Manòlis ANAGNOSTÀKIS



13.12.43


Je disais tu te souviens : quitte le port avant le coup de sirène.

Mais la journée qui s'en allait était la nôtre, nous voulions ne jamais la quitter

Un mouchoir amer saluerait l'ennui du retour

Et vraiment il pleuvait à seaux les rues désertes

Avaient un petit goût d'automne

Les fenêtres closes et les gens tellement oubliés

— Ils nous ont tous quittés, pourquoi ? Pourquoi ? Je serrais tes mains

Et mon cri n'avait rien d'étrange.


...Nous partirons un jour sans bruit à l'aventure

Dans le tumulte des cités sur les mers désertes

Un désir brûlant sur nos lèvres

L'amour que nous cherchions qu'on nous a refusé

Tu oubliais nos larmes, notre joie, la mémoire

Saluant les toiles blanches dans le vent

Sans doute n'avons-nous plus rien que ce souvenir


Dans mon âme tressaille un Pourquoi plein d'angoisse

J'aspire l'air de la solitude et de l'abandon

Je frappe aux murs de ma prison humide et n'attends pas de réponse

Nul ne touchera l'étendue de ma tendresse et de mon chagrin.


Et toi tu attends une lettre qui n'arrive pas

Une voix lointaine passe dans ta mémoire et s'éteint

Un morne miroir mesure ton image

Notre ignorance perdue, nos ailes perdues.


(Epoques 1)






Épilogue


Ces vers seront peut-être les derniers

Les tout derniers de ceux qui vont s'écrire

Car les poètes du futur ont disparu

Ceux qui pouvaient parler sont morts jeunes

Et leurs chants de douleur depuis sont des oiseaux

Dans un ciel étranger sous un autre soleil

Ou des fleuves violents qui courent à la mer

Où nous perdons la trace de leurs eaux

Dans ces chants de douleur un lotus a grandi

Nous en boirons la sève et renaîtrons plus jeunes.


(Epoques 3)






Il manquait encore...


Il manquait encore beaucoup de lumière pour faire jour. Mais moi

Je n'ai pas admis la défaite. J'ai vu

Tous ces trésors cachés à sauver

Tous ces nids d'eau à entretenir dans les flammes.

Vous parlez, montrez vos plaies folles dans les rues

La panique étranglant votre cœur, tel un drapeau

Vous l'avez accrochée aux balcons, et chargé en hâte la marchandise

Votre prévision est sûre : la ville va tomber.


Là, dans un coin, je mets de l'ordre, je m'applique

Prudent je barricade ma dernière guérite

Suspends aux murs des mains coupées, décore

Les fenêtres de crânes coupés, tisse

Mon filet de cheveux coupés, puis j'attends.


Debout, seul comme avant j'attends.


(La suite 1)






Je parle


Je parle du dernier clairon sonnant chez les soldats vaincus

Des derniers lambeaux de nos habits de fête

De nos enfants dans la rue vendant des cigarettes

Je parle des fleurs fanées que la pluie pourrit sur les tombes

Des maisons sans vitres béantes comme des crânes édentés

Des filles qui mendient montrant les plaies de leurs seins

Je parle des mères traînant pieds nus dans les décombres

Des villes incendiées des cadavres entassés dans les rues

Des poètes souteneurs tremblant la nuit aux portes des maisons

Je parle des nuits sans fin quand la lumière faiblit à l'aube

Des camions lourds des pas sur les dalles mouillées

Des cours devant les prisons des larmes des condamnés.


Mais surtout je parle des pêcheurs

Qui laissant leurs filets Le suivirent

Et quand Il fut lassé jamais ne s'arrêtèrent

Et quand Il les trahit jamais ne le renièrent

Et quand lui vint la gloire détournèrent les yeux

Et, crucifiés, sous les crachats des camarades

Partent sereins sur la route sans fin

Sans que jamais fléchisse leur regard


Debout et seuls dans le désert terrible de la foule.


(La suite 2)






Le naufrage


Je resterai près de vous dans la barque

Après l'affreux naufrage le désastre

Au loin le bateau sombre

(Où sont tous les canots ? les survivants ?)

Nous autres finirons par atteindre une terre

Un îlot désert comme dans les livres

Où nous bâtirons nos maisons

Autour de la grand-place

Au centre une église

Où nous accrocherons la photo

De notre commandant disparu, tout en haut

Un peu plus bas celles du second, du troisième

Nous changerons de femmes, aurons beaucoup d'enfants

Puis goudronnant un grand navire

Tout neuf, nous le lancerons à la mer.


Nous serons vieux mais tous nous reconnaîtront.


Seuls nos enfants ne seront pas comme nous.






Pour de rire


On jouait pour de rire !


Nous n'avons pas seulement perdu notre salaire minable

Dans l'ivresse du jeu nous vous avons tout donné même nos femmes

Et les luxueux souvenirs que nous cachions dans la caisse

Et à la fin notre maison et tous nos biens.

Nous avons joué des nuits entières, loin de la lumière du jour

Combien de temps, des années ? Les feuilles du calendrier moisissaient

Nous n'avions jamais les bonnes cartes, nous perdions, perdions tout le temps

Comment fuir à présent ? où aller ? qui va nous accueillir ?


Rendez-nous nos années rendez-nous nos cartes

Voleurs !

On jouait pour de faux !


(La suite 3)






Thessalonique, jours de 1969 ap. J.C.


Dans la rue Eyìptou — la première à droite —

Se dresse aujourd'hui le siège de la Banque de Commerce

Et des bureaux de tourisme ou d'émigration

Et les enfants ne peuvent plus jouer avec toutes ces voitures qui passent

Les enfants d'ailleurs ont grandi, le temps que vous avez connu est passé

Maintenant ils ne rient plus, ne chuchotent plus de secrets, ne se confient plus

Ceux qui ont survécu bien sûr, car on a eu depuis de grands malheurs

Maladies graves, inondations, séismes, soldats blindés ;

Ils se souviennent des mots du père : tu connaîtras des jours meilleurs

Et si l'on attend toujours, peu importe, ils répètent à leurs enfants la leçon

Continuant d'espérer qu'un jour la chaîne va s'interrompre

Aux enfants de leurs enfants peut-être ou aux enfants des enfants de leurs enfants.

Pour l'instant, dans la vieille rue dont nous parlions, se dresse la Banque de Commerce

— je commerce, tu commerces, il commerce —

Et des bureaux de tourisme ou d'émigration

— nous émigrons, vous émigrez, ils émigrent —

Où que j'aille la Grèce me fait mal disait le Poète

La Grèce aux belles îles, aux beaux bureaux, aux belles églises


La Grèce aux Grecs.

(La cible)




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Manòlis Anagnostàkis (1925-2005) fut un combattant. Ses poèmes constituent un journal de bord de la Grèce de gauche, pendant les années terribles de l'occupation allemande, puis de la guerre civile qui la suivit, et enfin de la dictature des Colonels. Il dit la souffrance et l'amertume des vaincus, puis la chute des idéaux. Maniant l'ironie et le sarcasme en virtuose, il devient la mauvaise conscience de sa génération, avant de se taire bien trop tôt.

Anagnostàkis nous laisse une dizaine de recueils, dont Epoques 1, 2 et 3 (1945-51), La suite 1, 2 et 3 (1956-62), La cible (1971), La marge 68-69 (1979) et Post-scriptum (1983).


Manòlis Anagnostàkis
Manòlis Anagnostàkis

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