13.12.43
Je disais tu te souviens : quitte le port avant le coup de sirène.
Mais la journée qui s'en allait était la nôtre, nous voulions ne jamais la quitter
Un mouchoir amer saluerait l'ennui du retour
Et vraiment il pleuvait à seaux les rues désertes
Avaient un petit goût d'automne
Les fenêtres closes et les gens tellement oubliés
— Ils nous ont tous quittés, pourquoi ? Pourquoi ? Je serrais tes mains
Et mon cri n'avait rien d'étrange.
...Nous partirons un jour sans bruit à l'aventure
Dans le tumulte des cités sur les mers désertes
Un désir brûlant sur nos lèvres
L'amour que nous cherchions qu'on nous a refusé
Tu oubliais nos larmes, notre joie, la mémoire
Saluant les toiles blanches dans le vent
Sans doute n'avons-nous plus rien que ce souvenir
Dans mon âme tressaille un Pourquoi plein d'angoisse
J'aspire l'air de la solitude et de l'abandon
Je frappe aux murs de ma prison humide et n'attends pas de réponse
Nul ne touchera l'étendue de ma tendresse et de mon chagrin.
Et toi tu attends une lettre qui n'arrive pas
Une voix lointaine passe dans ta mémoire et s'éteint
Un morne miroir mesure ton image
Notre ignorance perdue, nos ailes perdues.
(Epoques 1)
Épilogue
Ces vers seront peut-être les derniers
Les tout derniers de ceux qui vont s'écrire
Car les poètes du futur ont disparu
Ceux qui pouvaient parler sont morts jeunes
Et leurs chants de douleur depuis sont des oiseaux
Dans un ciel étranger sous un autre soleil
Ou des fleuves violents qui courent à la mer
Où nous perdons la trace de leurs eaux
Dans ces chants de douleur un lotus a grandi
Nous en boirons la sève et renaîtrons plus jeunes.
(Epoques 3)
Il manquait encore...
Il manquait encore beaucoup de lumière pour faire jour. Mais moi
Je n'ai pas admis la défaite. J'ai vu
Tous ces trésors cachés à sauver
Tous ces nids d'eau à entretenir dans les flammes.
Vous parlez, montrez vos plaies folles dans les rues
La panique étranglant votre cœur, tel un drapeau
Vous l'avez accrochée aux balcons, et chargé en hâte la marchandise
Votre prévision est sûre : la ville va tomber.
Là, dans un coin, je mets de l'ordre, je m'applique
Prudent je barricade ma dernière guérite
Suspends aux murs des mains coupées, décore
Les fenêtres de crânes coupés, tisse
Mon filet de cheveux coupés, puis j'attends.
Debout, seul comme avant j'attends.
(La suite 1)
Je parle
Je parle du dernier clairon sonnant chez les soldats vaincus
Des derniers lambeaux de nos habits de fête
De nos enfants dans la rue vendant des cigarettes
Je parle des fleurs fanées que la pluie pourrit sur les tombes
Des maisons sans vitres béantes comme des crânes édentés
Des filles qui mendient montrant les plaies de leurs seins
Je parle des mères traînant pieds nus dans les décombres
Des villes incendiées des cadavres entassés dans les rues
Des poètes souteneurs tremblant la nuit aux portes des maisons
Je parle des nuits sans fin quand la lumière faiblit à l'aube
Des camions lourds des pas sur les dalles mouillées
Des cours devant les prisons des larmes des condamnés.
Mais surtout je parle des pêcheurs
Qui laissant leurs filets Le suivirent
Et quand Il fut lassé jamais ne s'arrêtèrent
Et quand Il les trahit jamais ne le renièrent
Et quand lui vint la gloire détournèrent les yeux
Et, crucifiés, sous les crachats des camarades
Partent sereins sur la route sans fin
Sans que jamais fléchisse leur regard
Debout et seuls dans le désert terrible de la foule.
(La suite 2)
Le naufrage
Je resterai près de vous dans la barque
Après l'affreux naufrage le désastre
Au loin le bateau sombre
(Où sont tous les canots ? les survivants ?)
Nous autres finirons par atteindre une terre
Un îlot désert comme dans les livres
Où nous bâtirons nos maisons
Autour de la grand-place
Au centre une église
Où nous accrocherons la photo
De notre commandant disparu, tout en haut
Un peu plus bas celles du second, du troisième
Nous changerons de femmes, aurons beaucoup d'enfants
Puis goudronnant un grand navire
Tout neuf, nous le lancerons à la mer.
Nous serons vieux mais tous nous reconnaîtront.
Seuls nos enfants ne seront pas comme nous.
Pour de rire
On jouait pour de rire !
Nous n'avons pas seulement perdu notre salaire minable
Dans l'ivresse du jeu nous vous avons tout donné même nos femmes
Et les luxueux souvenirs que nous cachions dans la caisse
Et à la fin notre maison et tous nos biens.
Nous avons joué des nuits entières, loin de la lumière du jour
Combien de temps, des années ? Les feuilles du calendrier moisissaient
Nous n'avions jamais les bonnes cartes, nous perdions, perdions tout le temps
Comment fuir à présent ? où aller ? qui va nous accueillir ?
Rendez-nous nos années rendez-nous nos cartes
Voleurs !
On jouait pour de faux !
(La suite 3)
Thessalonique, jours de 1969 ap. J.C.
Dans la rue Eyìptou — la première à droite —
Se dresse aujourd'hui le siège de la Banque de Commerce
Et des bureaux de tourisme ou d'émigration
Et les enfants ne peuvent plus jouer avec toutes ces voitures qui passent
Les enfants d'ailleurs ont grandi, le temps que vous avez connu est passé
Maintenant ils ne rient plus, ne chuchotent plus de secrets, ne se confient plus
Ceux qui ont survécu bien sûr, car on a eu depuis de grands malheurs
Maladies graves, inondations, séismes, soldats blindés ;
Ils se souviennent des mots du père : tu connaîtras des jours meilleurs
Et si l'on attend toujours, peu importe, ils répètent à leurs enfants la leçon
Continuant d'espérer qu'un jour la chaîne va s'interrompre
Aux enfants de leurs enfants peut-être ou aux enfants des enfants de leurs enfants.
Pour l'instant, dans la vieille rue dont nous parlions, se dresse la Banque de Commerce
— je commerce, tu commerces, il commerce —
Et des bureaux de tourisme ou d'émigration
— nous émigrons, vous émigrez, ils émigrent —
Où que j'aille la Grèce me fait mal disait le Poète
La Grèce aux belles îles, aux beaux bureaux, aux belles églises
La Grèce aux Grecs.
(La cible)
Manòlis Anagnostàkis (1925-2005) fut un combattant. Ses poèmes constituent un journal de bord de la Grèce de gauche, pendant les années terribles de l'occupation allemande, puis de la guerre civile qui la suivit, et enfin de la dictature des Colonels. Il dit la souffrance et l'amertume des vaincus, puis la chute des idéaux. Maniant l'ironie et le sarcasme en virtuose, il devient la mauvaise conscience de sa génération, avant de se taire bien trop tôt.
Anagnostàkis nous laisse une dizaine de recueils, dont Epoques 1, 2 et 3 (1945-51), La suite 1, 2 et 3 (1956-62), La cible (1971), La marge 68-69 (1979) et Post-scriptum (1983).
Manòlis Anagnostàkis |