Zoé KARÈLLI



Maladie


Ces jours-ci je ne pense qu'aux défunts.

Riche de mort ma mémoire

les amène devant moi vivants.

Ils parlent un peu parfois :

— «une chemise couleur abricot».

«Je veux t'embrasser, car je suis mort».

«Je suis venu pour vous voir».

Tant de visages, de paroles, que je conserve

comme étrangers, que je veux faire miens

mais en vain : je ne conçois pas

la mort, je refuse

de la comprendre. Mais la vie non plus

je ne peux ainsi la toucher, telle que je veux

la conserver, moi qui vois les gestes

des vivants comme s'ils étaient dans ma mémoire

eux aussi, sans pouvoir les toucher

vivants. Souvent ils me réjouissent,

je les aime, les regarde en extase,

et soudain on dirait ceux des morts.


(La saison de la mort)






Imagination du moi


Parfois les pas du temps

s'arrêtent et le silence alors

s'installe, tantôt terrible

odieux obscur et plein d'angoisse

épais inéluctable

tantôt plus clair, apparaissant

pétri de lumière

pur, infini, limpide

et léger, si léger

que tu ne peux rester

là non plus

dans toute cette lumière

soudaine intense

que tu donnes et reçois

qui te brûle

au moment de calme

où le temps s'arrête

et le silence attend lumineux

et le temps attend lui aussi

que tu t'effaces.


*


Immobile à tous les pas

sans un geste j'accomplis

une foule de gestes je sens

le moindre geste

plaisir

tu es du temps le terrible

principe où se rencontrent

privation et multitude

angoisse durable le temps

inlassable inexorable

où j'endure, tout dure

où je me trouve, je me retrouve

et vois

à travers l'espace du temps

le temps du corps, qui prend corps.






Travailleur aux ateliers du temps


Tandis qu'ouvrier verrier

il travaillait la forme

il comprit pleinement l'amour

pour la matière

où il soufflait son haleine.

Cristal ou perle

ivoire précieux

ou opale aux nuances brumeuses

tirant sur l'azur.

Tout cela matière devenant forme

amoureuse de tout ce qui existe

dans le temps.


La forme, récipient du temps

amoureusement l'enveloppe

au temps offerte

attente et accueil ensemble

étreinte sous les espèces du temps

la forme particulière

par lui imaginée

par lui dotée de sens.


Mais plus tard, la forme achevée, tandis

que l'effleurait sa main matérielle

il comprit que le temps est matière —

tandis que sa propre main

et la forme avec elle

et la précieuse matière amoureuse

devenaient transparence et idée de temps.

Tout ensemble.

Et lui surtout.


(L'imagination du temps)






L'ange déchu


Ange de notre faiblesse,

sous forme humaine tu nous as rejoints,

nous as parlé en prenant notre voix

et nous t'avons compris. Nous avons

reconnu notre propre fatigue

dans ton regard. Il ne brillait plus

ne nous terrassait plus de crainte

et d'admiration. Nous n'avons pas

vu sur ton visage l'éclat

de la certitude, mais le souci

quant à nos propres doutes. Toi

tu ne vas pas nous reprocher

la facilité que nous demandions.

Nous sommes nés fatigués.

Toi tu nous prendras la main,

tu ne tiens pas d'épée de lumière

aveuglante, et ne nous chasses pas.

Tu ne montres pas la route

à nos faibles jambes

qui vont si lentes et incertaines.


Tu viens les ailes repliées,

ange de notre faiblesse.

Tu ne nous quitteras pas,

consolation de nos profonds péchés,

du besoin où nous sommes. Sans sévérité

tu nous parleras de nos fautes

que tu as vues presque avec nos yeux

et quand tu les fermeras, nos yeux vains

tu ne promettras rien

ange de notre faiblesse.

Tu ne nous as pas fait signe

de courir à des paradis fermés.

Tu suivras silencieux notre ultime regard,

tranquille, sans chagrin ni joie.

Tes bras s'ouvrent tout grand

comme la totale inexistence.


(Solitude et orgueil)






Tristesse de la cité


Le bruit est mort dans cette ville

inquiète. Ce qu'on entend n'est rien

qu'un écho de la vie qui s'obstine,

la voix des morts lugubre qui survit

en suspens, ne s'éloigne pas même

quand on a refermé les tombeaux.

Dans les rues vides se promène

le souvenir de ceux

qui ont vécu pleins d'élans, de passion,

et voilà ce qui reste

de ces gens

qui ont vécu leur vie dans cette ville.

Ils vont et viennent, parlent parfois

peut-être, ces troupeaux humains,

errant çà et là, sans but, délaissés,

mais partout s'est posé un affreux silence,

brisant le cri de la douleur :

et celui qui l'entend est vraiment mort.


*


Voici les prostituées, sorties dans les rues

car depuis longtemps mortes, les premières ;

nul n'entend leurs chants impudiques.

Leurs grosses lèvres usées

forment des mots,

leurs corps affreux s'agitent,

leurs bouches molles essayent un sourire.

Devant et derrière elles

de jeunes enfants, les yeux gonflés,

sans larmes, bouche ouverte, dont la peau

laisse voir les os

qui tiennent encore. Passent ensuite,

la peau brune, les yeux fermés, des gens

qui sans voir marchent d'un pas sûr.

D'autres semblent pleurer à chaudes larmes,

car ils portent leur effigie,

lourde et morte dans leurs bras.

Puis des femmes en foule, maigres, blêmes,

droites et dures, tristes, muettes.

Et le cortège avance

il avance on ne sait comment et se traîne

avec tous ces gens,

on le reçoit jusqu'au fond des yeux.

Un nuage violacé, noirâtre

au dessus d'eux grandit.


(Cassandre)






Le murmure d'Eurydice


Ne crois pas...

Viens avec moi. N'insiste pas

nous avons tellement cru au corps

entendu sa musique passionnée,


mais ne crois pas au plaisir.

La douleur est trop puissante

et l'efface.

Le corps

souffre quand il meurt

et qu'il lui échoit de perdre

sa gloire entière. Laisse-le.


Le laisser, n'est-ce pas mieux ?


Ne m'entraîne pas, ne me ramène pas

aux forces de la vie.

La mort qui m'emporta

fut si cruelle.

Viens avec moi.

Tu goûteras au néant, à sa magie.

Ton corps parfait touchera toute l'épaisseur

de l'inexistence.

Tu connaîtras l'oubli comme la pierre,

tu éteindras dans l'immobilité

ta soif de vie.


Quand on peut aimer la vie à ce point,

à ce point croire en elle,


rien ne console sinon

l'anéantissement infini qu'on nous offre.


(Orphée se retournant terrifié ne trouva pas
Eurydice... Mais on se demande, pourquoi
une telle mort ?)

(Contrastes)



*



Issue d'une grande famille salonicienne, sœur de l'écrivain Nìkos-Gavriil Pendzìkis, Zoé Karèlli (1901-1998) a fait des débuts tardifs en 1940 et publié douze recueils avant de se taire dès 1973. Ses poèmes, partagés entre le besoin et la peur de l'autre, l'élan de la sensualité et l'inquiétude religieuse, sont le journal intime d'une âme, un long questionnement, où les vivants semblent parfois moins vivants que les morts. Elle a publié cinq pièces de théâtre et plusieurs livres d'essais, dont un sur Claudel et un autre sur Beckett — ce qui définit bien l'espace occupé par cette poésie traditionnelle et moderne à la fois, ou plutôt hors du temps.



Zoé Karèlli
Zoé Karèlli

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