Pendant des années elle a voulu oublier Paris, dit-elle, mais lui la nargue sans cesse, jaillissant des pages d'un livre, des récits de ses amis et des commentaires «ne dis pas non, ça te plairait une virée à Paris». Alors lui revient le charme mystérieux du Marais telle une brise d'automne, même si c'était le printemps, et le manteau se met à sentir le moisi oublié sur la mezzanine, acheté d'occasion, par un matin lumineux qui sentait le café filtre goût noisette, à la porte de Clignancourt, ça grouillait de vendeurs africains, des dizaines d'années avant qu'ils n'envahissent la place Omònia. À la Tour Eiffel les touristes et leurs files d'attente, et elle qui regardait les vieux jouer à la pétanque, vous savez, ces boules de fer qui roulent par terre — il faut, calme et lucide, calculer la force du bras, en fonction toujours de la distance que la boule va parcourir, et l'angle de tir, important facteur de réussite. Mais elle l'ignorait alors, à Meudon.
L'inconnue est passée, troublée, son foulard a glissé de son cou, quelqu'un l'a trouvé, l'a accroché à la grille du jardin d'un vieux pavillon, elle va revenir peut-être, s'est-il dit, un autre l'a trouvé, en soie, noir à pois blancs, il a fini sur son cou à elle, à des milliers de kilomètres. Elle le lavait et le repassait doucement avec des sentiments mêlés, acceptation et rejet côte à côte, pendant des années elle a conservé son toucher, puis l'a perdu dans un bal de mardi-gras effréné, comme ceux où l'on dit adieu à la jeunesse ; l'âge adulte ne pardonne pas facilement à la longue adolescence en lui fermant la porte.
Le matin arrivant, elle a cherché. «Vous savez, a-t-elle dit, un foulard noir à pois blancs» — blanches, les nuits de danger, et pas seulement celles de neige — la femme de ménage étrangère dans la puanteur de tabac froid, sur fond de bouteilles d'alcool, un grand balai dans les bras, l'a regardée, l'air assassin, «qu'est-ce tu veux, ma petite ?» et elle poussait les ordures : serpentins, confetti, trompettes en plastique, faux nez, masques, loups, dominos, chapeaux de déguisements, déguisées aussi les étoiles au ciel ; Sainte Catherine pose devant les peintres avec son astrolabe, vous savez, nous les regardions depuis l'Observatoire de Meudon.
C'est à peu près ainsi que le foulard a été perdu, qu'on l'a retrouvé accroché à la grille d'un jardin. On disait que cet observatoire avait vu les exploits d'un Grec nommé Ioànnis Fokas, grand découvreur de constellations. L'Américaine a rétorqué qu'un autre Ioànnis Fokas, rebaptisé Juan de Fuca, de Céphalonie, marin téméraire, avait passé le premier les détroits de l'océan Pacifique, remontant vers Vancouver à la recherche lui aussi d'un port abrité — ce sont donc les actes, non les masques, qui marquent les époques, ajouta la maîtresse de maison debout dans l'encadrement de la porte.
Ils étaient venus trop tôt. Les gens de l'entreprise de déménagement. Ils étaient venus plus tôt que prévu, et cela avait complètement bouleversé leur programme. Panos fut soudain pris d'angoisse, il se dit qu'ils n'auraient pas le temps et il se mit à transpirer sans autre cause apparente, comme cela lui arrivait souvent dans ces cas-là. Elle, la fille, fut saisie par la même angoisse qui montait de ses pieds et lui engourdissait le corps, mais pour d'autres raisons, tout à fait différentes, en fait celles qui depuis un mois lui faisaient différer ses préparatifs. Elle traversait les pièces, entrait et sortait, les battants des balcons grands ouverts, et les rideaux, qu'elle ne se décidait pas à décrocher, ondulaient, indécis, au gré du courant d'air dont les portes, ouvertes elles aussi, les gratifiaient. Elle entreprenait une tâche pour l'abandonner aussitôt. Elle s'asseyait sur une chaise ou sur son lit, le regard fixe ou posé un long moment sur les cartons, les livres et les valises vides qui l'attendaient - l'attente impatiente des choses et non la sienne. Elle grimpait sur l'escabeau, tirait les affaires d'hiver du haut du placard, retournait voir dans la soupente et fourrait les tapis dans des sacs, décrochait le téléphone, composait un numéro, et raccrochait avant la sonnerie - ce «dring» dans la maison de ses amis. Elle avait constamment des feuilles de papier dans la main gauche et dans la droite un stylo. Un stylo que nuit et jour elle perdait, plongé lui aussi dans le refus, et qu'elle cherchait ensuite, parmi les meubles et les cartons éventrés, et elle jurait, baissait les vieux stores et claquait la porte derrière elle. Les vieux stores, ah oui, la nouvelle maison en province était équipée d'un double vitrage pour une bonne isolation, en aluminium, naturellement en aluminium, et le bruit ? Ce roulement nocturne du bois qui s'enroulait, tandis que glissait dans sa main la sangle, avec ses effilochures, minces fils de corde à bout de souffle, et ses traces de milliers de doigts. Les vieux immeubles qui dataient de la modernisation de Caramanlis, que tant de gens ont maudits et tant d'autres adorés. Sa mère disait que si un jour on s'avisait de disséquer les cerveaux des gens de sa génération pour étudier les sillons de leur mémoire, ces vieux stores auraient le premier rôle - rôle, enrouler, comme les mots se ressemblaient, elle s'en apercevait maintenant seulement.
Elle descendait la rue Benakis, comme si c'était la première fois, tournait dans la rue Arahova pour aboutir devant le vieux bureau de tabac. La maison du poète Lapathiotis se trouvait quelque part dans les environs, Ritsos aussi dans les années trente demeurait plus haut, rue Methonis, et figurez-vous qu'on avait trouvé des manuscrits de Papadiamantis dans une poubelle de la rue Zoodochos Pigis. Les coins des poètes étaient à présent des refuges pour les sans-abri, et les drogués, dès la nuit tombée, circulaient dans le bâtiment néoclassique orné d'antéfixes. Les tracts devant l'église, c'était en 73, en février. «Ça suffit. C'était dans ton film, mère, tout ça». Dans mon film ? Je te parlerai de ce mois de décembre, mon mois de décembre rue Messolonghi, à moins que tu ne préfères que je te parle de la petite boutique désormais fermée - «ça ne va plus, on ferme demain», lui avait dit un soir l'ami qui vendait du tabac et les pesants journaux du dimanche. Il était allé vers la vitrine, avait retiré l'annonce «cours de grec et d'anglais, prix raisonnables», s'était tourné vers elle et avait déposé la feuille dans sa main déjà ouverte. «Il est temps de prendre des décisions», avait-il murmuré. Et retour au présent. Le papier et le stylo, pour marquer les cartons et les autres emballages qui transporteraient le matériel, matériel de la vie, non périssable, ou du moins pas de la façon dont s'usent les chaussures sans cesse portées et les vêtements qui finissent dans les bazars de «seconde main». Les périssables ici murmuraient un autre air.
«Je vais mettre Hérodote dans la valise bleue.»
«J'ai perdu un tas d'affaires que j'aimais dans le déménagement après mon diplôme. Et même si j'aurais volontiers accroché ce diplôme au-dessus des toilettes ou à côté du bidet, pour me rappeler tous les matins le titre d'une nouvelle de Marios Hakkas, plongée comme j'étais dans la merde des chèques, avec ou sans provisions, et des matériaux de construction, ces bouteilles décorées du peintre Bost, comment pourrais-je les oublier ?» Sa mère parlait de son propre déménagement, et ces phrases prononcées à des moments inattendus par le passé, l'avaient, semblait-il, hantée. Peut-être même que ce n'était pas la phrase elle-même, mais le métal de la voix maternelle, la rudesse, la colère de la perte, et quelques secondes plus tard - la phrase était courte et le temps avait joué son rôle - la voix se dissolvait pour se transformer en sanglot assourdi.
«Oui, je vais mettre Hérodote dans la valise bleue». Elle alluma une cigarette avant d'ajouter : «il déménagera sain et sauf, je vais même le leur offrir, je m'en suis lassée, de lui et de ses Histoires». Avec la première bouffée de sa cigarette, elle appuya son dos à la porte coulissante du salon, tituba et le poids de son corps poussa la porte vitrée dans la fente du mur. Elle réussit à garder les pieds fermes sur le parquet de chêne, eh oui, sa fierté : ces anciens immeubles du quartier d'Exarchia et leurs beaux parquets. «Comment est le parquet ?» avait-elle demandé, tout anxieuse, à propos de la nouvelle maison, nouvelle mais pas neuve, simplement nouvelle pour leur nouvelle vie. Elle entendit un bruit... svouu, svouu, bref mais répété, et elle tourna la tête vers sa chambre. La vue était limitée par l'entassement des cartons, mais suffisante pour qu'elle voie le jeune ouvrier de l'entreprise de déménagement qui, avec un tournevis électrique, détachait les étagères du mur. Sûrement un étranger, eut-elle le temps de penser.
Le garçon et son père arrêtèrent leurs svouu, svouu et commencèrent à empiler les planches des étagères. Le père prit le lourd film plastique, ils empilaient, serraient et attachaient, les cartons se remplissaient et se fermaient, la pelote de corde se dévidait autour d'eux et sur le plancher, elle s'échappait, comme sur un mince sentier blanc, serre-bien, encore, plus serré, les paroles à présent coupantes, l'heure tournait, le temps c'était du luxe, le temps d'un déménagement n'était pas celui du chronomètre, mais peut-être que oui, celui du chronomètre d'un vie passée qui tirait la langue à un sombre présent. Et les feuilles de papier s'agrafaient sur les cartons, les petits, les gros, et les chiffres d'un rouge éclatant. Numéro un, deux, huit, treize, vingt-sept, trente-cinq, cinquante-neuf, soixante-dix, soixante-dixième. Soixante-dix colis de toutes tailles, petits et grands, soixante-dix bagages numérotés descendaient les escaliers, roulaient étouffés de sentiments contradictoires, soixante-dix pensées et espoirs bousillés montaient dans le camion, ustensiles de cuisine désormais fatigués, meubles avec les marques des rires et des veillées et la brûlure des cigarettes, draps des amours non partagées et chaudes couettes des matins sans travail, sacs de voyage pleins des vêtements qui ont refusé de finir dans des brocantes ou des bacs d'œuvres de charité, et un vieux torchon à vaisselle en lambeaux resté devant la porte du salon passé à la serpillière. Ça et seulement ça. Avec encore sur elle l'odeur de la lessive des derniers lavages, elle leva la main et agita le mouchoir des adieux.
«La rouge».
«Non, mais ça va pas, tu veux encore qu'on se fasse remarquer ? La bleue. Et dis donc, tu as vu le prix ? Tu es fou ?»
«J'ai vu, arrête un peu avec ta radinerie, on peut bien se permettre de prendre une valise, tu parles tout le temps de voyages, prends donc une valise convenable pour t'y emmener.»
Là-dessus, Panos avait éclaté de rire. Ils se trouvaient tous les deux dans un grand magasin, au rayon des articles de voyage, et leur regard, comme d'un commun accord, s'était fixé sur les belles et grandes valises d'une marque réputée. La raison de leur présence dans le magasin - même si cela semble venir d'une autre histoire - relève de ce récit, «allez viens» lui avait-elle dit, «je suis saturée d'Histoire. Allons faire un peu de Shopping therapy», et ils s'étaient engouffrés dans une grande surface à deux pas de la place de la Bastille. Ils avaient auparavant longuement fait le tour de la place. «Mais que croyais-je donc, imbécile que je suis. Voir la prison avec ses huit tours ? Ou bien entendre les gémissements des prisonniers ?» Peut-être cette conscience profondément enracinée en eux d'autres époques, époques qui avaient apporté le printemps sur le continent qu'ils habitaient, peut-être le besoin de voir ce qu'ils avaient projeté avec soin, ou bien étaient-ce les nuits sans sommeil des grèves et autres activités propres à la jeunesse qui avaient projeté ces images, quoi qu'il en soit - la Bastille était une place comme toutes les autres, rien de bien marquant.
«Les choses marquantes sont dans notre tête, allez prends-la, la belle valise, tu vas en crever si je m'obstine à dire non, prends-la, mais choisis la bleue, et sache-le, je me fourrerai dedans et je n'en sortirai pas.»
Une fois qu'ils eurent payé par carte bancaire, ils avaient traîné la valise avec eux hors du magasin et avaient échoué dans le premier café qu'ils avaient trouvé sur leur chemin.
«C'est pas dans ces cafés parisiens que les Lumières ont ouvert leurs ailes ? Et nous, nous les avons enfermées dans des valises de marque... - Tu crois ?»
«Non», cria-t-elle hargneusement. «Non», plus doucement tout de suite après. Déjà midi, le jour à sa maturité, ce n'était pas la faute du garçon, il faisait son boulot, un autre déménagement devait l'attendre un peu plus loin ; les feuilles de chou et les chaînes de télé prétendaient que beaucoup choisissaient de partir, laissant derrière eux la ville illustre, et on avait même ouvert des bureaux pour l'émigration en Australie, ou peut-être même ailleurs ? Elle regarda la valise bleue de marque, achetée par ses parents place de la Bastille ; elle l'avait apportée autrefois avec elle, il y avait longtemps, on aurait dit qu'elle voulait prendre Athènes d'assaut, comme si c'était sa Bastille à elle. Elle se baissa, «j'ai Hérodote là-dedans», dit-elle au garçon. Et lui, comme il venait de très loin, il ne comprit pas, il la regarda méchamment, «moi pressé», dit-il, «tu as homme dedans ?»
(Traduction : Hélène Zervas)
Je suis allé à la caisse payer le livre parmi les premiers. Je voulais m'en aller. Mon œil, évidemment, n'a pas raté l'occasion de s'attarder sur le chemisier légèrement tendu de la caissière. N'était-il pas d'ailleurs moulant exprès ? J'ai entendu la machine imprimer le ticket, le cric-crac du papier recyclé qui enveloppait mon acquisition, cet établissement n'est-il pas un haut-lieu de la culture, que diable, et j'ai dévalé les marches de l'entrée en courant presque. Mister Eliot a fait un arrêt provisoire sous mon bras, le temps que je retrouve mes clés de voiture dans la poche de ma veste. L'alarme et son arrêt étaient le meilleur truc pour m'éclairer la mémoire, où ai-je donc laissé ma bagnole, quel idiot, mais bien sûr, la voilà, comment ai-je pu. Ici, maintenant, je n'y pense plus du tout, je traverse la grande rue de cette banlieue et pousse la porte vitrée de la pizzeria. Ayant commandé un whisky je rencontre le regard ironique du jeune homme. «Alors une blonde, une bière blonde et une pizza», dis-je.
Elle n'avait rien à voir avec des blondes ou des brunes et des noires, simplement tout était châtain sur elle. Naturellement, je suis tombé amoureux dès le premier regard ou presque, tout à fait comme dans les romans sentimentaux, naturellement je n'ai pas laissé une seconde à l'ami dont l'œil brillait lui aussi, et dès le début, cela va sans dire, je me suis fait un devoir d'élever l'âme de cette jeune provinciale. Les invitations à la maison où je vivais avec mes parents avaient précisément ce but. Une maison néoclassique, à la station Patìssia, dans une petite rue, un palmier sur le gazon devant l'entrée, la bibliothèque occupant toute une pièce, vaste ou plutôt très haute, avec une élégante échelle en bois qu'on poussait le long des rayonnages. Le piano près de la fenêtre, les chaises en velours rouge et un petit canapé donnaient en plus à la pièce une allure de salon. L'essentiel, c'est que j'avais là mon repaire. Le décor était complété, on s'en doute, par un bon électrophone rapporté d'un voyage à Paris par ma mère, avec des centaines de disques à portée de main. Je l'avais même annoncé pompeusement à ma brunette, lors de sa première visite : Ici tu as tout ce qu'il faut pour élever ton âme, des livres et de la musique, de la musique et des livres. À l'automne, en fin de journée, elle venait directement de la fac en trolley, les soirs de printemps elle passait me prendre au Conservatoire. Je l'enlaçais, l'embrassais en public, geste assez audacieux dans l'Athènes des années 70, elle rougissait en permanence, et nous partions vers les rues bien connues du centre. En semaine du moins, car le dimanche matin, obligatoirement, elle m'accompagnait au concert de l'orchestre d'État. Je dois dire ici que je voulais devenir musicien. Mes excellentes notes naguère au lycée, c'était pour faire plaisir à ma mère, mes succès à la voile flattaient la fierté de mon père, c'est moi qui ai pris la décision, malgré les lamentations téléphoniques de la tante Toto : la Sorbonne t'attend, la rive gauche, les autres charmes de la vie des gens de notre milieu. Ma mère et sa sœur Toto étaient originaires de Constantinople, parlaient plusieurs langues et profitaient de la fortune que leur père avait pu soustraire à temps, «intelligemment», à la Turquie de Kemal. Et voilà.
Mon amour répondait au nom de Tzìna, nom bizarre pour une fille de province, mais c'est sans doute ce qui a séduit ma mère dès l'abord : le prénom suivi du nom évoquait des blessures d'Istanbul, des blessures de l'Histoire que ma mère ne voulait pas laisser guérir. Tzìna, étudiante reçue du premier coup, vêtue de telle sorte qu'elle passait inaperçue. Inaperçue jusqu'à ce qu'elle sourie, qu'elle rie et qu'on entende sa voix. Alors on ne pouvait que se tourner vers elle et rencontrer un visage on ne peut plus intéressant — douceur, intelligence, retenue, tout cela réuni dans ses yeux. Ce qui manquait : l'assurance. Elle mettait vite son rire en sourdine, sentant les regards des autres sur elle, elle s'éloignait bientôt et se mettait dans un coin, regrettant semble-t-il d'attirer l'attention, même si avec le temps j'ai compris comme elle savait bien rendre ce jeu intéressant, l'art qu'elle avait d'attirer les regards, quand elle le voulait.
«...dehors il pleuviote. Erreur. C'est la neige qui fond et tombe des tuiles goutte à goutte. Bonne nuit donc. P.S : Tu as lu le Gide que je t'ai envoyé ? Qu'en penses-tu ? Nous en discuterons dès mon arrivée.»
«...cela m'a fait du bien de t'entendre. Mais pour communiquer entre nous, si je ne condamne pas le téléphone, du moins je le désapprouve. Dans tes lettres tu te dessines, forme stable, à travers le papier semi transparent. Au bout du fil tu es une image fuyante, rien qu'un instant, à peine perçue tu disparais, comme les pensées du premier sommeil, et mon cerveau reste vide. Hier pourtant, même ainsi, ta voix m'a fait du bien. J'oubliais : tu as reçu T.S. Eliot ? C'est Sweeney qui dit quelque part : «Car quand tu es seul / Tu es soit tous les deux soit personne». Je prends le train de 22h40 à la gare du Midi. Ne m'attends pas, être accueilli à la gare m'est pénible, je serai chez moi, je te trouverai sûrement les Quatre quatuors. Tu y arriveras en anglais ? Non, oui, non, ne t'inquiète pas, nous lirons ensemble. «The river is within us, the sea is all about us», je ris, je ris enfin, le fleuve désormais est sale, j'attends la mer autour de nous.»
La pizza me pèse sur l'estomac, je dois le reconnaître, je dois accepter le temps qui passe au-dessus de moi, en moi surtout, et ce n'est pas ma chevelure dégarnie qui me préoccupe. Je conserve le charme du bon vivant, ma conversation garde un peu la saveur de tout ce que j'ai vécu, les femmes, jeunes surtout, y sont très sensibles : la culture, les voyages lointains, le petit cigare sorti au bon moment après le repas, un air que je fredonnerai, allongeant la main négligemment vers la taille des filles, en ouvrant la porte du bar tard dans la nuit. Mais le flot du temps passe en moi, il entraîne les choses anciennes et les rapporte au moment voulu. Comme ce soir. Présentation des Quatre quatuors, mister Eliot et le fleuve en moi. Et la mer ? La mer tout entière à elle, c'est bien clair. C'est du moins ce que je pense, le temps ici est passé entre nous, a laissé son silence à lui, son silence à elle, non c'est idiot, bien sûr qu'elle allait partir un jour, je le reconnais maintenant. Et pourquoi serait-elle restée ? La vie était là-bas, dans la Grèce des années 70 et aussi dans le petit parc de la rue Akadimìas, ses amis, les rues qui s'ouvraient devant elles pleines de promesses, les théâtres et les amphithéâtres, les mots sont séparés par une seule préposition et se rencontrent dans la jeunesse que Tzìna a choisi de vivre. Le monde faux de la correspondance, les livres et les disques dont je la chargeais obstinément, vraie obsession, et à distance en plus, ont abouti à une fatigue insupportable. Je me souviens très bien, à l'un de mes retours au pays, au fond de nos sièges rouges à la Scène Lyrique, je serrais fort sa main, fredonnant un motif de Manon Lescaut, «je peux m'en aller s'il te plaît ?» Si vous voulez savoir, il n'y a pas eu de réponse, elle s'est levée, pliant le corps, baissant la tête pour ne pas gêner les spectateurs derrière nous, a refermé doucement la lourde porte — comme si la question de son départ avait longuement mûri en elle. La suite est sans importance évidemment, et d'ailleurs personne ne perd la vie pour un amour de jeunesse perdu. J'ai appris par un ami commun au téléphone qu'elle s'était fait tabasser sauvagement après l'occupation de la fac de Droit, cette année-là, en 73, je regardais l'appareil et voulais l'appeler, non, je ne voulais pas l'entendre, mais lui écrire encore une de ces lettres de plusieurs pages, sans fin, comme avant. Des lettres pleines d'allusions amoureuses, de conseils pour ses lectures littéraires, de phrases musicales sur des portées hâtivement tracées à la main, tante Toto me faisait remarquer tout ce temps gaspillé avec la petite Grecque, tante Toto était décidée à faire de moi un Parisien, tante Toto la parisienne voulait ignorer la nostalgie qui imprégnait mon corps, et mes mains déformées avant l'heure par l'humidité de la ville dont tant de gens rêvaient, et que j'avais hâte de laisser derrière moi.
Le portable sonne dans la poche de ma veste. Il me dérange. Ce soir je ne souhaite la compagnie de personne. Dans ma maison déserte j'ouvrirai la nouvelle traduction des quatuors d'Eliot, je l'accompagnerai d'une bonne dose de whisky, et je mettrai sur ma chaîne, c'est probable, la Symphonie du Nouveau monde de Dvorak. La première fois que je la lui ai fait entendre, elle a été saisie. Elle s'est penchée vers moi sur le canapé, «la musique semble aller comme un fleuve, un large fleuve, tranquille, un fleuve qui aime les voyageurs». Et les dernières notes une fois éteintes, quand la pénombre a installé son vague, elle a ajouté : «tu dois marcher sur un tel fleuve».
Si vous voulez savoir la suite, je n'ai pas écouté mon portable. De toute façon c'était un numéro inconnu. Une élève du Conservatoire, une consœur peut-être, une jeune musicienne cherchant des conseils pour le cours de fugue qu'elle entamait, tante Toto sûrement pas : son lieu de résidence, depuis longtemps, est un cimetière en territoire français, quant à ma mère, me faisant ses adieux, elle m'a tenu la main juste un instant avant de tourner la tête vers le palmier sur le gazon devant la maison.
Tard le lendemain je me suis assis devant l'ordinateur. De temps à autre je dis bonjour à mon ancienne épouse, avant tout pour la taquiner. Surtout si j'ai assisté à un opéra la veille. «Remarquable Manon Lescaut, on n'en avait pas vu depuis si longtemps, le siècle est déjà bien entamé, j'y suis allé seul bien sûr, pourquoi t'embêter ? Les femmes de ma vie n'aimaient pas l'opéra, bonne semaine», j'ai laissé le message dans la boîte facebook. Dans une autre, l'une de ces cases astucieuses et ennuyeuses, mais salutaires lors de certaines soirées d'insomnie, une demande d'amitié jaillit. Le visage reste un contour vide, le nom composé m'est inconnu, attends, «Tzìna du fleuve», j'appuie sur «accepter» et je reste à attendre. J'attends plusieurs heures, sans fermer la fichue machine, je tourne en rond dans mon bureau, j'écoute les infos à la télévision, c'est très rare que je m'abaisse à ce point, je dois le dire, j'ai ma dose, ils nous entubent de toute façon, je nourris le chien, reprends Eliot, «le fleuve rappelle tout ce que les humains choisissent d'oublier», je me mets à jurer, le fleuve qui a broyé ma jeunesse dans ses mâchoires humides, les fleuves sur quoi je n'ai pas marché avec elle, la nuit vide qui descend sur mes vitres, la Terre vaine et vide qui s'étend sans cesse davantage dans les rues de mon pays, état sombre, souterrain jouant le premier rôle dans des jeux malsains, tais-toi, connard, la politique n'est pas ton fort, le temps sans majuscule, le Temps avec un grand T, je saute à la page initiale de ce machin de merde, je mets des like à des musiques alors qu'elles me déplaisent — combien de like dois-je attendre, putain ! — et d'autres like à des respirations musicales nocturnes que j'ai beaucoup aimées, je choisis des musiques pour flûte et piano, j'évite le whisky et vais dans la cuisine me faire du thé, surprises de la technologie amies du soir, issues rusées de nos petites histoires, je reviens et distingue de loin le message : «Je ne sais si tu te souviens de moi, je suis Tzìna de Mytilìni, je t'ai aussi appelé sur ton portable. J'ai trouvé ton numéro dans l'annuaire. Ce qui m'a pris de te chercher ? Une coïncidence : j'ai acheté Eliot, tu sais, je l'avais détesté alors, maintenant c'est différent. Je ne sais si c'est la traduction ou le temps qui passe, ou plutôt mes chimiothérapies. Bon, peu importe, on ne va pas épiloguer, je n'ai jamais aimé le mélo. J'ai une Manon Lescaut de plus sur mon écran d'ordi, message publicitaire ; tu y es allé, bien sûr. Je vais bien, évidemment je vais bien, vase modelé par les hommes de ma vie, je me sens, quoi qu'il arrive, l'addition de nombreux regards, de nombreux gestes, de rires et de larmes, d'heures d'attente et de colère, de soupirs trompés, je me sens chargée d'un riche butin, je ne sais si je dois en être fière, «butin» est sans doute le seul mot que je n'aie pas trouvé dans tout ce poème-fleuve, de ce poète qui te plaisait tant. Porte-toi bien, on en reparlera si tu veux, je te laisse mon numéro ?»
Nìki Troullinou, née en Crète à La Canée, a étudié le droit à Athènes et vit actuellement à Héraklion. Elle a publié quatre recueils de nouvelles, un roman et des essais. Traduite en anglais, turc et italien, elle rencontre ici pour la première fois les lecteurs francophones.