Pàmbos KOUZÀLIS



Immigré


Cachez-moi, a dit le cerf-volant

et il a pu se glisser

derrière l'armoire aux couverts d'argent

ceux qui conservent l'attente miroitante

du mariage de la fille qui n'a jamais eu lieu

Il était entré par la fenêtre

avec des sanglots déchirants

malgré le sourire dessiné sur son corps

Le vent soufflant avec rage

a déposé à notre porte un enfant tout petit

Sa mère l'avait confié aux vergues du cerf-volant

envoyé tenter sa chance ailleurs

La colle pleure les baguettes plient le fil casse


Nous sommes sortis et prends sa petite main doucement ne l'effraie pas

mais qu'est-ce que tu fais là ?

embrasse-lui ses lèvres qu'il respire

ses paupières ont frémi ou je me trompe ?

Le vent du nord souffle lourdement

soulève l'enfant très haut

et voilà que les femmes se frappent la poitrine

comme si c'était leur chair à elles

qui a pris des ailes d'anges et s'élève

Laissez-les le pleurer

a chuchoté le cerf-volant

qu'il ne monte pas sans larmes dans des cieux inconnus

Aujourd'hui, c'est écrit sur une page blanche, il doit partir


Mieux vaut vieillir comme moi sans descendance

a pensé la fille sans mari

mais à qui le dire






Lampedusa


Poste de premier accueil d'âmes migratrices

Amira venant d'Alep

passe au tamis les vagues enragées

pour trouver des murmures des cris sans sommeil

Mais les formes sans corps s'allongent sans cesse

Et voici le crépuscule incertain

entre oubli et désir

Toutes les larmes qui lui restent elle les enferme

dans une boîte à parfum d'argent

Et demain est un jour sans lumière


Roi sommeil, parle-nous toute la nuit

que nul ne s'endorme il ne faut pas se perdre

Nous sommes arrivés ou presque






Carte géographique


Chaque soir je remets frontières et drapeaux en place

Lourds sont les cils, où les vainqueurs où les vaincus

Bouches oublieuses de l'alphabet vous brûlez

À minuit une colère océan déborde

Surgissent en mer des volcans furieux

aux dents impuissantes à contenir la lave

Des fleuves nouveau-nés rides et crevasses

abattent les barricades les barbelés mêlés

J'épingle des limites nouvelles

Mes agrafes d'argent retiennent des continents des massifs montagneux

mais avant le matin

les agrafes sautent

et des pays disparaissent de la carte

Au petit jour, les drapeaux flottent en d'autres lieux

Les mères pleurent des victimes inconnues

comme s'ils étaient de la famille

Marie-Madeleine baise les pieds d'un enfant crucifié

Dans une cruche le vin est baptisé en eau

La noce finie le marié s'en va vers on ne sait quelle bataille






Loup


Au coucher du soleil

je deviens sauvage

Dans la maison je rôde

loup enfermé

Dans la cour dehors des chacals

m'appellent à les rejoindre

Je hurle à grands hurlements

et cela m'épuise

Un bonne nuit chuchoté

qu'on ne m'entende pas

Et je m'endors






Frigidaire


Des aboiements traînants sortent du frigidaire

J'ouvre d'un coup la porte

Silence absolu

Les héros immobiles

au crochet pendus

Tant qu'ils avaient du sang ils l'ont donné

Sur le sol où ils ont dansé

je n'en vois pas une goutte






Dette


Je balaie la terre battue avec une brosse

Les créanciers bientôt viendront me prendre ma maison

Je frappe du pied le sol pour chasser

la poussière de mes chaussures

Une poignée de garants se réveillent se relèvent

d'un très long sommeil

ancêtres inconnus légateurs connus

Ils frappent le sol des mains saluent et disent

Il convient que ce soit payé par nous

Volant bas des perdrix appellent la pluie

Les nuages ouvrent leurs bras

Trois éclairs se disputent

et l'un d'eux fier premier danseur

coupe en quatre

poutres et clous

Le torchis retourne à l'origine

Ma terre mon eau sainte

et toi aiguille dans le foin épi fendu

Je t'ai vu qui as verdi et jettes

de nouvelles ancres pour t'enraciner

Au revoir






Boue


Maison de boue

Oui

Ma très chère pluie la faisant fondre

Moi la modelant une fois de plus

M'habillant de boue jusqu'aux yeux

Devenant ma maison

Ma très chère pluie me faisant fondre

Moi retournant à la terre

Des fourmis arrivant immigrées

Dans des labyrinthes avec elles noyé naufragé

Avant qu'arrive une autre pluie

très chère

pour noyer tout ce que nous n'avons pas dit

que viennent à la lumière

des gouttes précoces

que je pétrisse






Un sur deux


Journée savamment coiffée

Se tenant droite autant qu'elle peut

Salon sourire fermé d'un immeuble

Un mètre sur deux

Le sac à l'épaule

Tailleur bordeaux impeccable

Un pas sur deux

Elle s'arrête salue les passants de sa vie

Comme le temps passe

Elle ne sort pas

Trop de vent dans la vie quel vertige

Elle sort un mouchoir bleu

Essuie tendrement le front

Le secoue et salue les mers

qui lui ont refusé profondeurs vagues et sel

Se prépare un café double sur la braise

Le sable est brûlant, ses lèvres brûlent

signes qui annoncent du chemin

Il faut que tu traverses une mer d'une longueur sur deux

Bientôt

Tout entière et demain sur le parquet

corps navire

Nuit d'une heure sur deux dans le salon

Ouvreuse pour spectateurs en retard

leur montrant les places dans l'ombre dans son cœur






Évasion


Ils sont sept qui me visent

Le doigt ferme sur la détente

Tête qui penche un peu

Ils me clignent de l'œil

Je lèche les canons

Leur brûlant la langue

M'accroche au ventre des moutons

Franchis sans être vu la ligne des morts

Et je vois ma vie prolongée






Ambigu


Je surveille mes paroles

je dois les porter des deux côtés

Signes ambigus

clins d'œil

plis et ourlets

pour que la liberté s'y cache

Quelle vérité ?

Je compte mes paroles

Mais je compte aussi les points

et il m'en manque toujours






Histoire


L'Histoire à nouveau s'étire

et tout le monde court vers des miroirs borgnes

pour compter ses dents clairsemées

L'Histoire à nouveau s'étire

ses membres tombent afin que d'autres poussent

et tout le monde court vers d'ultimes poignées de main mortes

L'Histoire à nouveau s'étire

et tout le monde cherche frénétiquement dans ses poches

des excuses oubliées






Œdipe


Il était aveugle

De naissance

Et tandis que le soleil déboutonnait sa chemise

que le carrefour venait semer le feu

le regard secret s'est fixé sous le cou de sa mère

Des agrafes creusaient pour trouver un cœur amer qui pleure

C'est cela seulement que je cherche, a-t-il dit

Un nouveau vêtement cousu par le destin cette couturière






Pénélope


Depuis quarante ans je suis enceinte d'une pierre

Mon mari n'a pas voulu être son père

Il m'a quittée, a épousé l'ombre une nuit

Pendant les quarante jours il se changeait en vent épais

éteignait mes lampes à pétrole

et me laissait insignifiante

tricoter aveugle les années

Mais les fibres ont manqué

Bobines vides stériles

sans plus jamais sa présence

Avec l'aiguille sans fil pour aiguillon

je fais des deuils une robe de mariée les cierges fondent

Je l'essaie les épingles me percent puis tombent

Les plis se défraîchissent

Éclipse du corps

Les frustrations filles d'honneur

Le voile s'accroche à un clou dans le mur

Ma poitrine ce soir sentait la lavande

Il aimait cette odeur, il s'en souvient ?

Je lui en ai mis en douce dans sa poche

Qu'il puisse me sentir là-bas dans les maisons d'en bas






Myriànthi


Tout autour de la table ses treize enfants

Ceux qui sont partis très tôt

dans leurs vêtements de trois ans

ont faim de ce qu'ils n'ont pas eu

Ceux qui sont restés devenus vieux

ont vu des enfants ils ont ri

La mère partage le pain à la main

Le couteau c'est le père qui l'a

debout à l'autre bout de la vie

il ouvre des enveloppes secrètes

lettres d'amour d'une belle Hélène étrangère


Du revers de la main

Myriànthi pousse dans son tablier

les miettes les années les âmes

Mangez lentement le pain

Commémorez le fruit et l'épi

et la tristesse de la meule

a-t-elle dit






À la tante Ellou


Avec de l'eau courante à tes pieds

et une limonade maison

là-bas

dans le jardin de la vie sans fin

où il n'est point de douleur ni de chiffres

tu as sûrement perdu le compte

mais ici

on a compté depuis ton départ quarante jours

on nous a offert du café

des grains de blé de sésame de grenade et des amandes

des cris des rires des embrassades

et de près la tristesse plus vaste des cieux

en attendant que tes yeux clignent

sur ta photo muette sur la table






Juillet


Jour de l'an première fois sans lui

Bonnes journées à toi disais-je

Tu me disais il me manque

J'ai embrassé larme joue

tu as pleuré paroles seules

Toutes les fois qu'on changera d'année

avec Juillet tu trinqueras

Seule tu boiras ton vin, et lui s'en ira seul.






Tulipes


J'ai vu en rêve des tulipes mauves

sur une terre printanière encore un peu fraîche

Toute la nuit j'ai appelé mes cousins

pour qu'on aille en zone occupée

pour en cueillir à pleins bras

N'allez point trop loin, disaient nos mères, y a les Turcs

Les Turcs jamais on ne les a vus

Rien que des tapis multicolores sur l'ivresse des collines

Mais plus tard sont venus d'où on ne les attendait pas

Tombant en parachute

des tulipes à l'envers

exilées du ciel

printemps déchus






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Pàmbos Kouzàlis, né à Nicosie en 1964, est professeur de lettres dans l'enseignement secondaire. Il a publié jusqu'ici trois recueils de poèmes : Parole cousue (2003), Un (2011) et Presque (2015). Tous les poèmes présents ici sont tirés de ce dernier recueil.

Les vers de Kouzàlis ont été plusieurs fois mis en musique à Chypre et en Grèce. Il a été l'invité chypriote du Festival Voix Vives de Sète en 2016 et le Miel des anges lui a consacré un volume.


Pàmbos Kouzàlis
Pàmbos Kouzàlis

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