Maladie
Ces jours-ci je ne pense qu'aux défunts.
Riche de mort ma mémoire
les amène devant moi vivants.
Ils parlent un peu parfois :
— «une chemise couleur abricot».
«Je veux t'embrasser, car je suis mort».
«Je suis venu pour vous voir».
Tant de visages, de paroles, que je conserve
comme étrangers, que je veux faire miens
mais en vain : je ne conçois pas
la mort, je refuse
de la comprendre. Mais la vie non plus
je ne peux ainsi la toucher, telle que je veux
la conserver, moi qui vois les gestes
des vivants comme s'ils étaient dans ma mémoire
eux aussi, sans pouvoir les toucher
vivants. Souvent ils me réjouissent,
je les aime, les regarde en extase,
et soudain on dirait ceux des morts.
(La saison de la mort)
Imagination du moi
Parfois les pas du temps
s'arrêtent et le silence alors
s'installe, tantôt terrible
odieux obscur et plein d'angoisse
épais inéluctable
tantôt plus clair, apparaissant
pétri de lumière
pur, infini, limpide
et léger, si léger
que tu ne peux rester
là non plus
dans toute cette lumière
soudaine intense
que tu donnes et reçois
qui te brûle
au moment de calme
où le temps s'arrête
et le silence attend lumineux
et le temps attend lui aussi
que tu t'effaces.
Immobile à tous les pas
sans un geste j'accomplis
une foule de gestes je sens
le moindre geste
plaisir
tu es du temps le terrible
principe où se rencontrent
privation et multitude
angoisse durable le temps
inlassable inexorable
où j'endure, tout dure
où je me trouve, je me retrouve
et vois
à travers l'espace du temps
le temps du corps, qui prend corps.
Travailleur aux ateliers du temps
Tandis qu'ouvrier verrier
il travaillait la forme
il comprit pleinement l'amour
pour la matière
où il soufflait son haleine.
Cristal ou perle
ivoire précieux
ou opale aux nuances brumeuses
tirant sur l'azur.
Tout cela matière devenant forme
amoureuse de tout ce qui existe
dans le temps.
La forme, récipient du temps
amoureusement l'enveloppe
au temps offerte
attente et accueil ensemble
étreinte sous les espèces du temps
la forme particulière
par lui imaginée
par lui dotée de sens.
Mais plus tard, la forme achevée, tandis
que l'effleurait sa main matérielle
il comprit que le temps est matière —
tandis que sa propre main
et la forme avec elle
et la précieuse matière amoureuse
devenaient transparence et idée de temps.
Tout ensemble.
Et lui surtout.
(L'imagination du temps)
L'ange déchu
Ange de notre faiblesse,
sous forme humaine tu nous as rejoints,
nous as parlé en prenant notre voix
et nous t'avons compris. Nous avons
reconnu notre propre fatigue
dans ton regard. Il ne brillait plus
ne nous terrassait plus de crainte
et d'admiration. Nous n'avons pas
vu sur ton visage l'éclat
de la certitude, mais le souci
quant à nos propres doutes. Toi
tu ne vas pas nous reprocher
la facilité que nous demandions.
Nous sommes nés fatigués.
Toi tu nous prendras la main,
tu ne tiens pas d'épée de lumière
aveuglante, et ne nous chasses pas.
Tu ne montres pas la route
à nos faibles jambes
qui vont si lentes et incertaines.
Tu viens les ailes repliées,
ange de notre faiblesse.
Tu ne nous quitteras pas,
consolation de nos profonds péchés,
du besoin où nous sommes. Sans sévérité
tu nous parleras de nos fautes
que tu as vues presque avec nos yeux
et quand tu les fermeras, nos yeux vains
tu ne promettras rien
ange de notre faiblesse.
Tu ne nous as pas fait signe
de courir à des paradis fermés.
Tu suivras silencieux notre ultime regard,
tranquille, sans chagrin ni joie.
Tes bras s'ouvrent tout grand
comme la totale inexistence.
(Solitude et orgueil)
Tristesse de la cité
Le bruit est mort dans cette ville
inquiète. Ce qu'on entend n'est rien
qu'un écho de la vie qui s'obstine,
la voix des morts lugubre qui survit
en suspens, ne s'éloigne pas même
quand on a refermé les tombeaux.
Dans les rues vides se promène
le souvenir de ceux
qui ont vécu pleins d'élans, de passion,
et voilà ce qui reste
de ces gens
qui ont vécu leur vie dans cette ville.
Ils vont et viennent, parlent parfois
peut-être, ces troupeaux humains,
errant çà et là, sans but, délaissés,
mais partout s'est posé un affreux silence,
brisant le cri de la douleur :
et celui qui l'entend est vraiment mort.
Voici les prostituées, sorties dans les rues
car depuis longtemps mortes, les premières ;
nul n'entend leurs chants impudiques.
Leurs grosses lèvres usées
forment des mots,
leurs corps affreux s'agitent,
leurs bouches molles essayent un sourire.
Devant et derrière elles
de jeunes enfants, les yeux gonflés,
sans larmes, bouche ouverte, dont la peau
laisse voir les os
qui tiennent encore. Passent ensuite,
la peau brune, les yeux fermés, des gens
qui sans voir marchent d'un pas sûr.
D'autres semblent pleurer à chaudes larmes,
car ils portent leur effigie,
lourde et morte dans leurs bras.
Puis des femmes en foule, maigres, blêmes,
droites et dures, tristes, muettes.
Et le cortège avance
il avance on ne sait comment et se traîne
avec tous ces gens,
on le reçoit jusqu'au fond des yeux.
Un nuage violacé, noirâtre
au dessus d'eux grandit.
(Cassandre)
Le murmure d'Eurydice
Ne crois pas...
Viens avec moi. N'insiste pas
nous avons tellement cru au corps
entendu sa musique passionnée,
mais ne crois pas au plaisir.
La douleur est trop puissante
et l'efface.
Le corps
souffre quand il meurt
et qu'il lui échoit de perdre
sa gloire entière. Laisse-le.
Le laisser, n'est-ce pas mieux ?
Ne m'entraîne pas, ne me ramène pas
aux forces de la vie.
La mort qui m'emporta
fut si cruelle.
Viens avec moi.
Tu goûteras au néant, à sa magie.
Ton corps parfait touchera toute l'épaisseur
de l'inexistence.
Tu connaîtras l'oubli comme la pierre,
tu éteindras dans l'immobilité
ta soif de vie.
Quand on peut aimer la vie à ce point,
à ce point croire en elle,
rien ne console sinon
l'anéantissement infini qu'on nous offre.
(Orphée se retournant terrifié ne trouva pas
Eurydice... Mais on se demande, pourquoi
une telle mort ?)
(Contrastes)
Issue d'une grande famille salonicienne, sœur de l'écrivain Nìkos-Gavriil Pendzìkis, Zoé Karèlli (1901-1998) a fait des débuts tardifs en 1940 et publié douze recueils avant de se taire dès 1973. Ses poèmes, partagés entre le besoin et la peur de l'autre, l'élan de la sensualité et l'inquiétude religieuse, sont le journal intime d'une âme, un long questionnement, où les vivants semblent parfois moins vivants que les morts. Elle a publié cinq pièces de théâtre et plusieurs livres d'essais, dont un sur Claudel et un autre sur Beckett — ce qui définit bien l'espace occupé par cette poésie traditionnelle et moderne à la fois, ou plutôt hors du temps.
Zoé Karèlli |