STRATIS PASCÀLIS
La lumière est aux aguets partout
Cachée dans les veines du vent.
Au fond des yeux de l'aube ancienne prisonnière
Dans les sentiers rudes et obscurs de la mer
Ou les cyprès du crépuscule qui seuls additionnent les morts
Et tiennent bon mieux que personne devant le déchirant éclat
Aux cloîtres des confins.
Tandis que le volcan tressaillant soudain
Terrifie une bête venue boire dans les genêts la rosée
Puis c'est l'éclat descendu de là-haut
Pluie implacable.
De même qu'à minuit quand on erre hors de soi
En bordure du sommeil
Et qu'on entend soudain en bas des marches le galop terrible
Comme d'un cavalier se hâtant pour sauver un secret de malheur ou de mort
De même sont passés devant la fenêtre tel un nuage imprévu d'oiseaux en partance vers le sud
Des enfants tels des cygnes et dans les éclats nouveau-nés claquant au vent leurs chevelures bleues
Avant que l'on entende
Notre maison submergée d'en haut
Du pépiement des anges.
All things proceed
To a joyful consummation...
Des pétales migrateurs amèneront la lumière
Les chevaux se dresseront nus dans la pensée
Et aux portails immobiles dans la sécheresse
Corè à cheval soudain la brise de printemps lentement
Agitera des larmes dans l'œil désert pour payer
Le martyre secret du rêve et de la veille.
Alors nous levant tous de notre couche
Nous apparaîtrons somnambules sous les yeux des oiseaux
Nus dans la tempête d'étoiles.
(Anaktorìa)
Mémoire de voile, de tunique vide
qui dans le vent revit ;
le rideau cache un néant mouvant
à une fenêtre, dans la brume
la lune blanche, dorique, élégante
au-dessus de la mer houleuse
se penche pour couronner la nuit,
agrafe de pierre. Ecoute le passage
ailé, comme il claque,
vol invisible et lent,
créature du vent. Puis les rêves
immatériels, impuissants à remplir
le moulage creux (d'un homme ?
d'une femme ?). Rien dans l'aurore
ne subsiste sinon
des étoiles cachées dans le ciel ;
chose impalpable ou ensorcelée,
peau d'émail de Bérénice,
vêtements d'ébène comme des ténèbres
et pour bijoux de pauvres coquillages ;
elle s'approche, et quand le rideau
dans le recueillement se retire,
nous touchons, plus dénudée
qu'une poitrine, la chair de l'Absence.
Dans le riche feuillage de trois plantes
— crèche de verdure —
(grenadier pêcher pin nouveau-né)
tu es née toute seule
rouge noire
sous l'ombre de pierre d'un avril ;
mais ouvrant tout grand tes pétales tu t'effeuilles
et les trois arbres sont restés
d'un vert sans tache.
Maintenant sur les feuillages monotones
dans ton absence intensément
la présence de toutes les roses
se résume.
(Une nuit de l'hermaphrodite)
Ils ont ouvert la porte et nous sommes entrés
comme des anges dans la maison d'Abraham
où des peaux de mouton frisées
et des cornes de bouc pendaient aux murs blanchis.
Près d'un ancien four, volcan éteint
à l'ombre de la treille ils ont apporté
des raisins très noirs du fromage frais et l'agneau
ont déposé le fructueux message à nos pieds
puis ont disparu
comme s'ils étaient les envoyés de Dieu
et nous les desséchés, les désertiques.
Tel un vent d'hiver s'engouffrant dans la maison bien chaude
il ouvrit la porte
une nuit de décembre
et se jeta en pleurs aux pieds du patron
comme on s'agenouille devant l'icône.
Il avait la peau couleur de terre
l'odeur du fumier sur ses vêtements
les mains taillées dans le bois d'olivier
il pleurait les chiens braillaient dans la nuit noire.
Qui sait s'il demandait pardon
pour un vol de récoltes ou pour du sang versé
quand l'apprenti bouleversé s'en vint
devant l'idole sévère
muette comme le destin.
Un noyer recouvre le puits
et entre les fentes du feuillage
la lumière passe à peine.
Ils le surprirent
la nuit, dans le jardin.
Les autres se ruèrent et lui
fléchissant pour finir —
ils le frappèrent au visage
lui fermèrent la bouche
le balancèrent tout au fond du trou noir
jetant des pierres sur lui
entre les fentes du feuillage
les yeux de la lune
en vain s'efforçaient de voir —
le jardin plongé dans l'ombre
et le tombeau du puits.
Bientôt viendrait le jour — nuit de Noël,
tous dormaient comme des souches dans la maison muette, moi seul
sur mon matelas cherchais en vain le repos.
Et quand les chiens aboyèrent dans les cours — questions réponses affreuses —
épuisé je me levai, me traînai jusqu'au salon
m'assis dans la pénombre.
Au milieu la table d'un brun rouge
derrière, les feuilles de l'Arbre semblaient d'argent
un bleu glacé luisait aux rideaux.
Distrait je regardais et c'est alors
que peu à peu des pensées
sont venues
bizarres et noires
pensées d'un homme qui sait que les autres dorment
et que lui seul n'a pu trouver sa mort.
Alors ma pensée voit un mirage :
dans la pièce est entré quelque chose comme un vieux,
moine ou mendiant, qui semblait venir
du désert de la neige, sa barbe et ses cheveux
brouillard lunaire, et ce loqueteux
portant le linceul comme une bure,
un cierge tremblait dans sa main.
Il a dit : «Hier au soir le soleil a touché
les lèvres de l'abîme
et les hommes s'enroulent dans les plis du sommeil
j'apporte la myrrhe et l'or, mais aussi
je fauche les âmes».
Dehors la nuit rayonnait, je me suis levé, suis sorti
dans la froide solitude espérant le voir s'en aller
sur une bête fatiguée ou avec des ailes d'ange.
Et j'ai vu là-haut disparaître (ou naître)
une étoile tombée voilà des milliers d'années
dont mes yeux recevaient la lumière enfin.
Etoiles d'acier
dans l'espace noir
quand l'oiseau de nuit est rentré au nid
et les oliveraies sont parties
accablées.
La création ce soir est nue :
rien qu'un ciel noir
et des étoiles d'acier.
Où sont les arbres les oiseaux
— mémoire assombrie ;
ce soir il n'est rien d'autre
que l'espace noir
où sont tombés les dés ;
immobiles
par delà tristesse ou deuil.
Écrasé de tristesse,
sa cellule — sa maison ;
une femme chaude et deux enfants
la tambouille qui mijote
alentour le village noir
et les murs des montagnes
le soleil sombre se noie
au fond d'un bain de sang ;
alors telle un éclair
la pensée le traverse
égorger sa femme
étrangler ses enfants.
Entre les pins touffus
versant une ombre noire
au cœur d'un vaste enclos
bordé d'anges de pierre
entra une tristesse
fraîcheur, souffle de glace
et le jardin parut
profondément s'ouvrir.
Les saisons se mêlant
la nature à chacune
avait pris sa parure
ses fards et ses parfums
et malgré l'apparence
de paix et de fraîcheur
elle n'était que feu
que pierre et que poussière
enneigée, toute en fleurs
sous un soleil glacé.
Noyée sous les pavots
la fraîcheur des jacinthes
où devaient jouer jadis
les chevreuils et les cerfs
dans la cohue des fleurs
craquements et sursauts.
Les escargots léchaient
les violettes cachées
dans les feuilles amères
de citerne pourrie
aux nénuphars fendus
sous les fruits du lotos
où les poissons de vase
avaient des reflets d'or.
À l'écart un grand lis
fièrement se dressait,
fier comme la cigogne,
posé sur une jambe
dans le torrent à sec
encombré de gros blocs
avec son pont en ruines
et ses joncs desséchés.
Noyers et châtaigniers
fougères et fleurs mauves
hérons canards sauvages
merles et tourterelles
et céleris luisants
chevelure de lierre
qu'on dirait d'un guerrier
aux boucles qui embaument
qu'un ciseau de sorcière
a coupées, emportant
beauté, vigueur, bravoure
et l'a changé en femme.
Dans les vergers en fruits
cernés d'oliveraies
où sous le clair de lune
à la lueur des torches
le cygne avait reçu
le baiser du vautour
à présent aux buissons
ensanglantés de mûres
crépitaient les serpents
et pendaient les grenades
au-dessus de l'eau verte
où s'enfonça la balle
perdue par la princesse
que trouva le crapaud
dont elle fit son roi
puis mourut de langueur.
Etait-ce là le gouffre
en jardin déguisé
pour qu'y marchent penchés
des hommes solitaires
et connaissent là-bas
l'horreur nue et fleurie
à une vague époque
à une heure confuse
telle une icône ancienne
où dans le noir bleuté
resplendit le soleil
près d'une lune obscure ?
Le soir du Samedi saint dans une maison de montagne
— les amis étaient partis sans moi
au village en face pour la Résurrection —
par la fenêtre ouverte de la chambre vide je regardais au loin.
Sur le versant obscur lentement s'allumaient les flammes des cierges
l'écho des psaumes arrivait jusqu'à moi
et quand la lune apparut dans son rôle de dévote
le clapotis dans le vallon retentit plus glacé encore
les forêts se firent plus secrètes
et les pierres là-haut se montrèrent, livides sous la neige.
L'heure de ressusciter approchait
(la foule en face, une ruche de flammes
et moi dans mon désert les observant)
lorsque soudain
j'entendis dehors
des branches remuées, des pas dans l'herbe
et avant que j'aie pu m'étonner bouger avoir peur
il y avait là dans la chambre (entré par la porte ouverte)
un être très étrange.
Jeune trapu vigoureux — l'air d'un paysan —
cheveux noirs en désordre
visage fripé
une lueur inquiète au fond des yeux tandis
qu'ils cherchaient partout dans les coins.
Il me dit dans sa langue montagnarde :
«L'ami, je suis Yoryis».
Alors je me souvins : la maison voisine
et le berger qui l'habitait
dont le fils était fou
— c'est ce qu'on nous avait dit le premier soir
quand nous eûmes entendu tout près
des cris et des grognements puis des coups des jurons
et tous les chiens qui hurlaient ensemble —
je me souvins et restai figé — mais lui me regardait
silhouette rude
un roc en forme de visage et qui sourit
puis comme l'éclair il s'assit au coin du feu
et moi debout je l'observais sans voix, sans souffle.
Il reprit, bredouillant : «L'ami, je suis Yoryis
qui a vu le diable une nuit comme celle-ci
tomber dégringoler
dans le ravin, comme une pierre.
Il est venu à la lueur de la lune
pareil au Christ et s'est traîné
en tunique rouge
là-haut près des cols
sur un peu de neige — il s'est éteint dans le gouffre
comme une étoile brisée.
Le soir de la Résurrection
me fait trembler, j'ai peur...»
Alors on entendit
partir les feux de Bengale, on vit les lumières jaillir,
et il sursauta hors de lui, pourchassé, plein d'horreur
comme une bête cachée que terrifie la foudre
et disparut soudain comme il était venu.
Et je me retrouvai seul
devant la fenêtre ouverte
muet égaré — quand les autres revinrent
je gardai le silence. Les jours qui suivirent
il ne se montra plus
jusqu'à notre départ pour la ville...
Longtemps plus tard
j'appris qu'on racontait
que le fils du berger, le fou
errait maintenant là-haut
disant à tous les passants
que le soir du Samedi saint quand nous étions à la montagne
dans une maison vide
à la fenêtre ouverte
il avait vu le diable
qui regardait là-bas en face la Résurrection
crevant de rage.
Les cerisiers pleins de nuit
étouffent le verger ;
ces noirs feuillages
ne cachent pas les roses
courbées par la fatigue
au-dessus d'un puits.
Dans les branches d'ébène
s'égouttent les lèvres cachées
d'une femme qui a mouillé ses doigts
à la corbeille ensanglantée
pour en teindre sa bouche
face au miroir terni ;
et lentement la lune est apparue,
parure de Salomé.
Le ciel était caché
par le mauve d'un voile
quand je vis — dans mon rêve —
une forêt la nuit.
J'errais sur des sentiers
retirés et secrets
dans un conte cherchant
du moulin la clairière.
Cela sentait la terre
humide et l'âtre éteint ;
au milieu du voyage
il vint un rude hiver.
La neige couvrait muette
le cadavre des bois
les traces d'animaux
si fines s'effaçaient.
Sous les éclairs passaient
des instants et des siècles ;
enjambée d'une source
au courant pétrifié.
Puis le printemps bondit
l'été vint faire un tour
l'automne dans la terre
étrangement germa.
J'eus devant moi en foule
ravins, torrents et ponts,
obscurci de tristesse
enveloppé de peur.
C'est alors qu'apparut
sur la crête la lune
glacée, toute semblable
à la face d'un loup
et dit : «Que cherches-tu
en de pareils sentiers
qui ne font que tourner
en des cercles sans fin ?»
«La clairière», lui dis-je
à mi-voix, mais voici
qu'elle sombrait déjà
dans sa blancheur, disant :
«Le temps est un abîme.
La clairière, un fantôme
Dans le désert. Et si
Tu le touches, plus rien.
Trouve le trou obscur
et si tu cries dedans
tu auras la réponse.»
Et elle disparut.
Au matin, pas de jour.
Le soleil était noir.
Devant mes pieds s'ouvrit
le puits tel un tombeau.
Je pousse alors un cri
qui coule jusqu'au fond
et s'y brise en morceaux.
Il n'y eut pas de réponse.
Il creusait lourdement
la terre, lèvres sèches,
joue pas rasée, caillou
caché sous des épines,
enfoncés dans l'orbite
les yeux très bleus luisants,
les cheveux recouverts
par un givre glacé.
Il rentrait tard chez lui
fatigué comme un bœuf,
pour connaître les choses
il avait ses mains dures :
dans le noir il prenait
les deux pis de la chèvre
sur la bosse des seins
de la femme allongée
les serrait comme au bain
la cuisse de son fils
quand il le lavait nu
dans l'abreuvoir l'été.
Parfois, fixant la terre
l'œil noir il s'assoyait
sur un rocher, fumant
sa cigarette amère,
tout pareil à la bête
qui vit sans une plainte.
C'était le soir et les rues se vidaient
les rideaux de fer descendus à grand bruit
le soleil qui palpite les nuages qui saignent
les bois — la ville — devenaient noirs
et je me trouvai sans savoir comment
devant une grande église
la porte encore entrebaîllée
bouche obscure
qui semblait m'attendre.
Je montai les marches de marbre
me glissai dans le trou
— comme une grotte creusée dans le roc —
un vide énorme une nuit sphérique
où tremblotait au loin l'étincelle des veilleuses,
à l'horizon une foule de lunes ensemble
se levant dans la brume : les vitres étroites,
une armée de saints en peinture
et en face tout en haut, un abîme — la Vierge à l'Enfant.
Et tandis que j'avançais plantant un cierge au chandelier
derrière moi j'entendis chuchoter deux voix,
la sacristine et une vieille,
que je n'avais pas remarquées en entrant.
Mais je les sentais elles aussi s'apprêter
à fermer impatientes que s'accomplisse
mécaniquement le baiser aux icônes, la génuflexion d'usage
le dernier coup d'œil
au sanctuaire, que je ne distinguais pas
(mais quelle apparition triomphale attendais-je
dans les noires profondeurs ?)
et je sortis, restant un peu pour voir
— quelque chose me retenant — la fermeture du Magasin
par les deux femmes.
Elles déposèrent sur le muret leurs baluchons
et les grands cierges tordus éteints.
Puis elles tirèrent, poussèrent la lourde porte
et juste avant que les deux battants de bois se rejoignent
l'une se pencha (la sacristine sans doute) et dans la mince ouverture
se courbant plus encore, cria, la voix perçante :
«Il y a quelqu'un ?»
et à voix plus basse, étouffée : «Je ferme !»
On entendit sa voix se briser en cris sans nombre
affreusement dans la nuit infinie
et retomber en miettes
«Il y a quelqu'un ?» — comme si quelqu'un perdu dans le fond
allait sûrement être enfermé là
comme si l'absence, le vide absolu
était précisément ce qui pouvait convaincre
que quelqu'un sûrement était là.
(Cerisiers dans les ténèbres)
Tremblement d'aile de papillon sur lèvres sèches
tempête de velours endormeuse de naufrages
tendresse du vent de la nuit où la lune brûle
frisson de peau précieuse et de cheveux tel un plumage de cygne d'ébène
regard chagrin sur le bal
de démons qui tournent
autour d'Ophélie la folle.
Je ne veux pas ce soir suivre des âmes lascives,
je veux me livrer à des jeux innocents
candides au point de m'interdire
toute marque de passion.
Étoiles pudiques, dans l'espace
purifié de la nuit,
je veux ce soir briller pour mon amour
semblable à vous qui tremblotez
raisonnables, glacées
même si de près vous êtes
des holocaustes de soleil.
À l'heure où la foule tourbillonne
je me suis retrouvé marchant
dans l'avenue entre saules et peupliers
entraîné
par le vent matinal.
Et soudain,
mes yeux s'enivrant
des jeux d'ombres mauves lancées
par les arbres au visage des passants,
là-haut le ciel était bleu sombre
et un soleil pur montrait les choses
exactement comme elles sont,
j'ai senti que j'avais cessé d'être
un vague détail dans la cohue d'une ville
mais que je traversais un triomphe
autour de moi qui m'acclamait, remuait
tandis que je passais vainqueur entre peupliers et saules
pour aller conquérir l'amour.
Fureur du vent, laideur de la nature,
la nuit était profanée, souillée
(rats et ordures
grouillant dans les ruines)
et le monde alentour
semblait désert
livré à son sort.
Alors soudain apparut le chat
maigre, tout blanc dans cette noirceur,
éclair brusque tranchant la nuit
du rêve au réveil ;
un instant sans bouger — statue dans les ténèbres —
il s'éclipsa
vif comme une fée.
Et dans la fureur du vent
la laideur de la nuit
les branches dans la cour grattaient rudement les murs,
griffes cherchant leur proie
pour la serrer, la déchirer.
Champs aux fleurs frénétiques
la détresse avec vous semble plus assortie
puisque vos sucs dans la douleur se déchaînent
tandis que la matière pétrit et repétrit
les couleurs, les formes, les rêves
que les nuages dessinent là-haut
les cartes d'une éternité mouvante
et que le bleu, cristal
d'azur, demeure.
Tristesse la vivacité du plus délectable spasme
à présent que le printemps tel un fléau déboule,
semant des déchirements de guerre en fleurs,
et qu'à l'horizon des oiseaux
alignés comme des anges et formant
des inscriptions l'annoncent :
le temps est venu que tout change
que finisse à jamais
cette joyeuse Condamnation.
Sans profondeur, ce soir, le jardin :
chaque point est une couleur,
et tous les points ensemble composent
un rideau précieux
brodé de pierreries
narcotique pour les yeux
et qu'on ne peut tirer.
Fleurs d'eau, angéliques ! Pétales flottant sur les étangs des parcs, mon âme frémit et vous représente, non dans ce semblant de forêt, cet artifice au cœur de la ville, mais dans vos séjours naturels, vos cachettes aquatiques.
Quels êtres arachnéens naissent dans le marais ! Quels dieux, quelles nymphes, quels noyés vous avez recouvert, nul ne le saura jamais. Mais moi en ces heures-là — lorsque lassé des amitiés, des sentiments je rêve d'une vie qui ne soit pas humaine — je cherche à vous être semblable, car vous flottez enracinées sur le miroir, inaccessibles, sans les liens terrestres, fixant la voûte céleste droit dans les yeux.
Le stylo trace dans le papier blanc
des phrases d'azur profond.
Et tandis que j'écris penché, appuyé à la table,
et que les mots — mer indigo — se multiplient,
je me crois sur un bateau, accoudé au bastingage
observant des filles à la beauté sévère
cachées dans des rochers, s'éclaboussant,
glissant sur les galets verts, plongeant
puis effacées comme de l'argent fondu
le matin, à l'approche d'îles chloroformées
dans les frissons de la mer au cœur du mois d'août.
Je les vois mes pieds nus sur la plage
plongés dans le sable chaud
et je pense aux pas de l'ermite
— ses traces lancées dans l'immensité —
à la surface de la cendre
que le vent déforme sans cesse
arasant, reformant les bosses.
Sur l'eau bleue qu'on ne peut boire
l'étendue d'or qu'on ne peut semer
sur la lumière absolue aveuglante
je vois le vide à l'infini
dans les vapeurs de l'été brûlant.
L'automne est entré dans la maison
comme une femme qui tient
une lampe allumée.
(Dehors il commence à pleuvoir.)
Timide elle pose la lumière sur la table
et sort sans bruit, paysanne
sentant le thym et l'olivier mouillé.
Au sortir de l'église laissant derrière nous
le brouhaha du service divin,
chocs d'encensoirs, sanglots des psaumes
sous la lueur du lustre
devant les noirs visages encadrés d'argent
nous sommes allés jusqu'au bout de la cour
où s'agitait en rafales fraîches
un platane.
Enraciné au fond de la pierre,
soulevant de ses lourdes ailes
depuis des siècles le ciel bien haut,
frémissant — son ombre nous recouvrit,
caverne, sous ses murmures.
Ce n'était pas la nature qui frissonnait alors.
Cette couverture de soupirs, de bruissements
n'était pas vouée à prédire l'avenir,
mais quiconque se tenait dans son ombre
allait respirer dans la terreur
une prière sans fin, rugueuse, obscure supplication.
Dans l'église les bruits du service encore,
la clameur provisoire ;
mais dehors il n'y avait plus
ni offrandes ni cierges ni encens ;
le crépuscule pesait déjà, le chuchotement du silence
approfondissait le chagrin du monde
qui tremblait, balançait, battait là-haut
dans les branches de l'arbre séculaire.
(Fleurs d'eau)
Il vaudrait mieux que s'étende ici un silence
plein du bruissement de chuchotis fervents,
puisqu'il n'est pas de voix ni de langue pour épeler
de ton absence l'abandon douloureux,
assez pour que toute ma passion déborde,
éclate en vain et fuse en l'air
tel un volcan dévastant
ses propres pentes.
Humbles pierres de la terre
et vous broderies discrètes au firmament, dites-moi
si une telle solitude est de ce monde
et les coups qu'on entend aux heures de détresse
qui semblent me blâmer
allez, dites-moi si ce sont des coups d'aile
ou d'épée.
Il prend figure si vite, le vide et apparaît
un ange, tel un rayon
dont la lumière parfois traverse l'air
et les vers luisants de la poussière soudain visibles tourbillonnent comme l'univers,
bataillons ailés, que bouche bée nous voyons se former, fruit d'un immatériel accouplement,
et les mots manquent pour une pareille apparition,
en suspens dans la chambre noire teintée de bleu,
sans plus d'image ou de figure qui résiste
à une telle confession.
Ô lieu désert avec tes palmiers et tes ruines
quelle parfaite image tu donnes de ce beau désastre,
dans ce lieu sans mémoire
où seule existe la rêverie — pierre en miettes
avec orgueil dressant son désastre
et lui dans les hauteurs battant des ailes
chassant inhumainement tout l'humain ;
des décombres sanglants sombrent à l'horizon,
dans cette même ivresse dont les crépuscules s'allument
où que se couchent les Hespérides.
Ailes rouges nuages bleus qu'importe
ce soir se déploie l'esprit — le ciel s'étant soûlé
tire le rideau dévoilant l'Ailleurs.
Il faut une profonde anesthésie, une sacrée hypnose,
pour voir ces couleurs
que l'âme seule peut totalement contempler.
Soir cru, sans cœur, tout en visions.
Ô rivière immobile dans la nuit des coupoles
source pétrifiée, habit brodé d'or, lambeau superbe —
qui luis là-bas comme si tu étais vivante
dans le désert profond du temple, jusqu'à ce que mes yeux
se ferment à jamais, devenant tombeau pour mes visions
des clameurs s'élèveront entre les débris
une fissure de lumière devant moi s'ouvrant m'appelant à l'envahir à me faire fraîcheur,
les mondes alentour éclat éternel et moi brisé j'emporterai toujours un morceau de la terre ferme.
Nuit, nuit, ô nuit, sans aucun signe perpétuel —
je vois l'infini d'une illusion d'obscurité,
je vois seulement que je ne sais pas voir,
tout est noir ici — alors que doivent être les gouffres,
au-delà des espaces, au-delà des étendues,
que doit être la terre du châtiment, et les ténèbres —
en cette révocation où me mène la pensée,
dans cette matière glacée, dans ces voiles de néant,
ô guides insaisissables d'un char
tombé à jamais dans les ravins obscurs,
tandis que deux yeux surpris et parfaitement aveugles
fixent l'inexistence.
Nuit, nuit, ô nuit, pleine de signes perpétuels —
je vois l'infini d'une illusion d'éclairs,
je vois seulement ce que je ne sais voir,
tout est plein d'étoiles — alors que doit être l'Eden,
au-delà des espaces, au-delà des étendues,
que doit être la terre de l'extase, et l'érèbe —
en cette soustraction où me mène la pensée,
dans cette porte cachée, ces lueurs de firmament,
ô traces indélébiles d'un océan
étalé à jamais jusqu'au fond de l'inconcevable,
tandis que deux yeux vides et parfaitement troubles
voient se dresser
la splendeur d'un Corps.
Même si j'ai désiré, restent des fantômes
même si j'ai touché, restent des plis cachés ;
ô quel voyage secret, quel exil
vers un pays si loin
qu'à peine il existe.
Abats sans pitié le vieux géant du monde
enfonce dans sa racine
une chose que tu aimes,
puis t'asseyant sur les débris sanglants
pleure, le cœur déchiré
des larmes de joie.
(...) Hauts paysages de l'Ascension, cieux invités à l'éclatant mystère,
je vous ai vus au bout de la soirée à la frontière entre triomphe et déclin.
L'amertume du temps retombait, pénombre mauve, quand du plus lointain de la terre surgit une lumière vespérale,
ou plutôt un vague fantôme de lumière, au-dessus de la ligne des collines et des vignes,
lumière vert-de-gris, sans but ni cause, illumination de bon augure, comme une chambre fermée dont la porte s'ouvrant déverse
une lueur. Et moi qui regardais sans réfléchir, à la vue de mon voisin aux yeux soudain humides je compris qu'une chose profonde avait lieu, soulevant une émotion mêlée de peur, tandis qu'au loin
des troupeaux d'agneaux me rappelaient les cloches d'une vérité naturelle à jamais sacrifiée,
et que devant moi j'apercevais accrochée aux épines un cœur tout rouge la rose
participer à cette heure de crainte, penchée tous pétales ouverts...
Cohortes de Dieu, l'heure finit par venir où par-dessus épreuves et tourments
un doux crépuscule dissipe les brumes de notre vie,
et dans la nuit imminente, ouvre un passage, nous appelant provisoirement
à cela seul, à cela seul que nous méritions de vivre.
(Mihaïl)
cela fait longtemps que les passions m'ont visité
et moi perché dans une pièce pleine de livres
un peu plus haut que les courants traversant la terre
un peu plus bas que les points où les morts s'apaisent
certains jours j'ai soif des sensations les plus abruptes
celles que le cerveau sait découvrir
et je me sens comme un ermite
feuilletant sans cesse des cahiers vides et froids
où tombe sur les feuilles blanches une encre noire amère
et j'ai l'air d'un homme absolu oubliant la tristesse
(l'étoile du berger)
le visage du Christ se détourne
et la chair se change en acier
l'eau en plomb
les nuages en cailloux
le pain à peine touché par la lame
s'éparpille comme la terre, et tous les vains rideaux
de notre vie sont déchirés
s'écroulent
et ce n'est qu'au-dessus du dos
au tournant du temps
que méchamment étincelle une lumière
hasardeuse
l'autre jour j'ai vu la beauté
entrer indifférente
dans une rame —
les gens passaient dans la rue
moroses impénétrables et peut-être fatals
et le chant sort d'un sillon de larmes
ces larmes issues de la pierre du cœur
ou surgies soudain — vague de joie et d'amertume —
quand on pense à la vie
et qu'alentour on voit exister les miracles
sans qu'on le veuille et même sans qu'on le sente
alors des mots jaillissent de notre souffle
(Comédie)
Comment me suis-je trouvé dans ces forêts
entre les ombres, humaines absences,
elles échappent à la fixité implacable
et m'accompagnent — étant ce qui demeure
quand la mort elle-même est passée
sans fantômes, sans ballets d'esprits
des ombres me suivent rien que des ombres
étrangement bucolique je traverse la rêverie,
des caprices végétaux se ramifient alentour
frissons, déesses des lieux déserts, et les sentiers
s'effacent en arrivant vers les eaux
qui s'élancent abruptes et s'en vont
et je m'arrête au bord de la rivière
paysage de Baptême
tout y est (comme sur une image)
grands buissons noirs, lueurs tombées du ciel,
rochers, cascades, truites et têtards,
et même la colombe (une blanche)
une seule, voletant
et même la voix (celle de mon père)
semble près de se faire entendre
et je ne sais si je suis
celui qui reçoit, qui doit se dévêtir
ou celui qui donne et se doit d'attendre
et je deviens alors mon propre Baptiste
sans mes habits je m'enfonce et j'émerge
au milieu du bassin
j'ai froid, frissonne et déjà ressors
seul aux clairières
où je crois n'avoir plus de nom
destin de qui doit mourir en croix
et je me dis, enfin, je suis une voix qui clame
mais nul après moi ne vient
pourquoi serais-je décapité
j'attaque la montée, léger, attentif
au signe de la montagne
et je suis invisible, imperceptible
telle une fleur, une pierre
ou toute chose que je n'ai plus à nommer.
(En regardant les forêts)
Stratis Pascàlis, né en 1958, vit à Athènes. Il a publié huit recueils de poèmes : Anaktorìa (1977), Fouille (1984), Une nuit de l'Hermaphrodite (1989), Cerisiers dans les ténèbres (1991), Fleurs d'eau (1994), Mihaïl (1996), Comédie (1998), En regardant les forêts (2003). C'est aussi l'un des traducteurs grecs les plus réputés. À son tableau de chasse, Racine, Rimbaud, Corneille, Maupassant...
Pascàlis lui-même voit son parcours poétique sous la forme d'une ligne brisée, chaque nouveau recueil s'écartant des précédents. Ce qui est surtout vrai, me semble-t-il, des tout premiers, comme si le poète avait d'abord balisé les frontières de son domaine avant de se rapprocher de son centre.
L'unité cachée de l'œuvre, c'est dans Cerisiers..., sans doute, qu'elle apparaît le plus tôt et le plus fortement. Des poèmes simples d'apparence, narratifs, évoquant les anciennes chroniques ou les contes ; un décor de campagnes profondes, hantées par des forces archaïques, élémentaires, obscures ; des rêves, des visions, des prodiges incertains, des révélations en forme d'énigme, ou alors le silence ; le mystère partout et souvent, à la fin de l'histoire, une soudaine bouffée d'infini.
Chaque poème, y compris dans les recueils suivants, apparaît comme une nouvelle étape tâtonnante, une approche répétée, sous un angle un peu différent, du même secret perdu ou pas encore atteint.
Un poète grec visionnaire de plus, dont l'œil sait voir «le gouffre en jardin déguisé». Une poésie qu'imprègne le sens du sacré — au sens le plus large. Avec ou sans Dieu, on ne sait : le monde que nous explorons là est sans repères : très ancien et hors du temps, universel et intensément grec, ne serait-ce que par ce mélange intime de souvenirs bibliques et païens.
La poésie, pour un Grec, c'est sacré ; mais poésie et sacré en Grèce, étant choses quotidiennes, se promènent sans majuscule : quand Pascàlis lit ses poèmes, il y a dans sa voix une ferveur intense, mais dépouillée de toute emphase — de quoi rendre plus faux et ridicules encore certains déclamateurs français qui parfois bousillent mes traductions. Mais c'est peut-être aussi une question de langue ? Celle que parlent les Grecs, même aujourd'hui, est plus familière que la nôtre, mieux faite pour le plein air que pour le salon, alliant encore avec naturel, comme du temps d'Homère, solennité, simplicité, fraîcheur.
Stratis Pascàlis