Immigré
Cachez-moi, a dit le cerf-volant
et il a pu se glisser
derrière l'armoire aux couverts d'argent
ceux qui conservent l'attente miroitante
du mariage de la fille qui n'a jamais eu lieu
Il était entré par la fenêtre
avec des sanglots déchirants
malgré le sourire dessiné sur son corps
Le vent soufflant avec rage
a déposé à notre porte un enfant tout petit
Sa mère l'avait confié aux vergues du cerf-volant
envoyé tenter sa chance ailleurs
La colle pleure les baguettes plient le fil casse
Nous sommes sortis et prends sa petite main doucement ne l'effraie pas
mais qu'est-ce que tu fais là ?
embrasse-lui ses lèvres qu'il respire
ses paupières ont frémi ou je me trompe ?
Le vent du nord souffle lourdement
soulève l'enfant très haut
et voilà que les femmes se frappent la poitrine
comme si c'était leur chair à elles
qui a pris des ailes d'anges et s'élève
Laissez-les le pleurer
a chuchoté le cerf-volant
qu'il ne monte pas sans larmes dans des cieux inconnus
Aujourd'hui, c'est écrit sur une page blanche, il doit partir
Mieux vaut vieillir comme moi sans descendance
a pensé la fille sans mari
mais à qui le dire
Lampedusa
Poste de premier accueil d'âmes migratrices
Amira venant d'Alep
passe au tamis les vagues enragées
pour trouver des murmures des cris sans sommeil
Mais les formes sans corps s'allongent sans cesse
Et voici le crépuscule incertain
entre oubli et désir
Toutes les larmes qui lui restent elle les enferme
dans une boîte à parfum d'argent
Et demain est un jour sans lumière
Roi sommeil, parle-nous toute la nuit
que nul ne s'endorme il ne faut pas se perdre
Nous sommes arrivés ou presque
Carte géographique
Chaque soir je remets frontières et drapeaux en place
Lourds sont les cils, où les vainqueurs où les vaincus
Bouches oublieuses de l'alphabet vous brûlez
À minuit une colère océan déborde
Surgissent en mer des volcans furieux
aux dents impuissantes à contenir la lave
Des fleuves nouveau-nés rides et crevasses
abattent les barricades les barbelés mêlés
J'épingle des limites nouvelles
Mes agrafes d'argent retiennent des continents des massifs montagneux
mais avant le matin
les agrafes sautent
et des pays disparaissent de la carte
Au petit jour, les drapeaux flottent en d'autres lieux
Les mères pleurent des victimes inconnues
comme s'ils étaient de la famille
Marie-Madeleine baise les pieds d'un enfant crucifié
Dans une cruche le vin est baptisé en eau
La noce finie le marié s'en va vers on ne sait quelle bataille
Loup
Au coucher du soleil
je deviens sauvage
Dans la maison je rôde
loup enfermé
Dans la cour dehors des chacals
m'appellent à les rejoindre
Je hurle à grands hurlements
et cela m'épuise
Un bonne nuit chuchoté
qu'on ne m'entende pas
Et je m'endors
Frigidaire
Des aboiements traînants sortent du frigidaire
J'ouvre d'un coup la porte
Silence absolu
Les héros immobiles
au crochet pendus
Tant qu'ils avaient du sang ils l'ont donné
Sur le sol où ils ont dansé
je n'en vois pas une goutte
Dette
Je balaie la terre battue avec une brosse
Les créanciers bientôt viendront me prendre ma maison
Je frappe du pied le sol pour chasser
la poussière de mes chaussures
Une poignée de garants se réveillent se relèvent
d'un très long sommeil
ancêtres inconnus légateurs connus
Ils frappent le sol des mains saluent et disent
Il convient que ce soit payé par nous
Volant bas des perdrix appellent la pluie
Les nuages ouvrent leurs bras
Trois éclairs se disputent
et l'un d'eux fier premier danseur
coupe en quatre
poutres et clous
Le torchis retourne à l'origine
Ma terre mon eau sainte
et toi aiguille dans le foin épi fendu
Je t'ai vu qui as verdi et jettes
de nouvelles ancres pour t'enraciner
Au revoir
Boue
Maison de boue
Oui
Ma très chère pluie la faisant fondre
Moi la modelant une fois de plus
M'habillant de boue jusqu'aux yeux
Devenant ma maison
Ma très chère pluie me faisant fondre
Moi retournant à la terre
Des fourmis arrivant immigrées
Dans des labyrinthes avec elles noyé naufragé
Avant qu'arrive une autre pluie
très chère
pour noyer tout ce que nous n'avons pas dit
que viennent à la lumière
des gouttes précoces
que je pétrisse
Un sur deux
Journée savamment coiffée
Se tenant droite autant qu'elle peut
Salon sourire fermé d'un immeuble
Un mètre sur deux
Le sac à l'épaule
Tailleur bordeaux impeccable
Un pas sur deux
Elle s'arrête salue les passants de sa vie
Comme le temps passe
Elle ne sort pas
Trop de vent dans la vie quel vertige
Elle sort un mouchoir bleu
Essuie tendrement le front
Le secoue et salue les mers
qui lui ont refusé profondeurs vagues et sel
Se prépare un café double sur la braise
Le sable est brûlant, ses lèvres brûlent
signes qui annoncent du chemin
Il faut que tu traverses une mer d'une longueur sur deux
Bientôt
Tout entière et demain sur le parquet
corps navire
Nuit d'une heure sur deux dans le salon
Ouvreuse pour spectateurs en retard
leur montrant les places dans l'ombre dans son cœur
Évasion
Ils sont sept qui me visent
Le doigt ferme sur la détente
Tête qui penche un peu
Ils me clignent de l'œil
Je lèche les canons
Leur brûlant la langue
M'accroche au ventre des moutons
Franchis sans être vu la ligne des morts
Et je vois ma vie prolongée
Ambigu
Je surveille mes paroles
je dois les porter des deux côtés
Signes ambigus
clins d'œil
plis et ourlets
pour que la liberté s'y cache
Quelle vérité ?
Je compte mes paroles
Mais je compte aussi les points
et il m'en manque toujours
Histoire
L'Histoire à nouveau s'étire
et tout le monde court vers des miroirs borgnes
pour compter ses dents clairsemées
L'Histoire à nouveau s'étire
ses membres tombent afin que d'autres poussent
et tout le monde court vers d'ultimes poignées de main mortes
L'Histoire à nouveau s'étire
et tout le monde cherche frénétiquement dans ses poches
des excuses oubliées
Œdipe
Il était aveugle
De naissance
Et tandis que le soleil déboutonnait sa chemise
que le carrefour venait semer le feu
le regard secret s'est fixé sous le cou de sa mère
Des agrafes creusaient pour trouver un cœur amer qui pleure
C'est cela seulement que je cherche, a-t-il dit
Un nouveau vêtement cousu par le destin cette couturière
Pénélope
Depuis quarante ans je suis enceinte d'une pierre
Mon mari n'a pas voulu être son père
Il m'a quittée, a épousé l'ombre une nuit
Pendant les quarante jours il se changeait en vent épais
éteignait mes lampes à pétrole
et me laissait insignifiante
tricoter aveugle les années
Mais les fibres ont manqué
Bobines vides stériles
sans plus jamais sa présence
Avec l'aiguille sans fil pour aiguillon
je fais des deuils une robe de mariée les cierges fondent
Je l'essaie les épingles me percent puis tombent
Les plis se défraîchissent
Éclipse du corps
Les frustrations filles d'honneur
Le voile s'accroche à un clou dans le mur
Ma poitrine ce soir sentait la lavande
Il aimait cette odeur, il s'en souvient ?
Je lui en ai mis en douce dans sa poche
Qu'il puisse me sentir là-bas dans les maisons d'en bas
Myriànthi
Tout autour de la table ses treize enfants
Ceux qui sont partis très tôt
dans leurs vêtements de trois ans
ont faim de ce qu'ils n'ont pas eu
Ceux qui sont restés devenus vieux
ont vu des enfants ils ont ri
La mère partage le pain à la main
Le couteau c'est le père qui l'a
debout à l'autre bout de la vie
il ouvre des enveloppes secrètes
lettres d'amour d'une belle Hélène étrangère
Du revers de la main
Myriànthi pousse dans son tablier
les miettes les années les âmes
Mangez lentement le pain
Commémorez le fruit et l'épi
et la tristesse de la meule
a-t-elle dit
À la tante Ellou
Avec de l'eau courante à tes pieds
et une limonade maison
là-bas
dans le jardin de la vie sans fin
où il n'est point de douleur ni de chiffres
tu as sûrement perdu le compte
mais ici
on a compté depuis ton départ quarante jours
on nous a offert du café
des grains de blé de sésame de grenade et des amandes
des cris des rires des embrassades
et de près la tristesse plus vaste des cieux
en attendant que tes yeux clignent
sur ta photo muette sur la table
Juillet
Jour de l'an première fois sans lui
Bonnes journées à toi disais-je
Tu me disais il me manque
J'ai embrassé larme joue
tu as pleuré paroles seules
Toutes les fois qu'on changera d'année
avec Juillet tu trinqueras
Seule tu boiras ton vin, et lui s'en ira seul.
Tulipes
J'ai vu en rêve des tulipes mauves
sur une terre printanière encore un peu fraîche
Toute la nuit j'ai appelé mes cousins
pour qu'on aille en zone occupée
pour en cueillir à pleins bras
N'allez point trop loin, disaient nos mères, y a les Turcs
Les Turcs jamais on ne les a vus
Rien que des tapis multicolores sur l'ivresse des collines
Mais plus tard sont venus d'où on ne les attendait pas
Tombant en parachute
des tulipes à l'envers
exilées du ciel
printemps déchus
Pàmbos Kouzàlis, né à Nicosie en 1964, est professeur de lettres dans l'enseignement secondaire. Il a publié jusqu'ici trois recueils de poèmes : Parole cousue (2003), Un (2011) et Presque (2015). Tous les poèmes présents ici sont tirés de ce dernier recueil.
Les vers de Kouzàlis ont été plusieurs fois mis en musique à Chypre et en Grèce. Il a été l'invité chypriote du Festival Voix Vives de Sète en 2016 et le Miel des anges lui a consacré un volume.
Pàmbos Kouzàlis |