Nìkos Koufàkis



LE FANTÔME


Seul mon père se promenait comme un fantôme dans la maison en ce temps-là. Nous autres, nous marchions vite, tournant avec assurance la clé de la porte d'entrée, entrant et sortant d'une pièce à l'autre, écoutant le bruit de nos vêtements quand nous passions dans le couloir à toute allure. Après une brève incursion dans la chambre à coucher nous avions en main une pince à épiler ou un grand couteau et nous courions comme des fous, comme si sous le coup de la colère nous avions décidé de frapper quelqu'un à la poitrine avant de nous repentir. Parfois, les mouvements étaient irréfléchis au point qu'on voyait les femmes apporter des casseroles fumantes au salon ; comprenant leur distraction elles hochaient la tête et retournaient bien vite à l'évier pour y verser leur mélange brûlant. Le père allait et venait dans la maison, désœuvré. Un ange révélateur le guidait dans l'espace du petit appartement, je reconnaissais leurs pas qui s'approchaient et relevais le front penché sur mes livres scolaires. Il restait là devant la pièce comme un inconnu sans se décider à frapper. Vu mon besoin de justifier la rudesse de son caractère, son hésitation s'était gravée en moi comme le symbole d'une politesse originale qui se manifestait par de petits gestes rituels. Cette oscillation prolongée, indécise du poignet en l'air, ne touchant pas la porte de son fils, la respiration asthmatique peu avant que l'articulation pliée de l'index touche le bois, me suffisaient pour composer en imagination toute une épopée de poche autour des nobles traits de mon géniteur, avec son intrigue détaillée, ses personnages, ses dialogues. Parfois je l'entendais dans le couloir et quittais ma chaise en prenant soin qu'elle ne grince pas sur le sol. Je me penchais vers le trou de la serrure pour observer le spectacle qui m'enchantait et me troublait ; une masse de peur coulante faisait des heures supplémentaires en moi, sans avoir encore la force de se lancer. Ses pas semblaient ceux d'un joueur qui ayant perdu la partie de cartes décisive errait dans la maison, plein de remords. Plus tard j'ai compris que les autres voyaient le père différemment, qu'au lieu de lui montrer de la sympathie on préférait se moquer de lui. Quand tous dans la maison s'apprêtaient à le mettre en pièces, la seule issue pour lui était d'admettre son échec. Non qu'il eût lui-même raté des occasions de se rendre désagréable. Sa véhémence et sa langue bien pendue faisaient partie des sentiments excessifs qu'il nourrissait à l'égard des choses, et la colère au fil des ans s'emparait de lui comme une monomanie. Les autres subissaient avec une inertie calculée son tempérament instable, à l'affût d'occasions de se déchaîner contre lui, ou bien le ridiculisaient bravement devant des tiers, à condition qu'il soit absent. Lors des grandes réunions de famille, mon père était dénigré derrière son dos, lui-même commençait à nous soupçonner. Il avait dû remarquer nos silences coupables suivant ses apparitions imprévues à la maison. Personne n'osait lui dire sans détours ce qu'il pensait, le condamnant ainsi à tout trouver suspect. On obligeait mon père à un combat contre les ombres de ceux qui selon lui voulaient sa perte, il assénait les mots comme des gifles sur les joues de ses interlocuteurs, qui rougissaient, si bien que tous préféraient le traiter avec complaisance, quitte à ironiser, le moment venu, à coups d'allusions inventives, sur son naturel véhément. Constatant l'effondrement des alliances qui le maintenaient à la surface, il se replongeait en lui-même, dans un équilibre troublé qui le clouait pendant des heures dans le fauteuil du salon. Nous étions alors assez prévoyants pour ne pas l'approcher, même dans les plus grandes urgences, et tout dans la maison était dit en chuchotant, de peur que le moindre bruit suffise à déclencher le mécanisme qui ferait exploser le salon. Nous paraissions tous anormalement absorbés par nous-mêmes et nos occupations, même si au fond nous souffrions de cette image du père se consumant sans un mot comme les cigarettes qu'il avait coutume de fumer goulument, avant l'infarctus. Nous le revoyons tous, lors des grandes canicules de 1980, l'après-midi, remplissant d'eau jusqu'aux chevilles le balcon du premier étage pour se rafraîchir. Caché dans le jardin, je l'observais. Vêtu d'un simple short, les bras confortablement calés sur son pliant de metteur en scène, il contemplait droit devant lui l'écran invisible où se déroulait le film de sa vie. Un roi demi-nu sur son trône de toile. Il plongeait la main dans l'eau, penchant régulièrement le corps à gauche, puis s'aspergeait la poitrine et les épaules. C'était un rituel pareil à un nouveau baptême, et j'écoutais le doux clapotis de l'eau sur le marbre du balcon, presque sûr qu'en se relevant de son siège il serait un autre homme. Ma sœur venait me retrouver dans le jardin après ses devoirs et notre père tournait la tête vers nous, l'air entendu. Instruits par les fantômes de la littérature et du cinéma, nous entretenions l'attente d'une importante révélation, d'une noble explication de l'énigme posée des années plus tôt par son silence. Son air hargneux nous préparait à entendre une sentence inespérée issue de la philosophie existentielle de Heidegger, qui tournerait pendant des années dans notre cerveau d'enfant, même si nous étions prêts à nous contenter d'un proverbe astucieux tiré de l'almanach. Il ne disait rien ; il nous laissait en suspens et retournait à son monologue intérieur. Ses lèvres s'ouvraient et se fermaient à peine en murmurant des mots, il agitait nerveusement la tête, dirigeait l'orchestre de son cerveau avec des gestes des mains horizontaux et verticaux en prenant soin, entre deux exorcismes obscurs, de jeter des regards en biais autour de lui, craignant d'être observé. Avec le temps, ses précautions contre les spectateurs indésirables se relâchèrent, elles détournaient de moins en moins son attention des représentations solitaires qu'il donnait. Pour les suivre chacun étudiait les nuages de fumée blanche qui montaient de sa cigarette. Contrairement aux bandes dessinées, dans ce blanc au-dessus de la tête du père il n'y avait rien d'écrit et nos espoirs bientôt s'évanouissaient. C'était l'époque où il s'est mis à converser de plus en plus avec lui-même, et de moins en moins avec nous. Il ne me visitait que dans mon sommeil, lumineux, disponible, et je ne lui cachais pas combien je l'aimais. Il souriait. Il m'offrait des baisers bruyants sur la joue, passait la main dans mes cheveux, me racontait avec art des épisodes palpitants de sa vie et quelques détails sur le monde ; jusqu'à mon réveil.

Je scrute la vieille photo en noir et blanc de mon père sur le bureau. Un solide garçon de vingt-cinq ans, encore sans descendance. Lèvres charnues, sensuelles, menton viril, brillantine luisant sur ses cheveux très noirs avec fatuité, sous les projecteurs du photographe au début des années 60. Dans mon tiroir, d'autres photos de jeunesse de mon père ; sur la plage avec un électrophone, en maillot de bain, les jambes fléchies, écartées de façon provocante, allongé à l'ombre claire d'un pin. Rien ne laisse présager sa chute. En trente ans, les remparts de sa jeunesse vont s'écrouler l'un après l'autre. Lui-même avait pris soin de transformer sa vie intérieure en paysage aride, hostile à ceux qui tentaient de l'approcher. Avec le temps les petites trahisons insignifiantes du quotidien et les désillusions grandirent en lui excessivement, sa foi en la pureté des intentions d'autrui commença de s'effondrer. Rien ne l'avait préparé, lui non plus, à ce qui allait suivre. Il deviendrait soupçonneux vis-à-vis de ceux qui lui tendaient la main et ses traits juvéniles seraient durcis par un instinct de survie profond. Lorsque l'abandonnait son air furieux il souriait sans réserve comme un enfant. Après de rares intervalles d'insouciance pour nous tous à la maison, il revenait, ténébreux, déconcertant. Il flairait de la fourberie dans le comportement des autres et les dénonçait sans pitié, réclamant leur sang. Peu importait si son instinct lui disait la vérité sur les événements. À coups d'offensives rageuses il édifiait les parois qui le protègeraient de ceux qui lui voulaient du mal, même lorsque ces méchants n'existaient qu'en imagination. Ceux qui s'étaient obstinés à rester près de lui prendraient leurs distances, de peur que la moindre anomalie dans leur respiration ne soit interprétée par lui absurdement comme un acte hostile. Déversant sa brutalité sur ceux qui osaient l'aimer, il se réservait une terrible solitude, un genre d'autopunition. Nous aurions voulu qu'il le sache, nous étions prêts pour les confidences qu'il repoussait dans sa nuit intérieure, mais le père bouchait hermétiquement les fissures et préférait jouer les garçons blessés qui retournent dans leur coin, boudeurs, en affichant leur colère. Il ne trouvait pas le courage de prononcer les mots qui le délivreraient. Pour finir, il se mit à confondre ses sentiments avec les saveurs qu'il goûtait. Un peu plus de sel dans un plat ou un aliment non désiré sur notre table pouvaient réveiller sa violence. En même temps que la vapeur des plats fumants, une matière psychique liquide jaillissait à la surface, dans un paroxysme, dilatant et rougissant son visage. Pour résister à ce qui le submergeait, le père balançait les plats par terre ou contre les murs et quittait la maison en claquant la porte. Plus tard j'ai compris que les apparences étaient trompeuses. La matière obscure, incontrôlable de ses entrailles excitait sa répugnance à l'égard de certains goûts, et non l'inverse. L'ail dans le rôti de porc servait de prétexte aux clameurs de son psychisme lacunaire, qui rendait ses humeurs changeantes. Je le détestais pour tous les affronts que nous avions par instants subis et j'avais pitié de lui pour les sentiments infirmes que nous n'entendrions jamais nommés par sa bouche. Alors qu'il le souhaitait, il lui était impossible d'articuler sa tendresse à l'égard de nous tous, qui habitions hors de son monde barricadé, humiliés, mais prêts coupablement à l'assister contre ce qui l'étouffait. On pouvait bien l'approcher pour lui dire qu'il nous manquait, il s'était persuadé que nous cachions un couteau dans notre dos. La maison retrouvait son rythme normal lorsque sa fureur s'évaporait. Tous allaient et venaient d'une pièce à l'autre et leurs regards se croisaient, pleins de sous-entendus concernant ses réactions brutales. Derrière la porte du bureau j'accordais les battements de mon cœur au pas de celui qui continuait d'errer sans but dans le couloir. Je cherchais une raison plausible d'accepter sa présence fantasmatique en moi, dans mes déchaînements autodestructeurs incontrôlés. Si je voulais toucher du doigt l'angoisse de mon père, je devais d'abord dépasser son encombrante présence physique et imaginer, de façon presque immatérielle, un homme brun de taille moyenne qui avait vécu dans la mélancolie, en ne parlant que de choses sans importance. À présent, je me surprends à chercher consciemment ce sur quoi il tâtonnait dans le noir et j'exerce ma mémoire à la plus étrange des gymnastiques. Je dois relever le voile noir qui recouvrait les visages et les objets de son monde. Le voile qui l'avait découragé, l'obligeant à quitter la scène bien plus tôt que la normale. Sans le savoir, mon père, profondément déçu, se forçait sentimentalement à se retirer dans la pénombre, et son regard trouble avait cette acuité surnaturelle face aux choses et aux personnes bien-aimées dont nous soupçonnons que nous leur disons adieu pour toujours.



LE GÂTEAU DES ÂMES


Pourquoi les jeunes veuves en deuil

sont-elles aussi belles ? (À étudier.)

Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799)


Elle donnait des leçons de grec ancien dans la salle d'à côté, derrière un mince paravent de bois qui me permettait de l'écouter religieusement, sans la comprendre. Et quand elle apparut à notre porte, ce matin-là, l'ambiance joyeusement débridée du moment reçut un grand coup de froid. Le lecteur de cassettes jouait à fond The eye of the tiger et l'affiche du groupe Survivor trônait à côté de Rocky, l'idole cinématographique de mon adolescence. La famille n'était pas au complet. Mon père parti travailler, ma mère enveloppée dans sa serviette, ma sœur une bouée à la ceinture me poursuivait de pièce en pièce pour que j'arrête la musique, elle faisait ses devoirs. (Ses devoirs ? On allait bientôt descendre à la mer pour un bain d'hiver, chacun se préparait.) Je traversais le salon avec palmes, masque et tuba.

Elle était vêtue de noir, ayant perdu son mari quelques mois plus tôt. Je relevai mon masque sur le front, comme un chef de char allemand dans l'armée de Rommel qui s'aperçoit, coupé de son unité, qu'il s'est perdu. Il s'arrête et scrute le désert autour de lui, désespérément, dans un nuage de poussière qui retombe avec lenteur. Mon sourire s'éteignit en vitesse par égard pour la femme en noir, même si je m'attendais à ce que me trahisse la poussière du désert, collée autour de mes yeux et sur mes sourcils. Ma mère surveillait du coin de l'œil mon effort pour trouver la bonne attitude, comme si nous avions répété la scène au préalable. La femme restait debout devant nous, sans éprouver le besoin de rompre le silence qu'avait imposé sa présence, sans que le moindre frémissement d'impatience, le moindre sourire forcé ne ride son visage triste. Elle attendait avec assurance devant la porte ouverte. Comme toute directrice d'école bien intentionnée qui sait que l'instant d'après tout se calmera pour la prière du matin.

Non, elle ne dérangeait pas du tout. Sûr. Nous n'étions pas encore en train de partir pour la mer. Ah bon, nous allions nous baigner l'hiver quand il faisait beau ? Elle pouvait prendre le café avec ma mère, on avait le temps, le bus passerait dans trois quarts d'heure. Donc nous aimions tellement la mer que nous allions nager en toute saison. Et c'était tellement bon pour la santé, tellement tonique ? Parfait, parfait, je ne savais pas. Elle préparait le gâteau pour le Samedi des âmes, consacré aux défunts et venait demander à ma mère un peu de persil, s'il y en avait. Bien sûr, ma mère lui en donnerait avec grand plaisir. Nous devions l'excuser, elle était pressée, avec ses préparatifs. Elle se tourna vers la sortie, ma mère s'approcha d'elle. C'était une grande perte que ce mari mort si jeune. Tout à fait. Mais elle pouvait revenir le lendemain. À elle de voir. À la première occasion ma mère donnerait quelque chose pour elle au petit, c'est-à-dire à moi, qui pourtant avais déjà quinze ans.

Je me souviens des longues minutes que dura la visite. De son regard qui avait réussi à charger l'atmosphère d'une métaphysique imprévue faite de persil, de blé et d'âmes qui inspiraient le respect de par leur inscription dans le catalogue des trépassés. Le gâteau des âmes, son goût et l'odeur qui montait de mon assiette étaient agréables dans mon enfance, quand je parvenais à écarter de ma mémoire l'image des morts. Je me concentrais avec une sorte de hantise sur ma dernière vision de leur visage. Je ne manquais pas de compléter le tableau avec les insectes qui chatouillaient en vain leurs nez busqués, épatés, crochus, pâles, s'efforçant d'envahir leurs narines qui pour la première fois après tant d'années d'inspirations et d'expirations ininterrompues, de dilations devant les odeurs de fleurs ou de bière, de contractions face aux puanteurs de chaussures ou de patates pourries, prenaient une retraite définitive, glacées, impassibles, bouchées avec du coton pour éviter les sécrétions indésirables. Il me parut bon ce gâteau, lorsque pour finir je le goûtai. Je le mangeai voracement et ma mère me fit signe d'essuyer le sucre glace qui me faisait un nez blanc.

Notre itinéraire habituel : maison, église, et de là le cimetière où les âmes des morts me semblaient voleter toutes vives dans la mémoire de ceux qui les avaient connues, même si, souvent, on voyait sans mal que la situation penchait dangereusement vers l'équivoque. Telle une œuvre orchestrale pleine de mélodies mélancoliques aux violons, les archets qui montent ensemble et se ravisant redescendent, le chef qui fait des signes, satisfait du tempo lent et funèbre, mais plus tard, une fois sortis de la salle, seuls dans une voiture du métro ou surprenant sans le vouloir une déclaration d'amour d'adolescents qui promettent, grandiloquents, de s'aimer «pour toujours», nous pressentons que tout retourne en vitesse au comique de son origine et que toute cette humeur élégiaque des cordes a donné forme à une complaisance mélodramatique, vaguement masturbatoire, qui sombrait dans les sables mouvants d'une tristesse débridée, avec le grotesque à l'affût la gueule ouverte en dessous, comme dans certains poèmes bruyants ou dans les fous-rires nerveux des funérailles.

À la fin, toujours, quelque chose tournait mal et c 'était notre faute, à nous qui suivions le cortège en portant la croix et les bannières. J'étais un bon garçon à l'époque et les professeurs m'enrôlaient presque toujours dans les groupes d'élèves qui montaient par trois vers le cimetière. Nous étions en tête et partions tous ensemble. Je suppose que d'un peu plus haut nous avions l'air d'une queue longue et noire de bête préhistorique, qui s'éloigne du devant de la scène, muette et mouillée, dans la boue et les hautes herbes du chemin. La lenteur du cortège, accordée aux pensées recueillies des affligés, nous semblait excessive. Suivaient le prêtre, les chantres, le défunt, ses proches et le vieux bedeau dont la mission essentielle était de freiner notre allure, laquelle devenait souvent dansante. Aux funérailles de l'époux de la jeune enseignante nous étions arrivés au cimetière en galopant, ou presque. Assis sur un muret, nous attendions les autres en agitant les pieds. Le cortège arrivait par paquets, les vieillards et les corpulents hors d'haleine.

Je me souviens de la poussière dans les crevasses des chaussures noires du bedeau. Au-dessus de nos têtes baissées, le visage furibond du bon vieillard menaçait notre privilège d'accompagner les funérailles au cimetière. Le désagrément que nous lui avions causé l'avait pris de court ; le bon Dieu avait failli le rappeler à lui. Pourquoi pas, pensions-nous, mais nous préférions garder cette pensée pour nous, car le bedeau insistait. Il ne pouvait croire que nous étions les meilleurs élèves et regardait nos épaules d'un air incrédule, comme s'il nous manquait des ailes. Un dernier regard sévère. Enfin ; étant pour l'instant épuisé, c'est le lendemain matin sans faute qu'il rendrait visite au directeur pour tout lui dire. Là, toujours, s'intercalait un long silence qui renforçait nos doutes et prolongeait l'angoisse, avant que n'apparaissent à nos regards feignant l'humiliation les trois billets de cinquante drachmes.

En ce temps-là j'estimais que les funérailles convenaient exclusivement aux personnes âgées, comme la couleur sombre des vêtements que d'habitude ils portaient. Quand le mort était jeune, le décor changeait. Nous entendions les coups funèbres de la cloche, et Grand-mère apparaissait dans notre cour telle une tragédienne antique. Pour s'assurer que sa panique et son trouble ostentatoires s'étaient communiqués à toute la maison avant même qu'elle ouvre la porte, Grand-mère avait soin de crier le nom de ma mère en traînant sur les voyelles, de tirer sur ses cheveux dénoués pour l'occasion et de semer généreusement sur son passage plaintes et exclamations de douleur. D'autres fois, tandis que nous étions tous à table, notre mère frappait nerveusement de son couteau son assiette et, sur un ton qui semblait le rendre personnellement responsable, annonçait à mon père les mauvaises nouvelles quant à la santé d'un de nos proches.


De telles nouvelles me préparaient psychologiquement. Le postulant était rayé sommairement de la liste des bien portants pour entrer dans une catégorie spéciale. À quinze ans je considérais la mort comme une maladie contagieuse particulière, transmissible par la pensée. Je prenais des mesures. Je limitais les allusions à la personne du malade, à son épouse, au chemin qu'il empruntait l'après-midi pour aller aux champs, je mettais la musique plus fort quand j'entendais sa voiture passer devant chez nous ou détournais le regard de sa place vide au café. Si je me cachais bien on ne me trouverait jamais ou je gagnerais du temps comme quand on jouait à cache-cache, et que parfois je restais caché, tout en sachant que les autres étaient rentrés chez eux. Je restais seul dans ma cachette, presque heureux, je pensais aux filles, aux fêtes, aux flammes des veilleuses là-haut, que nous observions insouciants sur le bitume chaud les nuits d'été, près de l'étang aux roseaux et de la rivière qui coulait sombre et silencieuse, écoutant les grenouilles et des histoires policières terrifiantes, jusqu'à ce que la voix de ma sœur ou de mère m'appellent et que je sorte.


Les conversations sur le championnat de football ne m'intéressaient pas. Nous étions entrés dans l'épicerie pour investir nos billets de cinquante drachmes en chips et en chocolat, et en ressortant avec les deux autres je pensais à l'enseignante qui semblait si triste dans sa robe noire. Tout en plongeant les mains dans les chips je me disais qu'il était indigne de céder à la tentation des cinquante drachmes. À l'égard des morts j'éprouvais de l'aversion, leur immobilité, leur teint de cire me répugnaient, même si je n'avais rien contre eux avant d'apprendre qu'ils endosseraient le rôle du mort. J'étais obligé de m'approcher d'eux, si je voulais ce billet. Je le voulais. J'armais mon visage d'une expression de douleur contenue, qu'au cours du temps j'appris à recopier méthodiquement sur les grands. Je ne ressentais rien, je me faisais une «tête d'enterrement», exercice modérément théâtral que je dus ramener à la surface plus tard pour tenir ma partie lors de certaines représentations d'étudiants. J'avais des remords ; ils formaient un cercle autour de moi, mais j'étais assis au centre, indifférent, fumant l'une derrière l'autre les cigarettes que je volais à mon père et à ses amis, soufflant la fumée vers le haut, prudemment, qu'on ne me voie pas. Ce qui demandait du talent, je devais le reconnaître. Je laissais de côté aisément ma conscience avant de dépenser tout mon billet à l'épicerie, et par la suite je me consacrais presque voluptueusement au repentir, laissant les remords m'envahir comme une sorte d'autopunition et de purification intérieure. En même temps, je continuais de fumer et d'avaler jusqu'aux miettes des friandises que j'achetais. La culpabilité m'ouvrait l'appétit.

Au début, les remords me venaient seulement avec Lola. Je l'adorais. Elle s'installait au creux de mon épaule, je la caressais, je humais sa fourrure de velours odorante et j'entendais son ronronnement. Des sentiments de bonheur et de tendresse voyageaient jusqu'au fond de mon âme et revenaient à la surface déformés, méconnaissables. Je la promenais dans la maison le cou serré dans un nœud coulant ou je l'enfermais dans le cabas des pommes de terre et j'attendais. J'observais les mouvements spasmodiques des extrémités de l'animal qui s'efforçait en vain de se libérer. Sa voix se faisait aiguë et furieuse, son pelage devenait électrique. Je sentais une joie méchante jaillir d'un repli profond de mon être que je découvrais alors, grâce à elle. D'autres fois Lola tournait en cadence sur le plateau de l'électrophone, sous le couvercle transparent hermétiquement fermé. Pour enrichir l'action, je remplissais souvent sa cage de verre avec de la fumée de cigarette, utilisant une paille que je faisais passer sous les parois de bois. Je voyais ses pupilles se dilater, l'air se raréfiant là-dessous, ses oreilles se rabaisser vers l'arrière. Je ne voulais pas qu'elle meure, j'avais besoin de sa compagnie. Quelques jours avant les funérailles j'avais été tenté d'ouvrir le couvercle sans précautions, comme lorsque nous conduisons tranquillement sur une route escarpée et que soudain l'idée de ne pas tourner le volant au prochain virage s'empare de nous. Pendant une fraction de seconde Lola resta en place, puis elle partit d'un bond, après avoir essayé ses griffes dans ma chair. Le sang qui coulait sur mon bras, dessinant trois lignes, ramena une égalité entre nous, créant un sentiment de justice. Je ne lui en voulais pas.

Les deux autres eurent le temps de tourner au coin de l'école, pas moi. J'étais resté en arrière, mangeant, rêvant et je tombai sur l'enseignante, elle avait vingt-sept ans, peu après l'enterrement de son époux. Elle marchait comme au milieu d'un champ de mines, me laissant supposer que ces jours-là elle entendait dans la maison des bruits qui sans leur image devenaient une torture. Des bruits de matériaux fragiles écrasés sous des objets lourds et volumineux. Ce pouvait être le service de table dans la poussière de la mezzanine où les boules dont elle avait décoré l'arbre de Noël avec son mari. Sa mort avait violemment séparé les événements de sa vie entre ceux d'avant et ceux qui avaient suivi, comme si un gouffre terrifiant s'était ouvert sous ses pieds. Il l'imaginait pleurant seule et abandonnée, l'absurde manifestant cruellement son talent pour causer de la douleur. La condescendance de certains devant son malheur devait exciter sa colère, sans qu'elle trouve de soulagement dans la main tendue d'autres qui la plaignaient sans heurter sa dignité. Elle devait avoir, aussi, rejeté avec vigueur la tentation de parler, même à ses proches, de la lumière qu'elle voyait la nuit en rêve, ou des mains invisibles qui la prenaient doucement par les épaules et la faisaient traverser.

Ma lenteur et la surprise de la rencontre m'avaient troublé ; j'avais les lèvres barbouillées de chocolat. Je m'étais peut-être trompé sur ses sentiments, car d'habitude le chagrin relâche insensiblement les muscles du visage des endeuillés. Ce jour-là, probablement, elle redécouvrait la valeur de petites choses quotidiennes, sous la poussière de routine qui les recouvrait. Tout en elle devait reprendre précisément sa place assignée. Ses grands yeux brillants avaient dû voir clair, avant de se refermer, aveuglés, gonflés par les larmes inondant volontiers ses joues lors des funérailles. Des petites et des grandes surprises la guettaient dans les coins, mettant sa résistance à l'épreuve, prêtes à tout renverser, à faire palpiter son cœur plus vite sous la fine étoffe de son vêtement. Figé sur place, je parvins à mémoriser en détail le mouvement de son opulente poitrine qui continuait en cadence de tressaillir sous l'élégante robe noire, tandis qu'elle marchait lentement vers moi. Elle ne me vit pas, ouvrit la porte de l'épicerie et la referma derrière elle sans bruit.

Je n'étais pas un catholique fervent de Dublin à la fin du XIXe siècle pour continuer le récit de tous les actes coupables qui s'ensuivirent chez nous, à répétition, quand je me trouvais seul dans ma chambre. Sous le regard triste de l'enseignante je m'obstinais à imaginer sa poitrine telle une ombre menaçante obscurcissant mon ciel adolescent, mais mon âme ne vacillait pas à l'idée de passer sans espoir de retour la porte du chagrin éternel. Sous le prétexte d'une indisposition ou d'un devoir à faire je déjeunais dans ma chambre. J'entendais distraitement le bruit métallique de la fourchette sur l'émail de l'assiette, en regardant le jardin par la fenêtre, et plus tard ma mère me prenait à témoin devant la poubelle ouverte où j'avais jeté mon repas intact. Alors commença le flirt clandestin avec les bouteilles de liqueur et de cognac décorant la planche au-dessus de la cheminée de la cuisine. Je les atteignais en prenant l'escabeau et me brûlais le gosier à petites doses, en mettant de la musique ou en composant des poèmes subversifs. Pour écrire ces torchons je me guidais à l'instinct. J'effaçais mon impasse amoureuse avec de grands discours révolutionnaires, pour flatter les goûts déplorables du petit cercle d'amis fidèles qui cherchaient des prétextes pour manifester leur attachement à ma personne. De toute mon âme je suivais Bonnie Tyler chantant avec sa voix rauque Total eclipse of the heart. Mon père, avec sa discrétion bien connue, avait soin de s'absenter à chaque nouvel épisode, mais un jour il rentra chez nous tandis que j'écoutais dans ma chambre un quatuor avec piano de Mozart fortissimo. Troublé de ce que son fils écoute une musique diffusée par la télé à la mort de grands personnages exclusivement, il courut aussitôt vers sa femme, exigeant de savoir ce qui m'arrivait.


Pour devancer nos frasques à l'instant où elles s'échafaudaient dans nos têtes, à l'église, le bedeau multipliait les regards appuyés. Il changeait sans cesse de place, cherchant le meilleur champ visuel, et dès qu'il oubliait de mimer la sévérité, les rares cheveux sur son crâne dénudé se détachaient avec douceur sur le fond doré des icônes. Nous n'avions pas de raison de ne pas le trouver sympathique. À nos saluts d'un signe de tête, toutes les cinq ou dix minutes, il était tenté de répondre par un sourire. Les images des saints m'intéressaient davantage. Ils étaient saints, tout le monde semblait l'admettre, on se penchait sur eux, posant les lèvres sur le verre des icônes, on demandait leur aide en priant. Leur difformité apparemment ne gênait personne. Ils avaient de grosses têtes et leur corps semblait inexistant sous leurs longues tuniques. Chez ceux qui portaient le Livre l'épaule ployait sous le poids de la Parole et leurs pieds minuscules touchaient à peine le sol. Ils n'avaient que deux dimensions, comme s'ils étaient passés sous un rouleau compresseur ; ils me rappelaient les dessins des journaux et les photos des stars de Hollywood dans les magazines, que nous collions dans nos cahiers d'école.

Les figures peintes sur l'iconostase se ressemblaient, comme sorties du même moule ; la victime, l'assassin et le juge étaient représentés avec le même visage. Je me demande si l'on avait pensé à l'éventualité d'un portier ou d'un contrôle facial à l'église. Les fidèles entraient et sortaient librement ou sifflotaient, indifférents, la fleur du narcissisme à leur revers. Je pensais aux méchants, aux orgueilleux et aux cruels qui sortent de l'église quasiment justifiés, sans prendre leurs distances vis-à-vis d'eux-mêmes. Je pensais à l'humiliation et au regard languissant des vertueux, à leur foi enfantine en la justice, incapables de se montrer dans la vie éternelle tels qu'ils étaient dans la vie d'avant sans un sentiment d'infériorité. L'église était une gigantesque marmite et nous cuisions voluptueusement dans sa bouillie, jouant successivement tous les rôles du répertoire de la comédie humaine. Jusqu'aux anges qui avaient le même visage. Leur matière dans la marmite n'avait pas subi de température plus favorable, et pourtant ils continuaient de voleter au coin des icônes et des fresques des murs. Je soupçonnais en les observant que quelque chose dans tout cela me correspondait. (Même si ce truc des corps effacés par les tuniques était très dur à reproduire avec les chemises moulantes et les jeans des années 80.)

Les chantres filaient leurs psalmodies hypnotiques et le Pantocrator trônait dans le ciel de la coupole. Je le fixais, il me fixait. Traversant des vitrages colorés, la lumière emprisonnait dans ses faisceaux entrecroisés les grains de poussière et les fumées d'encens. Je voyais les couleurs des fresques prendre vie sur les murs, les jeux de lumière et d'ombre dans les recoins, les voûtes, les arches et les fines colonnes qui les soutenaient comme si elles étaient sans poids. Les visages des saints me clignaient vaguement de l'œil. Elles semblaient, indécises entre terre et ciel, perdre leur matière avec noblesse et s'élever vers là-haut, comme les flammes des cierges ou les figures du Gréco qui se tordaient et se fondaient dans leur halo lumineux tremblant. Ç'avait été d'abord une plaisanterie, mais en fin de compte j'étais peut-être concerné. Je me demande si je pourrais moi aussi exister ainsi, sans poids, et ce que cela donnerait si nous nous élevions tous un peu au-dessus du sol, planant agréablement, comme en ces instants offerts par l'alcool plus tard, ou, plus sûrement, par la lecture de Cortázar et de Proust. Même si je doutais que ceux qui se trouvaient ce matin-là dans l'église aient tous bu, et plus encore qu'ils aient seulement entendu parler de Marelle ou de la Recherche du Temps perdu.

C'était le Samedi des âmes. L'église avait des airs de table dressée pour ceux qui ne viendraient pas. Sur des petits papiers pliés, accompagnés de billets, étaient inscrits le nom des absents, et la foule faisait la queue pour les déposer. Ils m'évoquaient des billets de loterie sous la garantie du Très-Haut. Le prêtre lisait le nom, le vœu puis glissait le papier et l'argent sous ses éclatants vêtements sacerdotaux. Pour le compte des fidèles qui allongeaient la main, les prières du prêtre allaient traverser magiquement tous les obstacles naturels jusqu'au monde des âmes, que j'imaginais en foule, battant dangereusement des ailes entre les dents du célébrant dont les mâchoires s'agitaient à toute allure. Seul le remuant bedeau changeait de place. Tantôt déversant l'encens sur les morts et les vivants, tantôt posant un nouvel objet sur la longue table dressée. Le gâteau des morts, dans des assiettes petites et grandes, était placé sur toute la longueur de l'église, attendant la lecture, après quoi on le partagerait.

Elle vient sans bruit se placer devant mon nez, pareille à l'encens. Je rougis comme si j'avais fait quelque chose de mal, alors que ma faute la plus probable était de me trouver assez près d'elle pour être gêné par d'imperceptibles points noirs sur sa nuque blanche. Ces menues imperfections calmaient les battements de mon cœur, jointes à la pensée que dernièrement je la sentais plus souvent proche de moi dans les pages des revues coquines que je feuilletais, entre les vagues des bains de mer hivernaux de la famille, dans les flaques des chemins de terre du village. Sa robe avait un reflet sombre de cendre et sa joue rose rappelait le sucre sur le gâteau qu'elle avait préparé à la mémoire de son époux. Il semblait savoureux. À côté du blé bouilli et des grains de grenade, je sentais l'odeur du persil que lui avait offert ma mère. J'étais troublé encore par les petites taches de boue qui semblaient offenser ses fines chaussures basses et le carrelage de l'église. Je voulais m'agenouiller près d'elle et les essuyer de mes doigts.


Au bout de l'hiver, je commençai à voir ma solitude comme un rituel qu'il était bon de respecter jusqu'au bout, enfermé dans ma chambre à la fenêtre. Il neigeait et je pensais au Samedi des âmes. Il semblait bien que cela ne tiendrait pas et que ma mère continuerait de s'affairer dans le jardin, en hâte, portant une plante dans un sac en plastique ou jetant un peu de terre ici ou là. En fin d'après-midi, un bleu triste enveloppait tout ce qu'on distinguait encore. La brouette, deux ou trois massifs inachevés, une bêche plantée dans le tas de terre. Quand quelque chose clochait je la voyais relever la tête, agacée, comme pour se quereller avec le ciel. La scène plongeait peu à peu dans l'obscurité devant ma fenêtre comme sur l'écran au cinéma. J'entendais seulement. Un oiseau de nuit soudain balaya le feuillage d'un arbre en haut du jardin puis il y eut un bref silence. Le grincement de la serrure à la porte de la cour, des pas sur les dalles, l'eau s'échappant du robinet ouvert, ma mère tapant du pied dans ses bottes en caoutchouc pour faire partir la terre. Elle m'appela dans le salon pour me donner ses instructions.

La maison de l'enseignante était éclairée du dehors par les lampes du jardin, entre de vieux arbres fruitiers avachis qui penchaient jusqu'au sol, chargés d'oranges et de coings. Elle vivait seule dans la maison de famille de son mari, une grande maison à étage, aux volets édentés, avec des taches d'humidité sombres aux murs extérieurs. Les vieilles maisons continuaient d'exister, elles qu'on avait construites pour des gens qui n'étaient plus en vie. Elles me charmaient tout en accroissant ma mélancolie et je me disais qu'elles pourraient être enterrées avec leurs propriétaires devenus vieux, au lieu de rester là, tristes et bossues, hantant la vie de locataires plus jeunes qui ne comprendraient jamais leurs singularités. Grincements des planchers, odeurs étranges venant d'anciens traitements et pas nerveux inconnus dans les couloirs. Portes fermées derrière lesquelles on entend des murmures étouffés, des petits cris voluptueux, murs imprégnés de mystères sous des couches successives de peinture, rires et musiques de fêtes l'été sous les arbres du jardin.

Je sentais des odeurs de frites et voyais sa silhouette dans le couloir obscur s'approcher en ondulant de la porte d'entrée vitrée, éclairée de l'arrière. Elle prit le récipient contenant le gâteau de ma mère et je la suivis à l'intérieur quand je me fus souvenu d'éloigner mon doigt de la sonnette sur quoi je n'avais pas eu le temps d'appuyer. J'entendais le bruissement de sa robe tandis qu'elle traversait le couloir. Elle disparut en dessous de la ceinture derrière la table de la cuisine, ses épaules s'inclinaient devant les placards, se relevaient puis se penchaient de nouveau avec noblesse. Elle prenait son temps. Son doigt formait un crochet qui se fermait et s'ouvrait, m'invitant à m'approcher d'une assiette fumante et d'une photo encadrée qui ne semblait pas se trouver à sa place habituelle. Quelque chose qui ressemblait assez à un sourire éclairait son visage et le temps que j'entre dans la cuisine elle s'était remise à chercher. C'était une photo d'elle-même et de son mari. Elle ouvrit une bouteille de vin, sortit un verre pour elle, m'ignorant ostensiblement, et plaça une chaise à côté de la sienne. Il n'y avait pas de fourchettes, comme dans la Grèce antique. La frite, prise entre deux doigts, s'élevait jusqu'au-dessus de sa tête, qui avait suivi le mouvement de sa main, et pour finir son palais accueillait, venue d'en haut, la nourriture dorée. C'était facile, nous allions manger dans la même assiette. Mais elle ne souriait pas du tout, elle fixait la photo, cessait brusquement de mâcher, buvait quelques petites gorgées. Mes rares bouchées à moi avaient du mal à descendre.

Années heureuses. À côté de l'enseignante souriante, son mari vêtu d'une chemise moulante qui soulignait son allure sportive. Ils tenaient des piolets et portaient des sacs à dos. L'homme, bizarrement penché en avant, tendait vers l'objectif le biceps de son bras nu. Hors champ, le reste de la compagnie devait sourire, amusé par cette exhibition. L'instantané semblait pris en été à midi dans un paysage de montagne aride. Sous le bras de l'homme, la lumière dévorait son corps en partie tel un animal carnivore. Le vent agitait les cheveux de la femme qui contemplait son mari, fascinée, indifférente jusqu'à la fin au déclic de l'immortalisation, et derrière eux les ailes d'une rangée régulière d'éoliennes tournaient sur des tours métalliques blanches. La photo montrait l'une de ces longues ailes qui descendait, menaçante, vers la tête du mari.

J'étais assez naïf et inexpérimenté pour croire que l'atmosphère prenait une tournure érotique, jusqu'à ce qu'elle décide de remettre les choses à leur place. Elle reposa son verre violemment sur la table et se leva d'un air qui m'enjoignait de me lever aussi. Nous avions la même attitude. Elle empoigna la photo encadrée, la leva bien haut, et quand je fus sûr qu'à l'instant d'après je verrais le verre en miettes à mes pieds, elle la reposa sur la table comme si c'était une porcelaine précieuse. Elle pleurait affreusement. Des spasmes incontrôlés soulevaient sa gorge, lâchant des sanglots ici ou là, comme les femmes du village chargées de veiller les morts toute la nuit, dont le chant funèbre, souvent, était malgré elles entrecoupé de plaintes qui débordaient. Lorsque l'émotion brisait leur voix, la douleur empêchait tout contrôle et les fausses notes se transmettaient dans toute la maison de bouche en bouche comme une épidémie. Entre les sanglots de l'enseignante, ce que je remarquai de plus important fut les deux plombages noirs dans sa bouche. Plus tard, sur des gravures du XVIIIe siècle représentant des cortèges funèbres, je découvrirais que le deuil n'excluait pas les distances réglementaires dans les files d'affligés qui marchaient en bon ordre vers les derniers adieux. J'entendrais des marches funèbres dont l'harmonie dressait un bouclier contre la violence de la douleur, offrant à mon chagrin, généreusement, une forme et une dignité. Elle continuait de pleurer tout son soûl.

La conclusion : j'étais encore trop jeune. Nous en discutions en détail aux récréations avec les garçons du lycée, que nous admirions sans réserve, sautant par dessus les grilles, les suivant dans le jardin de l'école, dans l'espoir qu'ils nous accepteraient dans le coin retiré qu'ils fréquentaient. Ils avaient besoin de nous, qui étions leur public lors des représentations qu'ils donnaient, se donnant le rôle d'adultes. Ils feignaient de tolérer notre présence, nous subissions la tête basse leurs commentaires sarcastiques sur notre maigre expérience, et à la fin nous les écoutions, suspendus à leurs lèvres. Je les revois jouant les durs, le dos appuyé contre le haut mur de pierre du jardin, mains dans les poches, une cigarette allumée au bec, la tête négligemment penchée sur l'épaule. Nos bouches béantes dopaient sûrement à l'extrême leur assurance, lorsque nous suivions, fascinés, le récit détaillé de leurs incroyables exploits amoureux. Le temps était de mon côté, j'étais prêt à attendre, mais pas trop longtemps.

Elle m'attira vers elle avec force et se mit à m'embrasser sur la bouche sans préavis, sans oublier de pleurer et de bredouiller des mots obscènes destinés au mari. Je ne la lâchais pas. J'étais fasciné par le goût sucré de sa peau et le salé de ses larmes qui coulaient toujours. Elle aimait jouer des dents sur mes lèvres, puis elle changeait d'avis et s'écartait. Je serrais son poignet, la fixais sévèrement et enfermais sa taille dans l'anneau de mes bras, l'empêchant de s'échapper. Mais ce n'était guère son intention. La bête s'était réveillée, au point que j'en oubliai la honte causée par la bosse qui s'était formée dans mon pantalon. La table se dressa sur deux pattes et revint vide à sa place, nos chaises firent un bruit strident au milieu de la vaisselle brisée que nous piétinions aveuglément dans nos efforts pour nous unir et nous séparer. Nous communiquions par rugissements. Dans sa mâchoire inférieure j'aperçus trois autres plombages et une dent de sagesse de travers. Il y avait quelque chose de doux et d'attirant dans sa bouche, sa gorge, son épaule et plus bas sa poitrine, qui avait commencé à se dévoiler, laiteuse, haletante. Je n'étais pas tellement trop jeune, nous allions continuer jusqu'à trouver la cadence.

Du haut d'un ciel gris février faisait tomber quelques flocons de neige blancs comme des morceaux de polystyrène. Je les voyais tomber au loin sur les collines, sur les arbres du jardin, dans la lumière jaune des lampadaires et sur le bâti métallique de la fenêtre, à quelques centimètres de la vitre embuée par mon souffle. La mâchoire entre les mains, je regardais les flocons atterrir à côté de moi, sans poids, leur forme cristalline se changeait en buée, disparaissait magiquement, comme les créatures légendaires dans les récits de ma grand-mère ou comme le souvenir d'événements lointains. Assis à la fenêtre, je rêvais. J'attribuais des intentions aux créatures de la terre, je les imaginais feignant l'indifférence et refusant obstinément toutes les merveilles venant du ciel, même si au fond d'elles-mêmes elles brûlaient. Cette stupide insistance des choses suscitait en moi souvent un rejet du monde et je n'avais peut-être pas tort finalement, car si cette situation se prolongeait, le beau tapis blanc ne recouvrirait pas leur surface et ne leur offrirait pas non plus cette apparence nouvelle, inhabituelle ; la monotonie des voitures, des cours et de la boue ne serait pas brisée et nous n'aurions pas nos batailles de boules de neige avec leurs cris de guerre et de joie. Si la neige tenait, tous les enfants sortiraient dans la rue, sauf moi. Je serais confiné chez moi par les serments de fidélité et d'attachement silencieux à mon premier amour.



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Nìkos Koufàkis, né en 1972, a fait des études de philosophie et d'épistémologie avant de se lancer dans le journalisme et de traduire entre autres Henry James. Il a attendu la quarantaine pour publier son premier livre, Porcelaine de famille (2014), qui rassemble seize nouvelles. On y voit grandir un jeune garçon dans les années 80, la famille jouant, comme chez la plupart des auteurs grecs, un rôle essentiel — exemple le saisissant portrait du père ci-dessus, si étonnamment fouillé. L'auteur tient à préciser que le matériau autobiographique est certes présent, mais profondément retravaillé, et on le croit sans peine, tant la réalité la plus précise prend chez lui par moments une teinte vaguement fantastique. Ses histoires associent la cruauté et la tendresse, le sourire et la douleur. La mort s'y promène comme chez elle, au premier plan ou dans le fond. L'écriture, est audacieuse, aventureuse, elle aime prendre le lecteur à contrepied. Elle ne cesse d'être attentive à la musique des mots — mais ce trait-là n'est-il pas commun aux quatre auteurs du recueil Nouvelles fraîches 2, paru au Miel des anges ?


Nìkos Koufàkis
Nìkos Koufàkis

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