Yànnis Efstathiàdis






LE TRILLE DU DIABLE



L'inspecteur de police — c'est du moins ainsi qu'il se présenta, mais il ressemblait plutôt à un employé de banque replet et débonnaire — se laissa choir dans la bergère de mon salon. Il refusa poliment le verre que je lui proposai, mais me demanda la permission d'allumer une cigarette. Ce qu'il fit. Il en tira deux bonnes bouffées avant de me dire :

— Vous êtes donc écrivain.

Ce n'était pas une question, juste un constat qui n'attendait qu'une confirmation de ma part. J'acquiesçai de la tête pour la forme.

— Et ça, dit-il en sortant un volume d'une sacoche toute déformée, c'est votre dernier livre.

J'approuvai de nouveau.

— C'est un roman policier, n'est-ce pas ?

— Pas seulement, j'ose espérer, répondis-je. J'ai voulu y apporter des prolongements.

Il fronça les sourcils. Tira encore deux fois sur sa cigarette.

— Des prolongements ?

— Je me suis aussi intéressé à l'analyse psychologique des personnages, lui dis-je et, regrettant aussitôt de m'être lancé dans une discussion avec un flic, j'ajoutai : En tout cas, oui, c'est un roman policier.

Il resta quelques instants sans parler, soufflant la fumée de sa cigarette.

— Bien, ce livre, murmura-t-il.

— Vous l'avez lu ?

Il croisa les jambes dans l'autre sens. Souffla.

— Pour être tout à fait honnête, je l'ai parcouru... Voyez-vous, je n'ai pas de temps à consacrer à la lecture — les dépositions que je suis obligé de lire me suffisent...

Courte pause.

— Cela dit, au vu des extraits que j'ai lus, c'est un bon livre... bien écrit... très vivant...

— Mais vous n'êtes pas venu jusqu'ici pour me faire part de votre admiration ?

Il sourit.

— Non, bien sûr ! D'ailleurs, je ne pense pas que mon avis vous intéresserait.

— Pourquoi pas ? rétorquai-je spontanément. Tous les avis m'intéressent, a fortiori celui d'un expert...

Il me regarda d'un air méfiant.

— Un expert ?

— Je veux dire... un spécialiste en meurtres. Mon livre en contient trois, ou plutôt deux meurtres et un suicide — lequel s'avère finalement être un assassinat.

— J'avoue que je ne suis pas arrivé au troisième. Par contre, j'ai pris connaissance du premier meurtre et du meurtre-suicide.

Il demeura un instant figé. Puis il expira longuement, cette fois sans avoir porté la cigarette à sa bouche.

— D'ailleurs c'est bien pour ça que je suis ici, fit-il froidement.

— Je ne comprends pas, dis-je. C'est pour vous entretenir avec moi des meurtres décrits dans mon livre que vous êtes venu ?

— Tout juste ! Permettez-moi de vous lire les passages en question.

Il saisit le livre et, s'humectant le doigt de salive, l'ouvrit à une page marquée à l'avance. Puis il chaussa de minuscules lunettes de lecture et lut à la va-vite.

— Page 48... Le corps de la femme gisait sur le tapis blanc, dans une position évoquant le sommeil. Un violon posé à côté lui faisait pendant. L'archet taché de sang sur toute sa longueur se trouvait près de son cou, où d'une plaie rectangulaire avait coulé une grande quantité de sang formant sur la blancheur immaculée du tapis un cercle rouge semblable à un sceau.

Il s'interrompit, leva les yeux vers moi.

— À propos... Les crins d'un archet peuvent-ils sectionner une carotide ? demanda-t-il avec intérêt.

— Tout à fait, répondis-je. Il suffit de régler l'archet... qu'il soit bien tendu... et, bien sûr, le coup doit être porté d'une main souple mais vive, infaillible... comme lorsqu'on joue le Trille du diable de Tartini...

— Ha, fit-il. Il aspira une bouffée d'air. S'humecta de nouveau le doigt et se remit à feuilleter le livre.

— Page 75... Deux jours plus tard, le jeune pianiste qui habitait l'appartement d'en face, et que la police soupçonnait fortement d'en savoir long sur la mort de la femme, fut retrouvé pendu dans son étroite salle de bains, au moyen d'une corde de piano habilement nouée. Ce qui avait toutes les apparences d'un suicide soulevait néanmoins de nombreuses interrogations... et cetera, et cetera.

Il s'interrompit de nouveau et, d'un ton égal, demanda :

— C'est aussi résistant que ça, les cordes d'un piano ?

— Bien sûr, répondis-je encore. Les cordes correspondant aux notes graves sont à la fois épaisses et longues... Elles font plus d'un mètre. La corde du la grave par exemple peut supporter un poids supérieur à celui d'un corps humain.

— Ha, ha, fit-il de nouveau. Il resta un moment silencieux, puis demanda : Qu'en pensez-vous ?

— Vous voulez parler de la lecture ? Pour ce qui est du texte, je le connais, puisque je l'ai écrit, répliquai-je.

— Je parle de la description des crimes, parce que...

Il laissa sa phrase en suspens et tira de sa sacoche un journal qu'il déplia.

— Parce qu'il y a là quelque chose de très curieux. Votre livre a été publié il y a deux mois. Exact ? Eh bien, je vais vous lire un entrefilet paru dans la chronique judiciaire des journaux d'avant-hier... à moins que vous ne l'ayez déjà lu.

— Je ne lis jamais les journaux, dis-je.

— Parfait ! Alors écoutez plutôt... Le mystère entoure le meurtre de Maria K., 28 ans. La jeune femme a été retrouvée morte chez elle, la carotide tranchée par un archet de violon. Ce qui frappe, c'est la présence d'un violon à côté du cadavre, alors que la victime n'était pas musicienne, mais employée au guichet d'une banque... La suite est encore plus ahurissante. Très tôt ce matin — c'est-à-dire deux jours après — nous avons été informés d'un suicide, dans l'appartement en face de celui de la femme assassinée. L'homme s'est pendu avec une corde de piano...

Il se tut et alluma une autre cigarette.

— Et lui non plus n'était pas musicien, poursuivit-il, il ne jouait pas du piano. Il travaillait dans une compagnie d'assurances.

Il souffla la fumée avec force.

— Que pensez-vous de tout ça ?

— Qu'est-ce que je peux dire ? D'un point de vue humain, je compatis... Mais en tant qu'écrivain, je ne peux que me réjouir.

— Vous réjouir ?

— Oui, dans le cas présent, la vie copie l'art – d'habitude, c'est le contraire.

— Une copie très fidèle, vous ne trouvez pas ?

— Effectivement. Et c'est pourquoi, comme je vous l'ai dit, je suis content.

— Vous avez beau être content... Nous avons là deux cadavres... Deux meurtres qui reproduisent le mode opératoire que vous décrivez...

— Écoutez, monsieur, le repris-je presque sévèrement. Moi, je suis écrivain, et en tant que tel, je ne censure ni mon imagination, ni mes obsessions. J'ai voulu décrire deux meurtres en y associant des résonnances musicales dans le but d'échapper aux lieux communs et aux conventions. En règle générale, on commet un meurtre à l'aide d'un vulgaire revolver ou d'un banal couteau de cuisine ; quant aux suicidés de la potence, ils ont recours à une corde ou du linge noué. Pour ma part, j'ai essayé de créer un mystère poétique pour pallier l'ennui des énigmes de la vie ordinaire et de vos rapports de police. Suis-je assez clair ? Maintenant, si vous me prêtez des dons de voyance, si vous pensez que je peux prévoir ce qui va se produire, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur. L'art a toujours eu la capacité d'inventer des choses que la réalité, tôt ou tard, venait confirmer. Il est néanmoins possible qu'un de mes lecteurs, inspiré par ma théorie, ait voulu la mettre en pratique, ce qui démontre bien que la littérature peut encore pousser à l'action. Je préfère cette version, quitte à ce qu'on m'accuse d'être l'auteur virtuel des meurtres.

Disant cela, je souris, dans une tentative de briser son expression glaciale encore assombrie par la fumée de sa cigarette.

— Ça, c'est le meilleur scénario possible pour vous, dit-il en détachant ses mots. Mais les éléments dont je dispose m'amènent à vous considérer comme l'auteur réel de ces meurtres.

— Vous voulez dire que ce serait moi... que j'en ai été conduit à commettre deux meurtres que je n'ai fait que décrire dans un livre ? Pourquoi cela ? Quel serait mon mobile ?

Il fouilla de nouveau dans sa sacoche et cette fois en sortit une coupure de journal.

— Peut-être que vous ne lisez pas les journaux, mais ça, impossible que vous ne l'ayez pas lu... C'est une des critiques de votre livre, publiée il y a environ un mois. Je vous en rappelle la conclusion : Le jeune écrivain a magistralement échoué à bâtir un roman policier. Il navigue entre flou poétique et arguments dénués de réalisme. Sa manière de mettre en scène les crimes est affectée et peu crédible. Dans la vraie vie, il serait impossible de commettre un meurtre avec les moyens qu'il choisit d'utiliser. Violons, archets et cordes de piano constituent peut-être de charmantes trouvailles, mais sont totalement inappropriés comme engins de mort. Manifestement, l'auteur n'est pas en mesure de structurer et faire progresser un roman policier. Quant à sa fin irréaliste, elle témoigne certes d'une grande imagination, mais pas du tout d'une maîtrise du genre.

— Oui, je l'ai lue. Elle est de mauvaise foi et injustement agressive.

— Tout comme vous, me lança-t-il.

— Moi ? Loin de là, répliquai-je.

— Vous avez cru qu'avec ce livre viendrait la consécration, qu'il allait vous rendre célèbre du jour au lendemain mais vous vous êtes trompé — d'autres articles vous reprochent les mêmes travers. Vous avez donc décidé d'exécuter deux parfaits inconnus dans le seul but de prouver que votre imagination galopante avait un rapport avec la réalité, que vos choix sophistiqués pouvaient exister dans la vie, que vous n'êtes pas un rêveur sans talent, mais un esthète qui explore le Mal avec la plus grande virtuosité. Foutaises !

Il se leva et se mit à arpenter le salon d'un pas nerveux.

— Foutaises, répéta-t-il.

Il s'arrêta au milieu de la pièce et, montrant le piano, me dit :

— D'ailleurs, pourriez-vous l'ouvrir ? Je voudrais voir ses cordes.

— Certainement pas ! répondis-je. Vous n'avez pas le droit... Sauf si vous avez un mandat de perquisition ?

— Je n'en ai pas, mais je veux voir les cordes. S'il n'en manque aucune — surtout parmi les graves que vous avez évoquées —, je vous promets de partir immédiatement et de ne plus vous déranger.

— Pas question ! dis-je en lui barrant le passage.

— Je vais quand même regarder, dit-il sèchement en me repoussant brutalement.

— Attendez ! criai-je. Puisque vous n'en êtes pas arrivé au troisième meurtre, permettez-moi à mon tour de vous faire la lecture.

J'attrapai le livre posé sur la bergère et l'ouvris à la dernière page.

Je lus.

— Page 176...Au moment où l'inspecteur se dirigeait vers le piano noir, l'autre s'élança, souleva le couvercle, saisit l'arme qu'il avait laissée sur les cordes et, sans trop réfléchir, fit feu.


Traduit par Hélène Zervas




NOIR PREMIER CHOIX


La lumière dans la pièce (virgule) comme si la nuit tombait (point)

Comme il est silencieux le papier peint (point d'exclamation) pensa-t-il (point)

(ouvrez les guillemets) Je viendrai la semaine prochaine (fermez les guillemets)

Il se rappela sa voix (point)

Elle viendra (point d'interrogation)

J'en doute (virgule) dit-il (points de suspension)


LE NARRATEUR — Je le vois debout au milieu de la pièce. Il allume avec des gestes lents les bougies du gâteau d'anniversaire. Cinq petites flammes silencieuses, cinq silences que seul interrompt le son aigu du briquet. Pour des raisons d'économie d'accessoires, je suppose, chaque bougie représente une décennie. Cet homme, sans rituel particulier, fête ses cinquante ans.

Il est seul. On dirait que cette solitude résume une vie solitaire qui prend les formes de la crème chantilly décorant le gâteau.

Il est seul. S'aidant des signes de ponctuation il s'efforce de donner la force qui lui manque à la syntaxe désintégrée de ses années passées.

Ses sentiments circulent dans l'air chaud de la pièce, et ses paroles acquièrent une visibilité, comme si leur son était coloré au spray bleu, créant sur les murs des reflets analogues.

Je m'efforce de décoder ses mots, mais je ne sais s'ils se rapportent à une femme — comme je devrais normalement le supposer — ou à une forme de bonheur absent qui emprunte des traits féminins.

Il est immobile devant les bougies allumées. Le reflet éclaire sur son menton mal rasé une imperceptible mousse grise, telle une ombre.


Il va et vient immobile entre rêve et réalité (virgule)

effaçant presque la limite entre ce qu'il a vécu

et ce qu'il a imaginé (point-virgule) ce qu'il a touché

et ce qu'il a désiré (point)

Que reste-t-il à présent (point d'interrogation)

Illusion (virgule) erreur (virgule) solitude positive (point)


LE NARRATEUR — L'homme reste immobile, tandis qu'une petite fumée s'élève de la dernière bougie. Il fait un pas en arrière. Encore un. Il marche à reculons, comme un film projeté à l'envers qui retourne vers son début.

Il recule dans le temps, glissant dans une nébuleuse épaisse de passé, chaque pas équivaut à une seconde qu'on soustrait, tandis que sur une pendule invisible les aiguilles tournent à l'envers et que défilent à l'accéléré les heures, les jours, les mois.

Ses années, contractées en vêtements successifs, en coupes de cheveux changeantes, en rides qui discrètement s'estompent.

Il traverse une à une — en reculant — les frontières de sa vie, avec de grands gestes de nageur sur le dos il passe par des orages d'hiver, halète lors de canicules étouffantes, descend de véhicules, prend part à des repas officiels, rit bruyamment, sombre dans des mélancolies muettes.


(fraction) b au carré (moins) omega au carré (divisé par)

deux ax (multiplié par) (crochet) (numérateur) cinq a (parenthèse) x au carré (fermez la parenthèse) divisé par (dénominateur) racine carrée de b moins trois omega au carré (fermez le crochet)


Égale : Années-lumière et années en pierre poreuse de couleur Pantone 404C, dentelle acrylique de glaciers, tristesse au Ph neutre, larme toujours identique, l'eau-métronome tombe, une clepsydre inversée collecte le temps ancien et l'enlumine en points violets d'anniversaires :


naissance (virgule) mort de proches (virgule) naissances d'enfants (virgule) mariage (virgule) avancement (virgule) rasage de moustache (virgule) grand amour (virgule) opération grave (virgule) embauche (virgule) démobilisation (virgule) fin d'études (virgule) un (virgule) un (virgule) quatre (virgule)


Anniversaires de l'infime, anniversaires de jacinthes, anniversaires d'yeux bleus, anniversaires de contradictions et de saturation, anniversaires du niveau d'alcool dans le verre, anniversaires de nuances et d'indolence vespérale, anniversaires de beauté vaine et de silence multiple. Il traverse des âges successifs à l'envers, circule dans l'ombre d'un temps neutre sournois, qui un instant le contient et au même instant le rejette.


Il ne peut s'approprier son passé, son passé devient collectif, il ne lui appartient plus en propre.

Offrandes funéraires, les baisers sans oxygène, les gestes passés, les ailes desséchées de ses rêveries, exposées dans les vitrines d'un musée égoïste — dont il n'est même pas le gardien.


G-E AUTOMATIC PROGRAM CONTROL SYSTEM, TYPE BC-16-A

The type BC-16-A Automatic program Control System provides with a means to automatically time and control the switching of film, slide, audio tape and network sources.


...crépuscule, grenouille, sangsue, corde, plante des pieds, confirmation, viande séchée, bercement, latrines, «je t'aime, ma chérie», compensation, glaçon, parc d'attractions, ordinateur portable, «je me souviens quand...», caféine, invective, «considérant les articles...», calculatrice, bruine, vomissement, heure supplémentaire, sous-vêtement, merle, biscuit, pollution nocturne, ampoule, ballon, exercices au sol, crottin, summum, alcool à brûler, serment, inefficacité, lune de dix jours, lubricité...


Il traverse des parois irrégulières, la porcelaine des vases, le métal froid des ustensiles de cuisine, les flammes du gaz, les éclats bleus de la glace, le velours moelleux, le taffetas, la poudre d'argent et l'odeur du cirage sur les chaussures.


(tiret) Du thym (virgule) du thym (virgule) Zoé (point)

Regarde ce bon thym (point)

Sens (virgule) Zoé (virgule) le thym (point)

Je veux que tu le sentes (virgule) disait Ànna (point)


Blanc et muet, sans la charge et le souci des mots, rien que des syllabes innocentes, incompréhensibles, et de temps à autre un cri des pleurs, on l'enduit à nouveau de l'huile du baptême, une petite mèche coupée dans du papier à cigarettes, petits chaussons de soie dans une boîte blanche les paons du sommeil et la berceuse d'une voix enrouée.

Il plane dans la chambre, sortant à l'envers du berceau à la moustiquaire de tulle, il lui pousse de petites ailes roses, il regarde le monde à la hauteur des tableaux accrochés, tandis que le son de la pendule, métallique, compte à l'envers les jours.

Dix, neuf, huit, sept...

Il reste nu. Sa peau se couvre des liquides d'une matrice lointaine, et les empreintes de doigts de la sage-femme demeurent sur ses petites jambes.


LA RADIO :

Juste encore une minute

juste encore une minute

pour me faire une beauté

et pour une cigarette

juste encore une minute

pour un dernier frisson

pour un dernier geste


Il se recroqueville et entre lentement, solennellement dans le ventre vieilli, où il n'y a ni rêve ni temps, où seules veillent des ténèbres d'un noir premier choix et le silence glacé que seul interrompt le son gravé de son couvercle de chêne qui se referme (point)


Traduit par Michel Volkovitch



Yànnis Efstathiàdis, né en 1946, est le prolifique auteur de recueils poétiques, de nouvelles et d'essais divers, sur la musique et la gastronomie notamment. Il a reçu le Prix d'État pour la nouvelle et le Prix Ourànis pour ses essais. Les deux nouvelles présentées ici sont issues de son recueil le plus récent, Noir premier choix (2015). Le Miel des anges s'apprête à un publier un choix de ses poèmes sous le titre Leçon de chant.



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