Còstas KAVANÒZIS



EN ANGLAIS


Vingt-huit ans plus tard — vingt-neuf peut-être — Sibyl m'a cherché et trouvé. Elle ne m'avait jamais oublié, disait-elle (sur facebook), ça vient, ça vient, ça vient, disais-je (en moi-même) tout en baisant, je baisais pour la première fois. Vierge, et elle ne le savait pas, il fallait à tout prix que ça vienne, et vite — des fois que ça retombe — et c'est venu même si, sur le dos sous moi, elle me regardait (les yeux exorbités) gémir.

Puis, essoufflé à son côté, je lui demande si c'était bon, à Sibyl l'Allemande, vingt-trois ans (une grande) et moi dix-huit et demi. Mais je lui ai dit que j'en avais vingt-trois et que j'étais allé avec dix autres (twenty-three and ten girls) et elle m'a cru, elle visitait la Grèce en touriste avec son amie Regina. Regina sortait avec un Nìkos de trente-cinq ans et ce Nìkos était, disait-elle, le meilleur amant qu'elle ait jamais connu.

Tandis que je dépucelais peu à peu Dèspina (qui m'a cocufié ensuite), elle pleurait tous les jours. Sans bruit, et le jour où j'ai conclu elle sanglotait. Après, sur ma queue, j'avais des petits trucs rouge sombre — un peu noirs peut-être — et voilà ton pucelage, lui ai-je dit, les lui montrant avec un sourire. Un large, qu'elle cesse de pleurer, puis je suis allé me laver, peu avant qu'elle rentre en Allemagne j'ai avoué à Sibyl que j'avais dix-huit ans. Et comme si elle ne m'avait pas du tout cru d'abord elle m'a regardé — sans un mot — et maintenant je comprends, a-t-elle dit enfin (en anglais), pourquoi tu fais l'amour comme ça.

Jusqu'à son départ nous n'avons pas recommencé, et voilà qu'elle m'invitait — voyage payé — à la retrouver là-bas, ses enfants et son mari, disait-elle, n'étaient pas du tout un problème, elle brûlait (tout entière) et voulait absolument me revoir. Elle-même ne pouvait pas venir, elle craignait l'avion, impossible, à moi d'y aller. Car les gens importants (important people) de ta jeunesse, si tu les retrouves après des années, tu les sens proches comme avant, la tienne est jolie et pas bête, me disait Nìkos une fois que nous étions sortis tous les quatre — Regina pendue à son bras —, la mienne est nunuche, c'est pas du sérieux.

On s'est tapé dessus l'autre jour et Èva a failli se jeter du balcon. Elle s'est jetée contre les barreaux, j'ai couru. En hurlant elle s'est retournée et avec les ongles m'a écorché profondément la joue (moi je l'ai giflée sur la bouche) et elle m'a dit de dégager tout de suite et pas plus tard, si je n'avais pas l'intention de rester avec elle tant qu'elle était encore présentable. Et quand réconciliés pour finir on l'a fait par terre au milieu du sang elle pleurait à chaudes larmes, et Dèspina me disait que je ne pensais qu'à jouir quand nous baisions, quand elle m'a plaqué une fois cocufié. Je suis tombé dessus des années plus tard dans un bar, mariée, et elle a caché sa photo en blanc du jour des noces — mais pas le visage de son mari à côté — dans leur chambre à coucher avant que nous baisions.

Nous avons correspondu pendant un an après le retour de Sibyl en Allemagne. Avec Regina elles s'étaient mises à apprendre le grec, je lui avais envoyé en cadeau une bague avec des vers en anglais et là elle me l'envoyait en photo (que je la voie). L'anglais avait toujours été notre langue à nous, disait-elle, et alors j'ai vu I love you que j'avais écrit sous les vers. Avec mon nom à la fin (mon écriture était plus belle alors), elle a tenu deux mois avant de laisser tomber, elle trouvait le grec difficile. Regina avait dû continuer toute seule (et peut-être écrire s'agapo à Nìkos), Regina était alors sa meilleure amie. Avec les années, m'écrivait-elle, il ne lui était resté que Regina pour se parler, personne d'autre, mais Regina un jour s'était suicidée. She committed suicide.

Nous étions allés peu auparavant chez le gynécologue avec Èva, qu'il nous dise pourquoi nous ne pouvions pas avoir d'enfant. Et comment faire pour en avoir un, alors elles étaient venues d'Allemagne en avion. Elle n'avait pas encore peur en avion, Sibyl, à vingt-trois ans. Elle en a cinquante-deux.






À LA SCIE


Couché sur le dos mon père bouche ouverte et un tuyau dedans. Pour sa respiration (ou pour la salive peut-être), une vieille à côté m'a fait des signes. Couchée elle aussi, un tuyau dans la bouche, les yeux exorbités elle me regardait les mains tendues vers moi. J'ai voulu la montrer au médecin, c'est rien, c'est rien, a-t-il dit. Plus tard j'ai appris que cela arrive parfois aux soins intensifs. Qu'aux soins intensifs ceux qui sont en contention parfois ont les yeux exorbités et les mains tendues.

Il m'avait fait le V de la victoire. Il m'avait demandé de le prendre en photo — tandis qu'on l'emmenait pour l'opération — allongé sur le chariot et la photo ensuite m'a rappelé quelque chose. Ma mère courait derrière le chariot, les yeux rouges.

À Pâques dans notre quartier jadis (on arrivait de notre village) un type en camion vendait des poussins. Des nouveau-nés, et il criait dans son haut-parleur, prenez-les, ceux-là vivent longtemps. Ils vivent jusqu'après Pâques, criait-il, les poussins qu'on vendait dans des œufs en plastique (tout rouges) ces jours-là mouraient tout de suite. Les gens les achetaient quand même, couvert d'un drap sur un chariot on a sorti un mort dans le couloir, et ma mère, de marbre. De marbre-sans bouger-sans parler-sans-sourire aux urgences quand on l'attendait dehors, après l'opération la veille quand on avait amené mon père à toute allure en klaxonnant.

Pour sa respiration, ma mère dans la voiture criait aaaaaaa, la respiration de mon père faisait iiiiiii, mon klaxon biiiiiiip et on fonçait à tombeau ouvert. Mais les rues étaient bouchées — congestion ! — les feux rouges — apoplexie ! — c'était l'embouteillage de midi avec les aaaaaaa de ma mère et les iiiiiii de mon père à côté — les iiiiiii de mon père comme un sifflet, comme un mégaphone enroué, une trompette, un klaxon coincé, et moi biiiiiiip qui klaxonnais tout le temps, peu à peu j'ai trouvé le truc, iiiiiii, aaaaaaa, biiiiiiip, et jusqu'au bout j'ai continué, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip et je vide les rues, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip et je passe au rouge, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip et au volant je suis le meilleur, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip et je vais sauver mon père, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip, iiiiiii-aaaaaaa-biiiiiiip, je file aux urgences mieux qu'une ambulance, je tiens l'allure, mon père va tenir.

Mais pas le poussin, alors que les siens, criait-il, vivaient jusqu'après Pâques, et que j'étais allé l'acheter sur mon argent de poche. Je l'ai mis dehors sur notre balcon et combien de jours l'ai-je nourri, deux ? et il picorait, mangeait et pépiait même un peu, piou-piou, on dit que les poules mangent des cailloux parfois, quand elles grattent la terre pour se nourrir. Des petits cailloux qu'elles attrapent avec le bec dans la terre, je lui avais mis de la biscotte émiettée qu'il picorait. Tantôt penché il picotait les miettes, tantôt levant sa petite tête il regardait, piou-piou, mais bientôt il est venu devant sa soucoupe se planter raide.

Figé, piou-piou, piou-piou, comme un malade il s'est mis à pépier. Et ses petits yeux qui se révulsaient et sa tête qui s'agitait d'avant en arrière et ses petites ailes qui battaient. Et ses yeux restés vides et blancs son bec ouvert tendu et le hoquet l'a pris. Avec un spasme, et tout de suite des gouttes de sang — des gouttelettes — ont jailli de son bec. Le balcon moucheté de sang, mon père et le V de la victoire sur son chariot et que me rappelait-elle cette photo ensuite ? Sa poitrine ouverte en deux et avant qu'il sorte réunifié du bloc opératoire, ce gros os — qui réunit les côtes — comment l'ouvre-t-on ? Avec une meuleuse, à la scie, à l'aube une fois j'ai entendu gémir profondément ma mère.

D'un coup je me suis rué dans leur chambre — maman, qu'est-ce qui se passe ? — et ma mère sur le dos la bouche grande ouverte les yeux fixés au plafond. Et mon père sur le ventre sur elle qui haletait, il jouait joliment de l'harmonica mon père quand ça le prenait. Il me montrait tout le temps mais moi rien à faire, je cherchais un thermomètre sur la montagne en hiver, je brûlais de fièvre. Une excursion en groupe nombreux et j'ai trouvé moyen d'être malade — sans médecin ici aujourd'hui que vais-je devenir ? — et la photo de moi que je leur ai demandé (ils viennent de me l'apporter) de prendre. À cause de l'opération de mon père il y a des années, et de piou-piou, je leur ai fait alors le V de la victoire, allongé dans du bois.






L'OURSE


Dans une petite pièce basse de plafond j'étais enfermé pour me branler. Avec télé écran plat et des murs blancs dans la salle d'attente à côté, et du porno à gogo. Des DVD en veux-tu en voilà, nous nous étions flanqué des baffes Èva et moi dans la voiture en venant. Mal réveillés pour la fécondation (le matin), voilà qu'elle tire le frein à main en braillant, et jaillit de la voiture. En pleine rue, je descends moi aussi et on s'est poursuivis dans un concert de klaxons.

En plus des injures des automobilistes, au petit matin quelques jours plus tôt elle m'avait sauté dessus avec le couteau de cuisine. Le plus coupant, celui pour la viande, elle l'a empoigné dans l'égouttoir, me l'a montré. Les dents serrées et moi je l'ai prise à la gorge, les postulants attendaient dans la salle derrière la porte. Les pères qui comptaient bien faire un enfant, les mères mais aussi un deux grands-pères — s'ils arriveraient à l'être — et des grand-mères, tsoup-tsoup, tsoup-tsoup, une infirmière pétulante m'avait amené là, tsoup-tsoup, tsoup-tsoup, mes yeux fixés sur son petit cul, un jour au zoo avec Èva on avait vu une ourse. Elle allait d'arrière en avant et d'avant en arrière dans sa cage, de gauche à droite et de droite à gauche, le ventre ballonné luisant comme Èva plus tard. Son ventre gonflé comme ça, tendu, j'en aurai le poil dressé quand je le verrai, ce ventre gonflé.

La baiser, je ne pourrai pas, tsoup-tsoup, tsoup-tsoup, et le fauteuil (face à la télé), en ouvrant la porte l'infirmière a semblé le regarder, puis elle m'a mis dans la main une petite fiole en plastique. La sonnette, m'a-t-elle dit (montrant l'interrupteur au mur, et du coin de l'œil la télécommande), quand vous aurez fini vous sonnerez (driiiiin !), vous nous laisserez ici votre fiole couvercle fermé et la porte en sortant, s'il vous plaît, n'oubliez pas de la tirer (dans la salle d'attente les postulants — ne vous inquiétez pas — regarderont ailleurs), bonne chance. Et, tsoup-tsoup, elle est partie et j'ai tout de suite attrapé les vidéos pour choisir, l'ourse marchait jusqu'au fond de la cage, puis revenait. Elle se mettait même debout parfois regardant au loin, son ventre ballonné luisant comme le sera le cul de l'autre. Avec son ventre gonflé, combien de kilos en plus, du gras aux cuisses, des vergetures, elle s'est jetée — chtac ! — vers la table où elle a planté le couteau de cuisine, quand mes mains ont eu lâché son cou. Et ensuite elle braillait (tombée par terre) avec ce truc planté au-dessus d'elle.

Vos gueules ! criaient les gens aux balcons partout — l'été, toutes les fenêtres ouvertes — arrêtez enfin nous criaient-ils, ma main droite sur la télécommande, le slip baissé, ma queue dans l'autre main j'étais assis dans le fauteuil. Avec l'avance rapide je cherchais la meilleure scène, dans l'une des deux une femme se faisait baiser avec son mari à côté. L'un des hommes collé contre elle par derrière l'enfilait et elle branlait la queue de l'autre contre sa joue, son mari lui caressait les cheveux, lui prenait sa main (la libre) tendrement et tout entière elle gémissait de désir. Elle frétillait et geignait secouée — empalée qu'elle était sur son baiseur — des pieds à la tête (ma main aussi allant et venant et la télécommande par terre) et elle a même commencé à faire une pipe au second. Du sperme tout pareil à sa salive qui coulait de sa bouche, mon amour, tu es le meilleur, me dit Èva chaque fois qu'elle repère une grosse queue. On regarde ensemble des vidéos porno et ma queue à moi dans sa main qu'elle branle tout excitée, le mari tenait — maintenant qu'il en baisait deux — l'autre femme dans ses bras. Entre eux deux, à qui jouirait le premier sur elle (ma main à moi plus vite et encore plus vite) et elle lui roulait même une pelle, le plus chaud, mon amour, Èva les yeux fixés sur la queue du type.

Un gros, et moi ma main plus vite encore plus vite et elle geignant pendue au cou de son mari et je vais jouir, je vais jouir mais où est-elle, où l'ai-je donc laissée, sur les DVD, ma petite fiole en plastique. Et mon sperme qui va sortir — ça monte ! — mais non, pas à côté, dans la petite fiole faut que ça tombe, dans la petite fiole mon amour, qu'est-ce qu'elle va trouver dans la fiole quand elle va venir la chercher, la fécondatrice, la tsoup-tsoup ? Lève-toi donc du fauteuil, saute et attrape-la, je gémis, tu entends comme je gémis ? ça me plaît, faut pas, mon amour, ta bite à la main, saute, mon amour, ils vont jouir sur moi. Tous deux ensemble vont jouir sur moi, où veux-tu qu'ils jouissent, sur mes fesses, mon dos, mes seins ? ne jouis pas à côté mon amour, jouis dans la petite fiole et tu jouis, oh là là comme c'est beau mais il faut jouir dedans ; et la bite dans la main gauche tu sautes du fauteuil et la droite va pour attraper la petite fiole sur les DVD et tu trébuches, te prends les pieds dans ton slip (et voilà, tu as joui) et vlan ! le front contre la sonnette.

Driiiiiiiiiin ! — Vous entendez ? On a joui ! — et j'ai mal au front. Même que j'aurai une bosse (une grosse), ça se pourrait, chers postulants, on a joui à côté ! La petite fiole est donc vide et tsoup-tsoup va débouler maintenant trop tôt. Que faire (grouillons-nous !), où c'est tombé, il faut en ramasser dare-dare sur ma main et ma bite. Sur la télécommande aussi et un peu sur le sol (car ça n'a pas sauté très loin — en fait ça ne saute plus loin du tout maintenant qu'on a vieilli) et remplir notre petite fiole de tout ce qu'on pourra pour la fécondation et l'autre se fait encore baiser par ses deux baiseurs avec son mari à côté qui la tient. Il faut la sortir elle aussi (du lecteur) et avec les autres DVD — qu'on n'a pas choisis — la remettre (que tsoup-tsoup ne sache pas quelle vidéo on a vue) et remonter dare-dare le slip et soigneusement essuyer la télécommande et avant qu'elle arrive (comme si on n'était pas passé par là) tout remettre en place.

Puis la bosse au front — mais la tête haute — retraverser la salle d'attente, les postulants faisant mine — regardant ailleurs — de n'avoir rien vu (mais normalement, clap-clap, ils devraient applaudir) et deux-trois jours plus tard, et désormais enceinte, avec le plus grand soin — après la fécondation — prendre livraison d'Èva. En voiture tranquillement — sans se flanquer des baffes cette fois — la ramener chez nous, Seules dans notre malheur, les femmes... puis de lui chanter ça avoir envie. Et se retenir (c'était dur), et ne pas pouvoir, la femme, me disait un jour mon père — sombrement —, tu la laisses aller aux toilettes elle est encore fichue de te mettre des cornes.

Cette ourse qu'on a vue alors nous deux avec Èva, elle doit encore marcher d'arrière en avant et d'avant en arrière dans sa cage.



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Còstas Kavanòzis, né en 1967 à Komotini en Thrace, au nord du pays, est professeur de lycée. Les quatre livres qu'il a publiés jusqu'ici, officiellement catalogués comme romans, ont des chapitres suffisamment autonomes pour être lus comme des nouvelles. Les textes présentés ici sont tirés du plus récent, Dans le carton (2015). Ils sont, comme toujours chez l'auteur, très autobiographiques. Les relations familiales et la figure du père en particulier y tiennent une place essentielle — nous ne sommes pas en Grèce pour rien.

Ce qui frappe chez Kavanòzis, tout comme chez Papamòskhos et Papadàki (cf. Nouvelles fraîches, vol.1) ou chez Koufàkis (cf. Nouvelles fraîches, vol.2), c'est que la prose chez lui approche la densité, la complexité du poème. L'auteur cherche, pour chaque nouveau texte, une écriture différente. La narration mêle souvent des actions simultanées ; la syntaxe et la ponctuation, dans le dernier recueil surtout, sont légèrement décalées tout en restant compréhensibles, dans un effort pour faire sentir le réel dans sa complexité et son intensité. Le lecteur, un peu bousculé parfois, se doit de savourer avec lenteur cette boisson forte qui mélange époques et sentiments, émotion et dérision, humour et douleur.



Còstas Kavanòzis
Còstas Kavanòzis

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