Dionỳsis KAPSÀLIS




Voilà cinq ans à quoi parlais-je

entre le rêve et le jour ?


«Il arrive que je reste seul

avec les baisers les urticaires de la nuit ;

offrant mes yeux à la lumière

je remplis d'hommes ses ruches

de montagnes les rêves des malades

de tiges et d'échelles de corde leurs souffles

de musique l'autre monde.»


Mi-condamné, mi-amoureux.


«Avec une épée fertile

dans les mains de mes vents

une épée sans salaire je travaille

incohérent mendiant de ma voix

de mon usure porte-voix émouvant.»


Mi-archange, mi-assassiné.


Paroles du cœur emprunté, dors ;

finies les confessions et les parodies d'âme.






Une tempête souffle du paradis

j'ai décidé de te parler du monde

il ne me suffit pas, et toute mon attention

n'est que formules emportées par le vent

qui s'entassent dans l'autre monde, ruines

pour le bûcher, amères allégories.


Les archanges prolifèrent et nous ne disons rien

sur la semence de l'homme, pas un mot ;

invite-les, Muse, et guide-les,

toi qui ramasses des phrases derrière les faucheurs

et les enfouis dans les plis du temps

de même qu'à l'heure inversée de l'automne

le désir frais aux feuillages polyglottes

prend la forme du fruit, et je m'éparpille.


Le paradis besogne derrière nos paroles

les rêves travaillent et la musique

à elle seule tient le monde et l'agrandit

et derrière le paradis, si tu entrouvres

Muse Moabite, ne crains pas

l'opulent rideau et les scènes peintes sur lui

devant un vieux miroir stupide

le monde revêt sa nudité, pour toi.


Une tempête souffle du paradis

Les archanges prolifèrent et nous ne disons rien

Et le monde, je l'ai vu, ne me va pas

Moabite, chante pour moi.


(Livre premier)






Au fond là-bas le fleuve passé obscure cicatrice

signe que la mémoire descendait jusqu'à la mer

fleuve obscur en hiver parole divaguante

plus obscurs les feuillages à l'achèvement des sens

débris de nos années, goudron, étoupe, bois pourri

vaguement vermillonné des longs courriers

sur la rive du vaste monde pas un vaisseau.


Tu apportais là le sang et le détail

les grands yeux se creusant, des souvenirs vides

vidant la lumière du monde, le présent

revenant au monde affirmation plus obscure ;

avec des figures tombales, attentives

l'encaustique du temps quand l'amour s'en revient

célibataire, une lumière morte aux paupières

si blanche que la page a noirci

aveugle paysage dans la tyrannie des saisons.






Comment connaîtras-tu sinon l'emportement :

ta ville fondée voilà tant d'années

s'est couverte de gloire et de tours, d'archanges sur ses remparts

d'étreintes douces en ses maisons, et dans les temples

d'idoles de pierre approuvant l'excès.


On a fait venir des ouvriers de la pierre et de l'insurmontable

d'autres cités déclinantes ou tombées, on a fait venir

pour affermir les fondations les mythes antiques

et les dieux pour œuvrer au nom des hommes ;

puis les riches cultures, que je ne vais pas énumérer —

à perte de vue élargissant le souffle

amplifiant de la plaine en fleurs le sang et l'amertume

avec l'éloge des fruits, le labeur du corps

qui reposé remontant les pentes

les vignes les oliviers, cherche surtout alentour

la forme des montagnes, que la lumière se réjouisse

puis redescend suivant les eaux jusqu'à la mer

sur le rivage du vaste monde complétant l'homme.


Comment connaîtras-tu sinon l'emportement : des siècles

et pas une seule fresque, aux jours de meltem seulement

on croit entendre les coups de fouet sur la même chair

dont les aiguilles de pin jadis excitaient le plaisir

rien, dans les mauves seulement la voix malade

et une pierre d'angle aveugle comme l'œil des dieux.


Ici tu dois reprendre, en ce lieu partagé

toi l'exilé des chroniques, tant d'années

après l'allégorie des feuilles, les paysages faciles

et mythomaniaques de l'automne, puisant

dans le surplus du jour quand les rêves

avouent l'origine du désastre ;

sinon tu ne parleras plus — brisés

les vases de la joie, regarde :

des débris du temps illettré.


Apprends-lui en partant à écrire ton nom.


(Encore une fois)






J'ai dû atteindre un jour le ciel de la beauté ;

je vois encor là-haut le vide qui déverse

le feu de sa lumière, et sous mon sommeil perce

un monde neuf, porteur de la sérénité.


Mais tant d'efforts et tant de mort, pour quel profit ?

Le monde aurait chanté sans moi, quoi qu'il arrive,

quasi muet, duvet sur la lèvre craintive :

un peu de Solomos, de Rilke, ça suffit.


C'est bien assez de tout ce que j'ai pu subir,

ce que j'ai récolté m'octroie l'inexistence ;

la vie, ce soir tombant venu pour me ravir,


sa bonté imprévue, tardive récompense,

et le chant sans écho va monter pour finir

dans l'automne épuisé qui dort et le silence.


(Jours fériés)






Ainsi vieillira le monde


Le monde vieillira, comme à la fin du jour

une ville allumant ses pâles pierreries ;

et comme le froufrou léger de ses soieries,

comme cette fraîcheur qui monte de ses cours,

ses plus précieuses fleurs seront par nous cueillies.


Ainsi s'éloignera notre vie ; le bâton

de l'allumeur s'élèvera aux réverbères ;

et comme au ciel la nuit s'allument les lumières,

comme sont mort et menthe unies sur un balcon

nous serons soulevés, nous, statues, vers nos pères.


Ainsi nous partirons, au couchant de ce monde,

glissant tout seuls à bord d'un vaisseau enchanté ;

et un homme penché, au nom inusité,

la lumière fuyant peu à peu, moribonde

son regard, à mi-voix les laudes va chanter.


(Ballades et circonstances)






La vie est douce


Le vers devenu moins précieux,

plus profond, presque silencieux,


dans ce familier voisinage ;

la brise douce à ton visage,


comme à la porte de l'été

une main qu'on voit s'agiter,


une robe qui se balance,

l'odeur du jasmin dans la danse,


les rameaux penchant, frissonnant

dans le jardin convalescent ;


te revoilà dans ton domaine,

et le soir verdoyant t'amène


fraîcheur, consolation ; pourtant,

comment se dire : soixante ans ?


(Prospérité)






Ne sème pas la nuit autour de toi, sois lumière ;

pour ceux qui voient cette lumière avec tes yeux

qui tiennent de toi leur souffle,

pour qui un jour tu seras une ombre,

non, n'amasse pas la nuit noire, sois lumière,

fais qu'apparaissent les yeux qui aiment, qu'ils brillent

dans la nuit qui tombe sur le monde.






«Car c'est toi mon hiver, mon printemps,

mes ténèbres, mon jour, mon tourment,

de mon cœur l'effréné battement,

dans la nuit le vacarme du temps.»


Anapestes d'un chagrin banal,

mots fumeux sans écho dans la vie,

mil-neuf-cent soixante-six — «non,

tu mens, s'est écrié Dimìtris,

comme toujours agressif, insolent, non,

tu n'as pas écrit ça, tu l'as volé ailleurs,

lu quelque part, puis oublié,

ou recopié». Qui sait,

cher Dimìtris, je me suis demandé

plus d'une fois si tu avais raison :

le vacarme du temps — où l'ai-je trouvé ? Pourtant,

après y avoir pensé tant d'années,

ce «toi» me tourmente encore,

et non les rimes ou le mètre, ce «toi»

si emphatique (à qui pensais-je ?),

idéal et vague, au point

que parfois, perdu dans mes rêves,

lorsque je prends vaguement le chemin de la vie

comme si tout commençait, il me brûle les mains

car je ne sais où l'adresser.


(Le vacarme du temps)




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Dionỳsis Kapsàlis, né en 1952 à Athènes, a étudié aux USA et en Angleterre avant de retourner au pays. Outre quatre essais et des traductions de Shakespeare, Coleridge et Dickinson, il a publié à ce jour seize recueils de poèmes, dont Livre premier (1982), Encore une fois (1986), Jours fériés (1995), Ballades et circonstances (1997), Le vacarme du temps (2007) et Prospérité (2014). Il n'est certes pas le seul poète grec d'aujourd'hui à pratiquer le vers ancien, mais aucun autre, sinon Vayenas, ne le pratique aussi assidument, avec une prédilection obsessionnelle pour le sonnet. Voilà une poésie néo-classique, intemporelle — cela dit sans reproche aucun, il faut de tout pour faire un monde —, où se manifeste une sensibilité attachante, plutôt anglo-saxonne et baudelairienne, où la mélancolie et la désillusion se parent de belles couleurs automnales.

Les six premiers poèmes ici présents sont tirés de l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine en Poésie/Gallimard ; les trois derniers sont inédits.


Dionỳsis Kapsàlis
Dionỳsis Kapsàlis

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