Lève-toi, Seigneur, dans ta colère,
Dresse-toi contre la fureur de mes ennemis,
Veille à mon côté, toi qui juges.
Psaumes
J'avais pris dix jours d'arrêts, comme quoi je n'aurais pas bien nettoyé ma baïonnette. Elle avait des traces de rouille. Les Turcs, eux, s'en foutaient. Quand nous avons chargé pour nettoyer cette tranchée à Sarandàporo, la baïonnette que le Turc m'a plantée était si rouillée qu'elle s'est cassée dans mon épaule. Le médecin m'a dit plus tard que j'aurais dû m'occuper plus tôt de ma blessure, que j'avais beau avoir ôté la lame, la blessure était infectée, gravement. Mais dans la panique d'alors, c'était une chance d'avoir trouvé un médecin.
La fièvre faisait trembler toute ma bidoche, mon dos se pliait. Mais le pire, c'était mes mâchoires qui claquaient, se bloquaient et j'avais beau faire, je ne pouvais les ouvrir qu'avec les mains. C'était donc grave et il fallait qu'on nettoie de nouveau la plaie, les médicaments seuls ne suffiraient pas. Ils m'ont allongé et découpé la moitié de l'épaule sans m'endormir. Puis j'ai de nouveau lutté contre la douleur et la fièvre, car une nouvelle fournée de blessés arrivant, on m'a oublié. Un seul gars, un nouveau de Nauplie, venait deux fois par jour m'examiner, il changeait les pansements et me donnait des cachets de temps en temps, pour la fièvre qu'il disait. J'ai souffert comme ça pendant des jours. Combien, je ne me souviens plus.
La guerre avait pris fin et tous ceux de ma classe étaient partis, les uns vers leur village, les autres dans la tombe. Quand j'ai pu me lever et marcher, j'étais seul avec un bras infirme pour toujours. Je pouvais à peine le laisser pendre sur le côté, alors je le calais dans la poche de ma veste, autrement ça me faisait mal.
Je suis reparti à pied. Le temps s'était remis au beau et ça ne me dérangeait pas. Je connaissais les lieux, et après tout ce temps passé à l'hôpital j'avais le cœur lourd. Je voulais prendre l'air. Je n'étais pas habitué à rester enfermé. Avant de partir à la guerre, j'étais toute la journée dans les vallons avec les bêtes et après, chez les Evzones, tout le temps dans la montagne. Je suis arrivé au village tard le soir. J'étais en chemin depuis des jours, les cheveux et la barbe en broussaille. J'ai regardé par la fente et dans la maison seule une veilleuse brûlait devant les icônes. J'ai frappé fort à la porte pour les réveiller, car ils avaient mis le verrou et je ne pouvais pas ouvrir. J'ai entendu le pas traînant de ma mère puis le loquet et elle est apparue à la porte en chemise de nuit, les cheveux dénoués. Elle m'a regardé sans me reconnaître.
— Maman, c'est Takoùlas.
Elle a penché la tête de côté, elle ne me croyait pas.
— Takoùlas, voyons. Ton plus jeune fils.
Elle a levé les bras puis s'est frappé les genoux :
— Mon enfant !
Elle m'a pris dans ses bras et me tâtait le visage, pour voir si c'était moi sous la barbe. Elle est restée comme ça longtemps devant la porte à me toucher, pour y croire. Puis elle a allumé la lampe, posé une serviette sur la table et m'a donné à manger. Elle a sorti le pain frais et le vin qu'elle gardait pour les étrangers, et tout le temps que je mangeais elle est restée sur son tabouret les mains jointes sur son tablier, à me regarder. Elle a vu que je n'avais plus mon bras droit, mais n'a rien dit. Quand j'ai eu fini, elle a débarrassé puis m'a dit d'aller me coucher, qu'on se parlerait au matin. Je me suis couché en laissant la porte ouverte. Quand elle a cru que je dormais, elle est ressortie de sa chambre, est allée devant les icônes et a passé la nuit à genoux à murmurer en se signant. Moi j'ai bien dormi, rassasié.
Au matin elle m'a fait du café, que je n'en avais pas bu depuis l'enterrement de mon père, et tandis que je buvais elle me regardait, attendant que je parle. Je lui ai parlé, et elle m'a dit qu'au retour des autres, comme je n'étais pas avec eux, elle m'avait cru mort. Minas fils de Yànnis lui avait dit de ne pas s'en faire, que j'avais été retardé, que j'allais arriver, mais elle ne l'avait pas cru. La veilleuse devant les icônes, elle l'avait allumée pour moi. Je lui ai dit de ne plus s'en faire, que maintenant j'étais là, et alors elle a fondu en larmes. Comme à la mort de Chrìstos, mon frère.
Pendant un jour ou deux ma mère n'a pas quitté la maison. Toute la famille est passée pour me souhaiter la bienvenue, et la sœur de mon père m'a apporté en cadeau deux loukoums. La vieille Siderèssena m'a dit qu'elle me trouverait une épouse, maintenant que j'étais rentré, pour fonder un foyer. Mais même si tout le monde se réjouissait de mon retour, je voyais qu'ils regardaient mon mauvais bras. J'avais vingt-deux ans à peine, infirme comme j'étais aucune fille ne voudrait de moi, et je n'étais pas riche non plus.
Après les allées et venues des invités, j'ai dit à ma mère que j'allais voir les bêtes, dont elle ne s'occupait plus depuis deux jours. Elle m'a dit qu'en mon absence quelqu'un les avait toutes volées, Yòrgos fils du boiteux sans doute, et que depuis longtemps elle s'en tirait grâce au potager et à ce que Yànnis lui apportait de temps en temps. Je lui ai dit que j'allais demander des comptes à l'autre et reprendre nos bêtes, vu que je les connaissais, et que s'il me faisait des histoires, je le tuerais le pédé. J'ai pris mon arme et suis allé le voir à Panayìa, où était son enclos.
Je l'ai trouvé sous le figuier qu'il avait tout près, en train de fumer avec son frère. Je n'ai rien dit, je suis entré dans l'enclos et j'ai reconnu mes bêtes. Mais avant que j'aie pu les sortir, il est venu me demander ce que je faisais. Je lui ai dit de reculer, qu'il devrait avoir honte de voler une veuve, mais le temps de pointer mon arme, son frère s'est approché, m'a flanqué un coup de tisonnier sur mon mauvais bras et j'ai tourné de l'œil.
L'oncle Chrìstos, cousin de ma mère, m'a retrouvé roué de coups, à moitié mort, et m'a ramené chez moi sur son mulet. Pendant des jours ma mère a pleuré près de ma paillasse. Siderèssena passait tous les jours me donner des potions aux herbes. Et quand tout le monde était parti et que ma mère dormait, je pleurais moi aussi. Vu que j'étais la moitié d'un homme et ne pouvais même pas faire marcher la maison. Je me disais, si seulement Chrìstos était là. Si Chrìstos était là, je leur ouvrirais le ventre à ces pédés comme à des moutons. Mais j'étais seul, toute la famille était dans la tombe.
J'ai guéri, mais la honte m'empêchait de sortir. Je n'allais que dans notre champ et aux oliviers. Et ma mère dépérissait de me voir ainsi, malade et impotent.
Moins d'un an plus tard elle est morte elle aussi, du chagrin de me voir dans un état si lamentable, luttant sans rien pouvoir faire. J'avais tant de chagrin que je n'ai même pas pu pleurer à l'enterrement. Elle avait ses sœurs, heureusement, qui l'ont mise en terre comme il fallait. Je n'ai même pas pu creuser sa tombe. Deux mètres de terre, moi qui renversais les veaux, avant.
Je me demandais tout le temps que faire. Ma mère avait été envoyée au cimetière par les fils du boiteux, et moi, tout seul, infirme, je n'étais même pas capable de gauler les olives.
Un jour je suis allé voir Siderèssena chercher une pommade pour mon bras, car le temps changeait encore et j'avais mal. Elle m'a fait asseoir devant un verre de vin et nous avons parlé. Je lui ai dit que j'aurais voulu avoir Chrìstos un jour seulement, pour aller reprendre notre bien. Et que tout le monde m'avait abandonné. Même Dieu.
Elle m'a écouté longtemps sans un mot. Elle écoutait, c'est tout. Et quand je me suis mis à pleurer, elle a dit que j'étais un garçon et qu'il ne fallait pas pleurer. Elle m'a dit qu'elle avait appris par ma mère, qui connaissait les sortilèges, que dans la terre chez nous les morts ne font que dormir sans être morts. C'est pourquoi on plante le couteau au-dessus de la tombe et qu'on les met sur le ventre, pour les empêcher de se lever. S'ils poussent de l'épaule, la lame se plante en eux et ils se recouchent. Si je voulais relever Chrìstos, elle connaissait le moyen, mais c'était mal, car on avait lu les prières, et une fois que le pope les a lues, on n'a plus le droit de sortir le mort. Oui mais, qu'elle a dit, ce qui m'arrivait c'était mal aussi, et elle prendrait le péché sur elle, car elle en avait fait d'autres, un de plus ne comptait pas. Dieu l'aimait et à chaque fois lui pardonnait. Elle m'a dit tout ça à mi-voix, comme on fait pour les paroles d'envoûtement. Elle m'a dit seulement de ne pas prendre Chrìstos dans mes bras quand il se relèverait, de ne pas l'embrasser non plus, car il se rappellerait ce que c'est, la compagnie des vivants, et ensuite il ne voudrait pas rentrer dans la tombe. Et comme on lui avait lu les prières, il ne devait pas se promener parmi les vivants, mais seulement faire ce qu'il fallait et retourner sous terre.
Le même soir, à la nuit tombée, j'ai pris la pelle et suis allé au cimetière. J'ai mouillé la terre avec l'eau de la source du Moine, là où boivent les fées, comme Siderèssena l'avait dit. J'ai dit les paroles, sorti le couteau de terre et creusé longtemps. En ouvrant le cercueil j'ai trouvé Chrìstos sur le ventre, les mains liées dans le dos, je l'ai détaché, l'ai retourné, lui ai versé dans la bouche un peu d'eau et d'huile de sa veilleuse.
— Lève-toi, mon frère. Lève-toi car on nous a fait du mal.
Son oreille était pleine de terre, mais il m'a entendu, a ouvert les yeux, ternes et chassieux. Il m'a regardé.
— Tàkis, pourquoi tu me fais lever ? C'est mal de me réveiller.
— C'est mal, Chrìstos, mais ce qui est plus mal encore, c'est que vous m'avez tous laissé seul, moi l'infirme, et qu'on veut m'envoyer moi aussi dans la tombe.
Je lui ai tout raconté. Avec toute la terre encore sur lui, il s'est levé et a voulu aller chez nous boire et manger. On a fait un détour, pour ne pas être vus. Je lui ai servi des olives et du fromage, mais il a seulement pris du pain et du vin. Comme ça, couvert de terre et sale, sans un mot. Quand il a eu fini, il m'a demandé une cigarette. Il a fumé lentement, puis il a dit :
— Tàkis, on y va.
J'ai pris l'arme et lui le tisonnier. Nous n'avons pas beaucoup marché, malgré l'obscurité il n'a trébuché nulle part. Il marchait d'un pas sûr, comme un chien dans la nuit. Nous sommes arrivés à leur maison, il a sauté par dessus le portail de la cour comme une ombre et m'a ouvert de l'intérieur.
— Viens.
Puis il s'est glissé par la fente sous la porte d'entrée et m'a encore ouvert de l'intérieur.
— Viens.
On les a trouvés dans leurs lits endormis. À côté d'eux, leurs femmes et leurs bébés. On n'en a pas laissé un vivant. Il n'en a pas laissé un vivant. Il les a égorgés dans leur sommeil puis leur a cassé les os et sucé la moelle. J'ai compris que mon frère, en oubliant les vivants, avait aussi oublié la pitié. Quand il a eu fini, il a dit :
— Tu as vu pourquoi fallait pas me réveiller ? Maintenant que tu m'as vu, tu seras dégoûté, tu oublieras que je suis ton frère et tu ne viendras plus t'occuper de ma tombe.
J'ai eu les larmes aux yeux. Mais il avait tort. Même après ça je l'aimais autant qu'avant. Il m'avait soutenu, soulagé. Il m'avait soutenu comme doit le faire un frère. Il ne m'avait pas oublié.
— Non, Chrìstos. Tu es mon frère. Et plus que jamais, maintenant que j'ai eu besoin de toi.
Je l'ai pris dans mes bras, ai embrassé sa joue et la terre sur son visage s'est changée en boue. Il m'a repoussé, m'a secoué par les épaules.
— Tàkis, qu'est-ce que tu as fait ? Maintenant je me souviendrai. Maintenant je me souviendrai quand je retournerai seul dans la tombe.
Je l'ai regardé, l'ai repris dans mes bras. Moi non plus je ne voulais pas être seul.
J'ai pris les moutons, les miens et ceux des frères. J'ai construit un nouvel enclos, et tout le monde a admiré comment l'infirme se débrouillait bien. On m'a même demandé en mariage, puisque j'arrivais à tout faire, malgré mon mauvais bras. Et ça n'a étonné personne que je fasse tout à la nuit tombée, j'avais dit que le soleil me faisait mal au bras et tout le monde l'avait cru. Siderèssena seule, chaque soir quand je partais le soir au travail, hochait la tête et me disait que c'est mal de manger avec les morts.
Dimosthènis Papamàrkos, né en 1983, a déjà publié deux romans et deux recueils de nouvelles, dont le plus récent, Ggiak, paru en 2015, a grandement impressionné ses compatriotes et reçu deux prix littéraires. «Ggiak» ? Un mot de dialecte albanais désignant le sang, les liens du sang, le crime de sang et la race. Les neuf récits du recueil font parler des hommes ayant combattu les Turcs en Asie Mineure avant la déroute de 1922. On se demande comment ce garçon de trente-deux ans a pu reconstituer avec une telle maîtrise, à près d'un siècle de distance, la vie, le caractère et jusqu'au langage de ses héros — car le narrateur de chaque récit est un homme qui raconte à un autre. Pas une fausse note dans ce Ggiak où le passé nous frappe avec une force et une fraîcheur étonnantes. Il est vrai que les Grecs s'entendent à ressusciter les morts, comme le montre la nouvelle ci-dessus, tirée du premier recueil de Papamàrkos et déjà digne du second.
Papamàrkos est l'un des quatre auteurs présents dans Nouvelles fraîches 2, au Miel des anges. Une des nouvelles publiées par nous, «Les boucoubardes», a été prépubliée dans la revue Chroniques européennes.
Dimosthènis Papamàrkos |