui aiment

ne mangent que du mauvais pain

et leurs désirs toujours les mènent

en suivant un cours souterrain


J'ai vu hier soir un ami

comme un fantôme déambulant

sur sa vieille moto assis

et derrière lui des chiens courant


Lève-toi mon âme donne la lumière

et mets le feu à tes vêtements

mets le feu à tes instruments

et que notre esprit noir saute en l'air

qu'il saute notre grec terrifiant






Ne parle plus d'amour

Μη μιλάς άλλο για αγάπη


Une belle saison qui vient un petit nuage au loin une pluie d'or

et la pluie qui dansait sur la plaine et les blés jusqu'à l'aurore

sur moi tu as dénoué tes longs cheveux dorés comme les blés

comme eux tu as dansé on ne pouvait plus compter tous nos baisers


Ne me parle pas d'amour puisque l'amour est partout

nos cœurs nos regards nos lèvres et il dévore tout en nous

quand nous avons bien souffert alors il nous dit salut

il le perd on le retrouve et tout repart du début


Une mer elle est si belle un grand soleil sur elle des oiseaux blancs

la mer et le soleil une fille au réveil matin brûlant

alors j'ai entrouvert d'un baiser tes yeux verts très tendrement

et toi tu as donné le printemps tout entier à ton amant


Hier il y avait l'amour hier au lever du jour une pluie d'or

hier la mer qui brillait l'oiseau blanc qui dansait avec l'aurore

mais voici le silence mais notre amour immense a mis les voiles

mais le ciel ce matin a tristement éteint toutes ses étoiles






Politicard

Πολιτευτής


Tous ces mots-là m'ont serré comme une pince

lancées hier soir par une âme solitaire

tandis qu'un chauve du crâne et du cerveau gardait le sourire

eh oui, pourquoi s'en faire


Tu te souviens comme tu as souffert déporté sur ton île

Où tu lisais en douce Ritsos et les œuvres d'Eschyle ?

Le temps passe et tu te pavanes au balcon l'air vainqueur

parlant au pauvre populo qui te prend pour son sauveur


À la petite étudiante qui est amoureuse de toi

Faut que je dise qui tu es vraiment tribun sans foi ni loi

Il faut qu'elle sache que ce charmeur bidon

ne mérite plus depuis longtemps une pareille passion


Ce qui s'élève toujours plus haut et te réduit en poussière

c'est ce qui déborde de mon cœur c'est toute cette lumière

ce qui te sauve aux yeux des gens ce qui te justifie

c'est que nous avons tout de même besoin d'un peu de bureaucratie


Le plus grand des provocateurs qui me bousillent la vie

c'est toi mon sale imitateur qui tout le temps me copie

avec tout ce confort tu as changé mon existence

le socialisme aussi tu l'as changé à ta convenance


Si je pouvais te lancer des yaourts pendant que tu pérores

tandis que très fort tu m'applaudis toi qui pourtant m'ignores

tu t'empares de ma vérité, aussitôt tu la broies

et en me traînant par le pied sous la terre tu m'envoies






Les enfants disparus

Τα παιδιά που χάθηκαν


Tu connais tant de jolis contes

oui mais ce qui me plaît le plus

ce sont les histoires qui racontent

le sort des enfants disparus


Le sort des enfants disparus

dans la forêt hantée

au nord dans les tourbières

le sort des enfants disparus

dans le puits de l'ogresse

la grotte de la sorcière


Devenus mendiants dans des bandes

dans des granges des cours et des caves

dans des bateaux de contrebande

finissant pirates ou esclaves


De ces enfants qu'ils ont traînés

sur les marchés du fond de l'Afrique

les marchands les voleurs

enfants craintifs abandonnés

cueillis par les gardes ou les flics

à Smyrne ou à Venise


Ils demandaient aux gens à boire

au boulanger un peu de pain

et les gens sortaient leurs pétoires

et le boulanger lâchait les chiens


Dans les grandes villes chagrines

la pluie est jaune et noir le vent

j'ai des frissons le long de l'échine

j'ai de plus en plus mal aux dents


Ta lettre fait plus de dix pages

tu donnes toujours le même avis

rentre à la maison sois bien sage

il est temps de changer de vie


Le brouillard tombe sur les toits

comme une ombre chacun s'en va

et tremble la bougie

des feux sur les rives s'allument

des cris résonnent dans la brume

et moi je tremble aussi


*


La frontière entre poésie et chanson est poreuse, en Grèce comme ailleurs, et c'est pourquoi la chanson grecque des dernières décennies est d'une richesse comparable à celle de sa poésie. Les paroles de nombreuses chansons, celles de Gàtsos, Eleftherìou, Ganas ou Savvòpoulos, notamment, sont des poèmes qui tiennent debout sans la musique — même s'il serait dommage de s'en priver.

Dionỳsis Savvòpoulos, parolier-compositeur-interprète, apparu à vingt ans dans les années soixante, a aussitôt séduit ses compatriotes par sa verve anarchiste, entre Brassens et Dylan, d'un mordant nimbé de tendresse et de mélancolie. Ses chansons, là-bas, font désormais partie du paysage. Il aura donc une place de choix dans le recueil que je prépare pour 2022 au Miel des Anges. Les cinq ici présentes donnent un avant-goût de sa veine amoureuse et de son esprit combatif. Pour écouter une chanson sur Youtube, il suffit de taper le titre grec.

Les traductions sont faites pour coller à la musique. Le CARNET DU TRADUCTEUR de mai 2021 («Traduire sans compter») revient sur ce délicat travail de mise en français.



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