Voilà cinq ans à quoi parlais-je
entre le rêve et le jour ?
«Il arrive que je reste seul
avec les baisers les urticaires de la nuit ;
offrant mes yeux à la lumière
je remplis d'hommes ses ruches
de montagnes les rêves des malades
de tiges et d'échelles de corde leurs souffles
de musique l'autre monde.»
Mi-condamné, mi-amoureux.
«Avec une épée fertile
dans les mains de mes vents
une épée sans salaire je travaille
incohérent mendiant de ma voix
de mon usure porte-voix émouvant.»
Mi-archange, mi-assassiné.
Paroles du cœur emprunté, dors ;
finies les confessions et les parodies d'âme.
Une tempête souffle du paradis
j'ai décidé de te parler du monde
il ne me suffit pas, et toute mon attention
n'est que formules emportées par le vent
qui s'entassent dans l'autre monde, ruines
pour le bûcher, amères allégories.
Les archanges prolifèrent et nous ne disons rien
sur la semence de l'homme, pas un mot ;
invite-les, Muse, et guide-les,
toi qui ramasses des phrases derrière les faucheurs
et les enfouis dans les plis du temps
de même qu'à l'heure inversée de l'automne
le désir frais aux feuillages polyglottes
prend la forme du fruit, et je m'éparpille.
Le paradis besogne derrière nos paroles
les rêves travaillent et la musique
à elle seule tient le monde et l'agrandit
et derrière le paradis, si tu entrouvres
Muse Moabite, ne crains pas
l'opulent rideau et les scènes peintes sur lui
devant un vieux miroir stupide
le monde revêt sa nudité, pour toi.
Une tempête souffle du paradis
Les archanges prolifèrent et nous ne disons rien
Et le monde, je l'ai vu, ne me va pas
Moabite, chante pour moi.
(Livre premier)
Au fond là-bas le fleuve passé obscure cicatrice
signe que la mémoire descendait jusqu'à la mer
fleuve obscur en hiver parole divaguante
plus obscurs les feuillages à l'achèvement des sens
débris de nos années, goudron, étoupe, bois pourri
vaguement vermillonné des longs courriers
sur la rive du vaste monde pas un vaisseau.
Tu apportais là le sang et le détail
les grands yeux se creusant, des souvenirs vides
vidant la lumière du monde, le présent
revenant au monde affirmation plus obscure ;
avec des figures tombales, attentives
l'encaustique du temps quand l'amour s'en revient
célibataire, une lumière morte aux paupières
si blanche que la page a noirci
aveugle paysage dans la tyrannie des saisons.
Comment connaîtras-tu sinon l'emportement :
ta ville fondée voilà tant d'années
s'est couverte de gloire et de tours, d'archanges sur ses remparts
d'étreintes douces en ses maisons, et dans les temples
d'idoles de pierre approuvant l'excès.
On a fait venir des ouvriers de la pierre et de l'insurmontable
d'autres cités déclinantes ou tombées, on a fait venir
pour affermir les fondations les mythes antiques
et les dieux pour œuvrer au nom des hommes ;
puis les riches cultures, que je ne vais pas énumérer —
à perte de vue élargissant le souffle
amplifiant de la plaine en fleurs le sang et l'amertume
avec l'éloge des fruits, le labeur du corps
qui reposé remontant les pentes
les vignes les oliviers, cherche surtout alentour
la forme des montagnes, que la lumière se réjouisse
puis redescend suivant les eaux jusqu'à la mer
sur le rivage du vaste monde complétant l'homme.
Comment connaîtras-tu sinon l'emportement : des siècles
et pas une seule fresque, aux jours de meltem seulement
on croit entendre les coups de fouet sur la même chair
dont les aiguilles de pin jadis excitaient le plaisir
rien, dans les mauves seulement la voix malade
et une pierre d'angle aveugle comme l'œil des dieux.
Ici tu dois reprendre, en ce lieu partagé
toi l'exilé des chroniques, tant d'années
après l'allégorie des feuilles, les paysages faciles
et mythomaniaques de l'automne, puisant
dans le surplus du jour quand les rêves
avouent l'origine du désastre ;
sinon tu ne parleras plus — brisés
les vases de la joie, regarde :
des débris du temps illettré.
Apprends-lui en partant à écrire ton nom.
(Encore une fois)
J'ai dû atteindre un jour le ciel de la beauté ;
je vois encor là-haut le vide qui déverse
le feu de sa lumière, et sous mon sommeil perce
un monde neuf, porteur de la sérénité.
Mais tant d'efforts et tant de mort, pour quel profit ?
Le monde aurait chanté sans moi, quoi qu'il arrive,
quasi muet, duvet sur la lèvre craintive :
un peu de Solomos, de Rilke, ça suffit.
C'est bien assez de tout ce que j'ai pu subir,
ce que j'ai récolté m'octroie l'inexistence ;
la vie, ce soir tombant venu pour me ravir,
sa bonté imprévue, tardive récompense,
et le chant sans écho va monter pour finir
dans l'automne épuisé qui dort et le silence.
(Jours fériés)
Ainsi vieillira le monde
Le monde vieillira, comme à la fin du jour
une ville allumant ses pâles pierreries ;
et comme le froufrou léger de ses soieries,
comme cette fraîcheur qui monte de ses cours,
ses plus précieuses fleurs seront par nous cueillies.
Ainsi s'éloignera notre vie ; le bâton
de l'allumeur s'élèvera aux réverbères ;
et comme au ciel la nuit s'allument les lumières,
comme sont mort et menthe unies sur un balcon
nous serons soulevés, nous, statues, vers nos pères.
Ainsi nous partirons, au couchant de ce monde,
glissant tout seuls à bord d'un vaisseau enchanté ;
et un homme penché, au nom inusité,
la lumière fuyant peu à peu, moribonde
son regard, à mi-voix les laudes va chanter.
(Ballades et circonstances)
La vie est douce
Le vers devenu moins précieux,
plus profond, presque silencieux,
dans ce familier voisinage ;
la brise douce à ton visage,
comme à la porte de l'été
une main qu'on voit s'agiter,
une robe qui se balance,
l'odeur du jasmin dans la danse,
les rameaux penchant, frissonnant
dans le jardin convalescent ;
te revoilà dans ton domaine,
et le soir verdoyant t'amène
fraîcheur, consolation ; pourtant,
comment se dire : soixante ans ?
(Prospérité)
Ne sème pas la nuit autour de toi, sois lumière ;
pour ceux qui voient cette lumière avec tes yeux
qui tiennent de toi leur souffle,
pour qui un jour tu seras une ombre,
non, n'amasse pas la nuit noire, sois lumière,
fais qu'apparaissent les yeux qui aiment, qu'ils brillent
dans la nuit qui tombe sur le monde.
«Car c'est toi mon hiver, mon printemps,
mes ténèbres, mon jour, mon tourment,
de mon cœur l'effréné battement,
dans la nuit le vacarme du temps.»
Anapestes d'un chagrin banal,
mots fumeux sans écho dans la vie,
mil-neuf-cent soixante-six — «non,
tu mens, s'est écrié Dimìtris,
comme toujours agressif, insolent, non,
tu n'as pas écrit ça, tu l'as volé ailleurs,
lu quelque part, puis oublié,
ou recopié». Qui sait,
cher Dimìtris, je me suis demandé
plus d'une fois si tu avais raison :
le vacarme du temps — où l'ai-je trouvé ? Pourtant,
après y avoir pensé tant d'années,
ce «toi» me tourmente encore,
et non les rimes ou le mètre, ce «toi»
si emphatique (à qui pensais-je ?),
idéal et vague, au point
que parfois, perdu dans mes rêves,
lorsque je prends vaguement le chemin de la vie
comme si tout commençait, il me brûle les mains
car je ne sais où l'adresser.
(Le vacarme du temps)
Dionỳsis Kapsàlis, né en 1952 à Athènes, a étudié aux USA et en Angleterre avant de retourner au pays. Outre quatre essais et des traductions de Shakespeare, Coleridge et Dickinson, il a publié à ce jour seize recueils de poèmes, dont Livre premier (1982), Encore une fois (1986), Jours fériés (1995), Ballades et circonstances (1997), Le vacarme du temps (2007) et Prospérité (2014). Il n'est certes pas le seul poète grec d'aujourd'hui à pratiquer le vers ancien, mais aucun autre, sinon Vayenas, ne le pratique aussi assidument, avec une prédilection obsessionnelle pour le sonnet. Voilà une poésie néo-classique, intemporelle — cela dit sans reproche aucun, il faut de tout pour faire un monde —, où se manifeste une sensibilité attachante, plutôt anglo-saxonne et baudelairienne, où la mélancolie et la désillusion se parent de belles couleurs automnales.
Les six premiers poèmes ici présents sont tirés de l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine en Poésie/Gallimard ; les trois derniers sont inédits.
Dionỳsis Kapsàlis |