STRATIS PASCÀLIS


CARTOGRAPHIE DE LA LUMIÈRE


La lumière est aux aguets partout

Cachée dans les veines du vent.

Au fond des yeux de l'aube ancienne prisonnière

Dans les sentiers rudes et obscurs de la mer

Ou les cyprès du crépuscule qui seuls additionnent les morts

Et tiennent bon mieux que personne devant le déchirant éclat

Aux cloîtres des confins.

Tandis que le volcan tressaillant soudain

Terrifie une bête venue boire dans les genêts la rosée

Puis c'est l'éclat descendu de là-haut

Pluie implacable.





SÉRAPHIQUE


De même qu'à minuit quand on erre hors de soi

En bordure du sommeil


Et qu'on entend soudain en bas des marches le galop terrible

Comme d'un cavalier se hâtant pour sauver un secret de malheur ou de mort

De même sont passés devant la fenêtre tel un nuage imprévu d'oiseaux en partance vers le sud

Des enfants tels des cygnes et dans les éclats nouveau-nés claquant au vent leurs chevelures bleues

Avant que l'on entende


Notre maison submergée d'en haut

Du pépiement des anges.





FIN DU MONDE AU PRINTEMPS


All things proceed

To a joyful consummation...


Des pétales migrateurs amèneront la lumière

Les chevaux se dresseront nus dans la pensée

Et aux portails immobiles dans la sécheresse

Corè à cheval soudain la brise de printemps lentement

Agitera des larmes dans l'œil désert pour payer

Le martyre secret du rêve et de la veille.


Alors nous levant tous de notre couche

Nous apparaîtrons somnambules sous les yeux des oiseaux

Nus dans la tempête d'étoiles.


(Anaktorìa)





AGRAFE DE PIERRE


Mémoire de voile, de tunique vide

qui dans le vent revit ;

le rideau cache un néant mouvant

à une fenêtre, dans la brume


la lune blanche, dorique, élégante

au-dessus de la mer houleuse

se penche pour couronner la nuit,

agrafe de pierre. Ecoute le passage


ailé, comme il claque,

vol invisible et lent,

créature du vent. Puis les rêves

immatériels, impuissants à remplir


le moulage creux (d'un homme ?

d'une femme ?). Rien dans l'aurore

ne subsiste sinon

des étoiles cachées dans le ciel ;


chose impalpable ou ensorcelée,

peau d'émail de Bérénice,

vêtements d'ébène comme des ténèbres

et pour bijoux de pauvres coquillages ;


elle s'approche, et quand le rideau

dans le recueillement se retire,

nous touchons, plus dénudée

qu'une poitrine, la chair de l'Absence.





À LA MÉMOIRE D'UNE ROSE


Dans le riche feuillage de trois plantes

— crèche de verdure —

(grenadier pêcher pin nouveau-né)

tu es née toute seule

rouge noire

sous l'ombre de pierre d'un avril ;

mais ouvrant tout grand tes pétales tu t'effeuilles

et les trois arbres sont restés

d'un vert sans tache.


Maintenant sur les feuillages monotones

dans ton absence intensément

la présence de toutes les roses

se résume.


(Une nuit de l'hermaphrodite)





PRÉHISTOIRE


Ils ont ouvert la porte et nous sommes entrés

comme des anges dans la maison d'Abraham

où des peaux de mouton frisées

et des cornes de bouc pendaient aux murs blanchis.


Près d'un ancien four, volcan éteint

à l'ombre de la treille ils ont apporté

des raisins très noirs du fromage frais et l'agneau

ont déposé le fructueux message à nos pieds

puis ont disparu

comme s'ils étaient les envoyés de Dieu

et nous les desséchés, les désertiques.





LE PAYSAN


Tel un vent d'hiver s'engouffrant dans la maison bien chaude

il ouvrit la porte

une nuit de décembre

et se jeta en pleurs aux pieds du patron

comme on s'agenouille devant l'icône.


Il avait la peau couleur de terre

l'odeur du fumier sur ses vêtements

les mains taillées dans le bois d'olivier

il pleurait les chiens braillaient dans la nuit noire.


Qui sait s'il demandait pardon

pour un vol de récoltes ou pour du sang versé

quand l'apprenti bouleversé s'en vint

devant l'idole sévère

muette comme le destin.





TOMBEAU


Un noyer recouvre le puits

et entre les fentes du feuillage

la lumière passe à peine.


Ils le surprirent

la nuit, dans le jardin.

Les autres se ruèrent et lui

fléchissant pour finir —


ils le frappèrent au visage

lui fermèrent la bouche

le balancèrent tout au fond du trou noir

jetant des pierres sur lui


entre les fentes du feuillage

les yeux de la lune

en vain s'efforçaient de voir —


le jardin plongé dans l'ombre

et le tombeau du puits.





MAGES


Bientôt viendrait le jour — nuit de Noël,

tous dormaient comme des souches dans la maison muette, moi seul

sur mon matelas cherchais en vain le repos.

Et quand les chiens aboyèrent dans les cours — questions réponses affreuses —

épuisé je me levai, me traînai jusqu'au salon

m'assis dans la pénombre.


Au milieu la table d'un brun rouge

derrière, les feuilles de l'Arbre semblaient d'argent

un bleu glacé luisait aux rideaux.

Distrait je regardais et c'est alors

que peu à peu des pensées

sont venues

bizarres et noires

pensées d'un homme qui sait que les autres dorment

et que lui seul n'a pu trouver sa mort.


Alors ma pensée voit un mirage :

dans la pièce est entré quelque chose comme un vieux,

moine ou mendiant, qui semblait venir

du désert de la neige, sa barbe et ses cheveux

brouillard lunaire, et ce loqueteux

portant le linceul comme une bure,

un cierge tremblait dans sa main.


Il a dit : «Hier au soir le soleil a touché

les lèvres de l'abîme

et les hommes s'enroulent dans les plis du sommeil

j'apporte la myrrhe et l'or, mais aussi

je fauche les âmes».


Dehors la nuit rayonnait, je me suis levé, suis sorti

dans la froide solitude espérant le voir s'en aller

sur une bête fatiguée ou avec des ailes d'ange.

Et j'ai vu là-haut disparaître (ou naître)

une étoile tombée voilà des milliers d'années

dont mes yeux recevaient la lumière enfin.





ETOILES D'ACIER


Etoiles d'acier

dans l'espace noir

quand l'oiseau de nuit est rentré au nid

et les oliveraies sont parties

accablées.


La création ce soir est nue :

rien qu'un ciel noir

et des étoiles d'acier.


Où sont les arbres les oiseaux

— mémoire assombrie ;

ce soir il n'est rien d'autre

que l'espace noir

où sont tombés les dés ;

immobiles

par delà tristesse ou deuil.





L'OGRE


Écrasé de tristesse,

sa cellule — sa maison ;


une femme chaude et deux enfants

la tambouille qui mijote


alentour le village noir

et les murs des montagnes


le soleil sombre se noie

au fond d'un bain de sang ;


alors telle un éclair

la pensée le traverse


égorger sa femme

étrangler ses enfants.





JARDINS


Entre les pins touffus

versant une ombre noire

au cœur d'un vaste enclos

bordé d'anges de pierre

entra une tristesse

fraîcheur, souffle de glace

et le jardin parut

profondément s'ouvrir.


Les saisons se mêlant

la nature à chacune

avait pris sa parure

ses fards et ses parfums

et malgré l'apparence

de paix et de fraîcheur

elle n'était que feu

que pierre et que poussière

enneigée, toute en fleurs

sous un soleil glacé.


Noyée sous les pavots

la fraîcheur des jacinthes

où devaient jouer jadis

les chevreuils et les cerfs

dans la cohue des fleurs

craquements et sursauts.

Les escargots léchaient

les violettes cachées

dans les feuilles amères

de citerne pourrie

aux nénuphars fendus

sous les fruits du lotos

où les poissons de vase

avaient des reflets d'or.


À l'écart un grand lis

fièrement se dressait,

fier comme la cigogne,

posé sur une jambe

dans le torrent à sec

encombré de gros blocs

avec son pont en ruines

et ses joncs desséchés.


Noyers et châtaigniers

fougères et fleurs mauves

hérons canards sauvages

merles et tourterelles

et céleris luisants

chevelure de lierre

qu'on dirait d'un guerrier

aux boucles qui embaument

qu'un ciseau de sorcière

a coupées, emportant

beauté, vigueur, bravoure

et l'a changé en femme.


Dans les vergers en fruits

cernés d'oliveraies

où sous le clair de lune

à la lueur des torches

le cygne avait reçu

le baiser du vautour

à présent aux buissons

ensanglantés de mûres

crépitaient les serpents

et pendaient les grenades

au-dessus de l'eau verte

où s'enfonça la balle

perdue par la princesse

que trouva le crapaud

dont elle fit son roi

puis mourut de langueur.


Etait-ce là le gouffre

en jardin déguisé

pour qu'y marchent penchés

des hommes solitaires

et connaissent là-bas

l'horreur nue et fleurie

à une vague époque

à une heure confuse

telle une icône ancienne

où dans le noir bleuté

resplendit le soleil

près d'une lune obscure ?





LE FOU ET LE DIABLE


Le soir du Samedi saint dans une maison de montagne

— les amis étaient partis sans moi

au village en face pour la Résurrection —

par la fenêtre ouverte de la chambre vide je regardais au loin.


Sur le versant obscur lentement s'allumaient les flammes des cierges

l'écho des psaumes arrivait jusqu'à moi

et quand la lune apparut dans son rôle de dévote

le clapotis dans le vallon retentit plus glacé encore

les forêts se firent plus secrètes

et les pierres là-haut se montrèrent, livides sous la neige.


L'heure de ressusciter approchait

(la foule en face, une ruche de flammes

et moi dans mon désert les observant)

lorsque soudain

j'entendis dehors

des branches remuées, des pas dans l'herbe

et avant que j'aie pu m'étonner bouger avoir peur

il y avait là dans la chambre (entré par la porte ouverte)

un être très étrange.


Jeune trapu vigoureux — l'air d'un paysan —

cheveux noirs en désordre

visage fripé

une lueur inquiète au fond des yeux tandis

qu'ils cherchaient partout dans les coins.

Il me dit dans sa langue montagnarde :

«L'ami, je suis Yoryis».


Alors je me souvins : la maison voisine

et le berger qui l'habitait

dont le fils était fou

— c'est ce qu'on nous avait dit le premier soir

quand nous eûmes entendu tout près

des cris et des grognements puis des coups des jurons

et tous les chiens qui hurlaient ensemble —


je me souvins et restai figé — mais lui me regardait

silhouette rude

un roc en forme de visage et qui sourit

puis comme l'éclair il s'assit au coin du feu

et moi debout je l'observais sans voix, sans souffle.


Il reprit, bredouillant : «L'ami, je suis Yoryis

qui a vu le diable une nuit comme celle-ci

tomber dégringoler

dans le ravin, comme une pierre.

Il est venu à la lueur de la lune

pareil au Christ et s'est traîné

en tunique rouge

là-haut près des cols

sur un peu de neige — il s'est éteint dans le gouffre

comme une étoile brisée.

Le soir de la Résurrection

me fait trembler, j'ai peur...»


Alors on entendit

partir les feux de Bengale, on vit les lumières jaillir,

et il sursauta hors de lui, pourchassé, plein d'horreur

comme une bête cachée que terrifie la foudre

et disparut soudain comme il était venu.


Et je me retrouvai seul

devant la fenêtre ouverte

muet égaré — quand les autres revinrent

je gardai le silence. Les jours qui suivirent

il ne se montra plus

jusqu'à notre départ pour la ville...


Longtemps plus tard

j'appris qu'on racontait

que le fils du berger, le fou

errait maintenant là-haut

disant à tous les passants

que le soir du Samedi saint quand nous étions à la montagne

dans une maison vide

à la fenêtre ouverte

il avait vu le diable

qui regardait là-bas en face la Résurrection

crevant de rage.





CERISIERS DANS LES TÉNÈBRES


Les cerisiers pleins de nuit

étouffent le verger ;

ces noirs feuillages

ne cachent pas les roses

courbées par la fatigue

au-dessus d'un puits.

Dans les branches d'ébène

s'égouttent les lèvres cachées

d'une femme qui a mouillé ses doigts

à la corbeille ensanglantée

pour en teindre sa bouche

face au miroir terni ;

et lentement la lune est apparue,

parure de Salomé.





LE TROU OBSCUR


Le ciel était caché

par le mauve d'un voile

quand je vis — dans mon rêve —

une forêt la nuit.


J'errais sur des sentiers

retirés et secrets

dans un conte cherchant

du moulin la clairière.


Cela sentait la terre

humide et l'âtre éteint ;

au milieu du voyage

il vint un rude hiver.


La neige couvrait muette

le cadavre des bois

les traces d'animaux

si fines s'effaçaient.


Sous les éclairs passaient

des instants et des siècles ;

enjambée d'une source

au courant pétrifié.


Puis le printemps bondit

l'été vint faire un tour

l'automne dans la terre

étrangement germa.


J'eus devant moi en foule

ravins, torrents et ponts,

obscurci de tristesse

enveloppé de peur.


C'est alors qu'apparut

sur la crête la lune

glacée, toute semblable

à la face d'un loup


et dit : «Que cherches-tu

en de pareils sentiers

qui ne font que tourner

en des cercles sans fin ?»


«La clairière», lui dis-je

à mi-voix, mais voici

qu'elle sombrait déjà

dans sa blancheur, disant :


«Le temps est un abîme.

La clairière, un fantôme

Dans le désert. Et si

Tu le touches, plus rien.


Trouve le trou obscur

et si tu cries dedans

tu auras la réponse.»

Et elle disparut.


Au matin, pas de jour.

Le soleil était noir.

Devant mes pieds s'ouvrit

le puits tel un tombeau.


Je pousse alors un cri

qui coule jusqu'au fond

et s'y brise en morceaux.

Il n'y eut pas de réponse.





RUSTRE


Il creusait lourdement

la terre, lèvres sèches,

joue pas rasée, caillou

caché sous des épines,

enfoncés dans l'orbite

les yeux très bleus luisants,

les cheveux recouverts

par un givre glacé.


Il rentrait tard chez lui

fatigué comme un bœuf,

pour connaître les choses

il avait ses mains dures :

dans le noir il prenait

les deux pis de la chèvre

sur la bosse des seins

de la femme allongée

les serrait comme au bain

la cuisse de son fils

quand il le lavait nu

dans l'abreuvoir l'été.


Parfois, fixant la terre

l'œil noir il s'assoyait

sur un rocher, fumant

sa cigarette amère,

tout pareil à la bête

qui vit sans une plainte.





TEMPLE VIDE


C'était le soir et les rues se vidaient

les rideaux de fer descendus à grand bruit

le soleil qui palpite les nuages qui saignent

les bois — la ville — devenaient noirs

et je me trouvai sans savoir comment

devant une grande église

la porte encore entrebaîllée

bouche obscure

qui semblait m'attendre.


Je montai les marches de marbre

me glissai dans le trou

— comme une grotte creusée dans le roc —

un vide énorme une nuit sphérique

où tremblotait au loin l'étincelle des veilleuses,

à l'horizon une foule de lunes ensemble

se levant dans la brume : les vitres étroites,

une armée de saints en peinture

et en face tout en haut, un abîme — la Vierge à l'Enfant.


Et tandis que j'avançais plantant un cierge au chandelier

derrière moi j'entendis chuchoter deux voix,

la sacristine et une vieille,

que je n'avais pas remarquées en entrant.

Mais je les sentais elles aussi s'apprêter

à fermer impatientes que s'accomplisse

mécaniquement le baiser aux icônes, la génuflexion d'usage

le dernier coup d'œil

au sanctuaire, que je ne distinguais pas

(mais quelle apparition triomphale attendais-je

dans les noires profondeurs ?)

et je sortis, restant un peu pour voir

— quelque chose me retenant — la fermeture du Magasin

par les deux femmes.


Elles déposèrent sur le muret leurs baluchons

et les grands cierges tordus éteints.

Puis elles tirèrent, poussèrent la lourde porte

et juste avant que les deux battants de bois se rejoignent

l'une se pencha (la sacristine sans doute) et dans la mince ouverture

se courbant plus encore, cria, la voix perçante :

«Il y a quelqu'un ?»

et à voix plus basse, étouffée : «Je ferme !»


On entendit sa voix se briser en cris sans nombre

affreusement dans la nuit infinie

et retomber en miettes


«Il y a quelqu'un ?» — comme si quelqu'un perdu dans le fond

allait sûrement être enfermé là

comme si l'absence, le vide absolu

était précisément ce qui pouvait convaincre

que quelqu'un sûrement était là.


(Cerisiers dans les ténèbres)





RÊVES


Tremblement d'aile de papillon sur lèvres sèches

tempête de velours endormeuse de naufrages

tendresse du vent de la nuit où la lune brûle

frisson de peau précieuse et de cheveux tel un plumage de cygne d'ébène

regard chagrin sur le bal

de démons qui tournent

autour d'Ophélie la folle.





PASSION FROIDE


Je ne veux pas ce soir suivre des âmes lascives,

je veux me livrer à des jeux innocents

candides au point de m'interdire

toute marque de passion.


Étoiles pudiques, dans l'espace

purifié de la nuit,

je veux ce soir briller pour mon amour

semblable à vous qui tremblotez

raisonnables, glacées

même si de près vous êtes

des holocaustes de soleil.





TRESSAILLEMENT


À l'heure où la foule tourbillonne

je me suis retrouvé marchant

dans l'avenue entre saules et peupliers

entraîné

par le vent matinal.


Et soudain,

mes yeux s'enivrant

des jeux d'ombres mauves lancées

par les arbres au visage des passants,

là-haut le ciel était bleu sombre

et un soleil pur montrait les choses

exactement comme elles sont,


j'ai senti que j'avais cessé d'être

un vague détail dans la cohue d'une ville

mais que je traversais un triomphe

autour de moi qui m'acclamait, remuait

tandis que je passais vainqueur entre peupliers et saules

pour aller conquérir l'amour.





LE CHAT


Fureur du vent, laideur de la nature,

la nuit était profanée, souillée

(rats et ordures

grouillant dans les ruines)

et le monde alentour

semblait désert

livré à son sort.


Alors soudain apparut le chat

maigre, tout blanc dans cette noirceur,

éclair brusque tranchant la nuit

du rêve au réveil ;

un instant sans bouger — statue dans les ténèbres —

il s'éclipsa

vif comme une fée.


Et dans la fureur du vent

la laideur de la nuit

les branches dans la cour grattaient rudement les murs,

griffes cherchant leur proie

pour la serrer, la déchirer.





RENOUVEAU


Champs aux fleurs frénétiques

la détresse avec vous semble plus assortie

puisque vos sucs dans la douleur se déchaînent

tandis que la matière pétrit et repétrit

les couleurs, les formes, les rêves

que les nuages dessinent là-haut

les cartes d'une éternité mouvante

et que le bleu, cristal

d'azur, demeure.


Tristesse la vivacité du plus délectable spasme

à présent que le printemps tel un fléau déboule,

semant des déchirements de guerre en fleurs,

et qu'à l'horizon des oiseaux

alignés comme des anges et formant

des inscriptions l'annoncent :

le temps est venu que tout change

que finisse à jamais

cette joyeuse Condamnation.





MOSAÏQUE


Sans profondeur, ce soir, le jardin :

chaque point est une couleur,

et tous les points ensemble composent

un rideau précieux

brodé de pierreries

narcotique pour les yeux

et qu'on ne peut tirer.





FLEURS D'EAU


Fleurs d'eau, angéliques ! Pétales flottant sur les étangs des parcs, mon âme frémit et vous représente, non dans ce semblant de forêt, cet artifice au cœur de la ville, mais dans vos séjours naturels, vos cachettes aquatiques.


Quels êtres arachnéens naissent dans le marais ! Quels dieux, quelles nymphes, quels noyés vous avez recouvert, nul ne le saura jamais. Mais moi en ces heures-là — lorsque lassé des amitiés, des sentiments je rêve d'une vie qui ne soit pas humaine — je cherche à vous être semblable, car vous flottez enracinées sur le miroir, inaccessibles, sans les liens terrestres, fixant la voûte céleste droit dans les yeux.





BRISE DU MATIN


Le stylo trace dans le papier blanc

des phrases d'azur profond.


Et tandis que j'écris penché, appuyé à la table,

et que les mots — mer indigo — se multiplient,

je me crois sur un bateau, accoudé au bastingage

observant des filles à la beauté sévère

cachées dans des rochers, s'éclaboussant,

glissant sur les galets verts, plongeant

puis effacées comme de l'argent fondu

le matin, à l'approche d'îles chloroformées

dans les frissons de la mer au cœur du mois d'août.





DÉSERT


Je les vois mes pieds nus sur la plage

plongés dans le sable chaud

et je pense aux pas de l'ermite

— ses traces lancées dans l'immensité —

à la surface de la cendre

que le vent déforme sans cesse

arasant, reformant les bosses.


Sur l'eau bleue qu'on ne peut boire

l'étendue d'or qu'on ne peut semer

sur la lumière absolue aveuglante

je vois le vide à l'infini

dans les vapeurs de l'été brûlant.





PREMIÈRE PLUIE


L'automne est entré dans la maison

comme une femme qui tient

une lampe allumée.


(Dehors il commence à pleuvoir.)


Timide elle pose la lumière sur la table

et sort sans bruit, paysanne

sentant le thym et l'olivier mouillé.





LE PLATANE


Au sortir de l'église laissant derrière nous

le brouhaha du service divin,

chocs d'encensoirs, sanglots des psaumes

sous la lueur du lustre

devant les noirs visages encadrés d'argent

nous sommes allés jusqu'au bout de la cour

où s'agitait en rafales fraîches

un platane.


Enraciné au fond de la pierre,

soulevant de ses lourdes ailes

depuis des siècles le ciel bien haut,

frémissant — son ombre nous recouvrit,

caverne, sous ses murmures.


Ce n'était pas la nature qui frissonnait alors.

Cette couverture de soupirs, de bruissements

n'était pas vouée à prédire l'avenir,

mais quiconque se tenait dans son ombre

allait respirer dans la terreur

une prière sans fin, rugueuse, obscure supplication.


Dans l'église les bruits du service encore,

la clameur provisoire ;

mais dehors il n'y avait plus

ni offrandes ni cierges ni encens ;

le crépuscule pesait déjà, le chuchotement du silence

approfondissait le chagrin du monde

qui tremblait, balançait, battait là-haut

dans les branches de l'arbre séculaire.


(Fleurs d'eau)





Il vaudrait mieux que s'étende ici un silence

plein du bruissement de chuchotis fervents,

puisqu'il n'est pas de voix ni de langue pour épeler

de ton absence l'abandon douloureux,

assez pour que toute ma passion déborde,

éclate en vain et fuse en l'air

tel un volcan dévastant

ses propres pentes.

Humbles pierres de la terre

et vous broderies discrètes au firmament, dites-moi

si une telle solitude est de ce monde

et les coups qu'on entend aux heures de détresse

qui semblent me blâmer

allez, dites-moi si ce sont des coups d'aile

ou d'épée.


*


Il prend figure si vite, le vide et apparaît

un ange, tel un rayon

dont la lumière parfois traverse l'air

et les vers luisants de la poussière soudain visibles tourbillonnent comme l'univers,

bataillons ailés, que bouche bée nous voyons se former, fruit d'un immatériel accouplement,

et les mots manquent pour une pareille apparition,

en suspens dans la chambre noire teintée de bleu,

sans plus d'image ou de figure qui résiste

à une telle confession.


*


Ô lieu désert avec tes palmiers et tes ruines

quelle parfaite image tu donnes de ce beau désastre,

dans ce lieu sans mémoire

où seule existe la rêverie — pierre en miettes

avec orgueil dressant son désastre

et lui dans les hauteurs battant des ailes

chassant inhumainement tout l'humain ;

des décombres sanglants sombrent à l'horizon,

dans cette même ivresse dont les crépuscules s'allument

où que se couchent les Hespérides.


*


Ailes rouges nuages bleus qu'importe

ce soir se déploie l'esprit — le ciel s'étant soûlé

tire le rideau dévoilant l'Ailleurs.


Il faut une profonde anesthésie, une sacrée hypnose,

pour voir ces couleurs

que l'âme seule peut totalement contempler.


Soir cru, sans cœur, tout en visions.


*


Ô rivière immobile dans la nuit des coupoles

source pétrifiée, habit brodé d'or, lambeau superbe —

qui luis là-bas comme si tu étais vivante

dans le désert profond du temple, jusqu'à ce que mes yeux

se ferment à jamais, devenant tombeau pour mes visions

des clameurs s'élèveront entre les débris

une fissure de lumière devant moi s'ouvrant m'appelant à l'envahir à me faire fraîcheur,

les mondes alentour éclat éternel et moi brisé j'emporterai toujours un morceau de la terre ferme.


*


Nuit, nuit, ô nuit, sans aucun signe perpétuel —

je vois l'infini d'une illusion d'obscurité,

je vois seulement que je ne sais pas voir,

tout est noir ici — alors que doivent être les gouffres,

au-delà des espaces, au-delà des étendues,

que doit être la terre du châtiment, et les ténèbres —

en cette révocation où me mène la pensée,

dans cette matière glacée, dans ces voiles de néant,

ô guides insaisissables d'un char

tombé à jamais dans les ravins obscurs,

tandis que deux yeux surpris et parfaitement aveugles

fixent l'inexistence.


Nuit, nuit, ô nuit, pleine de signes perpétuels —

je vois l'infini d'une illusion d'éclairs,

je vois seulement ce que je ne sais voir,

tout est plein d'étoiles — alors que doit être l'Eden,

au-delà des espaces, au-delà des étendues,

que doit être la terre de l'extase, et l'érèbe —

en cette soustraction où me mène la pensée,

dans cette porte cachée, ces lueurs de firmament,

ô traces indélébiles d'un océan

étalé à jamais jusqu'au fond de l'inconcevable,

tandis que deux yeux vides et parfaitement troubles

voient se dresser

la splendeur d'un Corps.


*


Même si j'ai désiré, restent des fantômes

même si j'ai touché, restent des plis cachés ;

ô quel voyage secret, quel exil

vers un pays si loin

qu'à peine il existe.


*


Abats sans pitié le vieux géant du monde

enfonce dans sa racine

une chose que tu aimes,

puis t'asseyant sur les débris sanglants

pleure, le cœur déchiré

des larmes de joie.


*


(...) Hauts paysages de l'Ascension, cieux invités à l'éclatant mystère,

je vous ai vus au bout de la soirée à la frontière entre triomphe et déclin.


L'amertume du temps retombait, pénombre mauve, quand du plus lointain de la terre surgit une lumière vespérale,

ou plutôt un vague fantôme de lumière, au-dessus de la ligne des collines et des vignes,

lumière vert-de-gris, sans but ni cause, illumination de bon augure, comme une chambre fermée dont la porte s'ouvrant déverse

une lueur. Et moi qui regardais sans réfléchir, à la vue de mon voisin aux yeux soudain humides je compris qu'une chose profonde avait lieu, soulevant une émotion mêlée de peur, tandis qu'au loin

des troupeaux d'agneaux me rappelaient les cloches d'une vérité naturelle à jamais sacrifiée,

et que devant moi j'apercevais accrochée aux épines un cœur tout rouge la rose

participer à cette heure de crainte, penchée tous pétales ouverts...


Cohortes de Dieu, l'heure finit par venir où par-dessus épreuves et tourments

un doux crépuscule dissipe les brumes de notre vie,

et dans la nuit imminente, ouvre un passage, nous appelant provisoirement

à cela seul, à cela seul que nous méritions de vivre.


(Mihaïl)





cela fait longtemps que les passions m'ont visité

et moi perché dans une pièce pleine de livres

un peu plus haut que les courants traversant la terre

un peu plus bas que les points où les morts s'apaisent

certains jours j'ai soif des sensations les plus abruptes

celles que le cerveau sait découvrir

et je me sens comme un ermite

feuilletant sans cesse des cahiers vides et froids

où tombe sur les feuilles blanches une encre noire amère

et j'ai l'air d'un homme absolu oubliant la tristesse





(l'étoile du berger)


le visage du Christ se détourne

et la chair se change en acier

l'eau en plomb

les nuages en cailloux

le pain à peine touché par la lame

s'éparpille comme la terre, et tous les vains rideaux

de notre vie sont déchirés

s'écroulent

et ce n'est qu'au-dessus du dos

au tournant du temps

que méchamment étincelle une lumière

hasardeuse


l'autre jour j'ai vu la beauté

entrer indifférente

dans une rame —


les gens passaient dans la rue

moroses impénétrables et peut-être fatals


et le chant sort d'un sillon de larmes

ces larmes issues de la pierre du cœur

ou surgies soudain — vague de joie et d'amertume —

quand on pense à la vie

et qu'alentour on voit exister les miracles

sans qu'on le veuille et même sans qu'on le sente

alors des mots jaillissent de notre souffle


(Comédie)





LE BAPTÊME


Comment me suis-je trouvé dans ces forêts

entre les ombres, humaines absences,

elles échappent à la fixité implacable

et m'accompagnent — étant ce qui demeure

quand la mort elle-même est passée

sans fantômes, sans ballets d'esprits

des ombres me suivent rien que des ombres

étrangement bucolique je traverse la rêverie,

des caprices végétaux se ramifient alentour

frissons, déesses des lieux déserts, et les sentiers

s'effacent en arrivant vers les eaux

qui s'élancent abruptes et s'en vont


et je m'arrête au bord de la rivière

paysage de Baptême

tout y est (comme sur une image)

grands buissons noirs, lueurs tombées du ciel,

rochers, cascades, truites et têtards,

et même la colombe (une blanche)

une seule, voletant

et même la voix (celle de mon père)

semble près de se faire entendre

et je ne sais si je suis

celui qui reçoit, qui doit se dévêtir

ou celui qui donne et se doit d'attendre


et je deviens alors mon propre Baptiste

sans mes habits je m'enfonce et j'émerge

au milieu du bassin

j'ai froid, frissonne et déjà ressors

seul aux clairières

où je crois n'avoir plus de nom

destin de qui doit mourir en croix

et je me dis, enfin, je suis une voix qui clame

mais nul après moi ne vient

pourquoi serais-je décapité


j'attaque la montée, léger, attentif

au signe de la montagne

et je suis invisible, imperceptible

telle une fleur, une pierre

ou toute chose que je n'ai plus à nommer.


(En regardant les forêts)


*


Stratis Pascàlis, né en 1958, vit à Athènes. Il a publié huit recueils de poèmes : Anaktorìa (1977), Fouille (1984), Une nuit de l'Hermaphrodite (1989), Cerisiers dans les ténèbres (1991), Fleurs d'eau (1994), Mihaïl (1996), Comédie (1998), En regardant les forêts (2003). C'est aussi l'un des traducteurs grecs les plus réputés. À son tableau de chasse, Racine, Rimbaud, Corneille, Maupassant...

Pascàlis lui-même voit son parcours poétique sous la forme d'une ligne brisée, chaque nouveau recueil s'écartant des précédents. Ce qui est surtout vrai, me semble-t-il, des tout premiers, comme si le poète avait d'abord balisé les frontières de son domaine avant de se rapprocher de son centre.

L'unité cachée de l'œuvre, c'est dans Cerisiers..., sans doute, qu'elle apparaît le plus tôt et le plus fortement. Des poèmes simples d'apparence, narratifs, évoquant les anciennes chroniques ou les contes ; un décor de campagnes profondes, hantées par des forces archaïques, élémentaires, obscures ; des rêves, des visions, des prodiges incertains, des révélations en forme d'énigme, ou alors le silence ; le mystère partout et souvent, à la fin de l'histoire, une soudaine bouffée d'infini.

Chaque poème, y compris dans les recueils suivants, apparaît comme une nouvelle étape tâtonnante, une approche répétée, sous un angle un peu différent, du même secret perdu ou pas encore atteint.

Un poète grec visionnaire de plus, dont l'œil sait voir «le gouffre en jardin déguisé». Une poésie qu'imprègne le sens du sacré — au sens le plus large. Avec ou sans Dieu, on ne sait : le monde que nous explorons là est sans repères : très ancien et hors du temps, universel et intensément grec, ne serait-ce que par ce mélange intime de souvenirs bibliques et païens.

La poésie, pour un Grec, c'est sacré ; mais poésie et sacré en Grèce, étant choses quotidiennes, se promènent sans majuscule : quand Pascàlis lit ses poèmes, il y a dans sa voix une ferveur intense, mais dépouillée de toute emphase — de quoi rendre plus faux et ridicules encore certains déclamateurs français qui parfois bousillent mes traductions. Mais c'est peut-être aussi une question de langue ? Celle que parlent les Grecs, même aujourd'hui, est plus familière que la nôtre, mieux faite pour le plein air que pour le salon, alliant encore avec naturel, comme du temps d'Homère, solennité, simplicité, fraîcheur.


Stratis Pascàlis

Stratis Pascàlis


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