Ioànna Karystiàni


UN COSTUME DANS LA TERRE


1998. Sfakia (Crète). La vendetta n'est pas encore éteinte entre les deux branches de la famille Roussias. Kyriàkos a été envoyé aux Etats-Unis par son père pour lui éviter d'être tué ou d'avoir a tuer ; trente ans plus tard, il rentre au pays, devenu un scientifique de renom. Son père a été tué par un de ses neveux — un autre Kyriàkos — dont il avait tué le frère, Sìfis le jeune chanteur. L'assassin, sorti de prison, s'attend à ce que son cousin homonyme cherche à le tuer.

Sa femme, évoquée ci-dessous, a mal supporté toutes ces épreuves.


Un homme passait à vingt mètres et elle trébuchait, elle s'était foulé l'une ou l'autre cheville une trentaine de fois. Chez elle, l'eau blanche était plus indispensable que le pain.

Tard le soir en été, elle s'installait au bout de la terrasse de la maison inachevée, toutes lumières éteintes, à cause des moustiques, disait-elle pour couper court si une autre femme se montrait curieuse. Mais à ces heures-là les femmes sortaient rarement.

Elle voulait voir les hommes qui rentraient des cafés chez eux, bourrés, l'un à dix heures et demie, l'autre à onze heures ou minuit passé. Elle les voyait de sa cachette et imaginait la suite.

Tant d'années sans amour, son corps lui faisait mal. Mais c'était sa tête surtout qui avait mal, son âme s'efforçait en vain de contenir tous les soucis, cela débordait toujours.

Elle avait supprimé le sommeil depuis sa nuit de noces en 1972. Les treize premières années elle avait défait les draps pour rien, lavé les draps pour rien, son mari était absent. Quand il revint, c'était un paquet de nerfs. Il voulait lui caresser le menton, lui dire merci, et au contraire il la foudroyait du regard, la laissant pétrifiée. Elle, de son côté, qui avait besoin de l'embrasser, de le cajoler, elle lui achetait un pantalon neuf et le cachait dans l'armoire.

Difficile, voire impossible de dire les deux mots tout simples qui les rapprocheraient en douceur.

L'hiver la femme s'occupait des animaux. L'été, si l'on restait dans les vignes jusque très tard, on pouvait la voir marcher vers les Pierres brûlées, à deux kilomètres, portant un bidon jaune.


Aux Pierres brûlées, hameau désert, tout au bout, vivait la Kalogridàki, sa koubàra, témoin à son mariage, quarante-cinq ans passés, qui choisissait de charmantes embrouilles pour se remuer le cœur et s'étourdir la tête. Avant-dernier exemple un certain Stèlios, qui passait devant sa porte matin et soir, criant après ses cent trente chèvres maltaises et alpines, fumant des cigarillos.

— Ciao, mon gars, elle ne manquait jamais de le saluer ainsi.

Il répondait une fois sur trois d'un signe de tête, jambes déchaînées, langue bloquée, un petit jeune mal bâti, âcre comme le coing avant les pluies et frais comme la mirabelle pas mûre.

Mme Kiki Kalogridàki était elle aussi en carafe, plaquée par son époux Bàbis qui des années plus tôt, au pied du Psilorìtis, avait embarqué une chevrette allemande en mini-jupe et depuis ni vu ni connu, alors elle aimait les fruits, les nèfles acides, les olives amères, les amandes vertes, les abricots durs, les mûres à moitié mûres et les hommes avant l'âge du rasoir.

Certains après-midi sans vent elle était prise de rage. Tous se terraient derrière des murs épais pour échapper à la canicule, mais la Kalogridàki, vêtue des habits de Bàbis qui tombaient en lambeaux, se jetait comme une lave en fusion sur les chemins du plateau, lequel ne comptait que deux coins d'ombre, le noyer des Kavis et le chêne vert de Roussias, le bourreau.

Les couleurs autour d'elle, astragales jaunes, ruines grises et ciel tout sauf bleu, éteignaient son désir et la réconciliaient avec sa solitude, encore une femme délaissée dans un lieu délaissé.

Et Stèlios, qu'est-ce qu'il va devenir, pensait-elle, il va forcir, péter devant les gens, tirer sur les panneaux des routes, ne plus chasser les ortolans, mais les filles russes.

Ces dix dernières années elle avait vu partir l'adolescence et le pucelage de Mihalàkis, de Raphaïl, le petit dernier de Zoìtsa, de Panayòtis, adieux sans la consolation d'un au-revoir, manquerait plus qu'il me manque, pensait-elle quand par hasard elle croisait l'un d'eux. Mihalàkis à vingt-deux ans était un cerf devenu bœuf, Raphaïl un rameau changé en bûche et Panayòtis un chevreau virant au bouc.

Et Gueòrgui, l'ultime, l'envoyé de Dieu, produit d'importation, comment échapperait-il au même sort ? Bientôt il perdrait ses dents.

Le seul qui fût resté intact, c'était le petit beau-frère de l'autre, Sìfis, avec son corps de dix-neuf ans pour l'éternité, son regard et ses lèvres de dix-neuf ans, sa voix de velours.

Les deux femmes, la Roussia et la Kalogridàki, la morte et la fêlée, ne mouraient pas d'envie de se voir, elles se rencontraient d'habitude au travail, aux pommes de terre, au charbon de bois, et le Samedi saint pour préparer des kaltsoùnia. Bouche cousue, même quand elles saupoudraient le sésame.



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Un costume dans la terre de Ioànna Karystiàni

(Kastaniotis, 2000)

parution début juin 2004

aux éditions du Seuil.


Du même auteur :

La petite Angleterre

(Seuil, 2002)



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Ce roman est aussi un documentaire. Il donne de la Crète et de la Grèce actuelles un portrait lucide, précis, nuancé, sans folklore et pourtant plein de couleur... On y voit la Grèce d'aujourd'hui s'affronter à celle d'hier, l'ancien pays pauvre et isolé, désormais arrimé à l'Europe, dériver rapidement vers l'Ouest, l'ancienne terre d'émigration accueillir l'immigration à son tour, et les divers Grecs — ceux qui sont restés, ceux qui sont partis — entretenir des rapports difficiles.

Mais Un costume dans la terre va bien au-delà de l'actualité. On y trouvera surtout un récit admirablement construit, où le passé se dévoile peu à peu, une horreur après l'autre ; des situations fortes, universelles — la solitude, la relation d'outre-tombe avec un père terrible, les morts encore si vivants, les vivants parfois tellement morts ; tout cela subtilement mis en scène : ces mêmes prénoms donnés à plusieurs personnages, par exemple, qui ajoutent encore à la confusion, au vertige — Kyriàkos tuant Kyriàkos, ce serait comme se tuer soi-même. Ces haines familiales absurdes sont au bord de la tragédie, mais l'auteur l'esquive avec art, nous baladant sans cesse entre drame et comédie, adhésion et distance. Et ce d'abord par respect de la vérité. Les scènes sont souvent indécises et contradictoires comme la vie, les personnages peuvent inspirer à la fois répulsion et tendresse, admiration et pitié, à l'image du cousin assassin, nabot minable, paumé, bouleversant, qui finira par voler la vedette au grand Kyriàkos l'Américain, héros officiel de l'histoire.

Les consommateurs de Grèce touristique, de best-sellers prédigérés qui voudront lire cette prose risquent de peiner un peu au début : l'écriture de Karystiàni est à Mlle Nothomb (par exemple) ce qu'un vrai fromage est au Babybel. Ici, rien de convenu, de routinier, de plat. Ça bouge. L'information nous touche de façon indirecte ou imprévue, dans les détours de longues phrases échevelées, désinvoltes d'allure, très calculées au fond, toutes en virages et raccourcis, mêlant narration et dialogues, souples, nerveuses, vivantes. Si le lecteur français ne cherche pas à tout comprendre tout de suite, s'il se laisse porter par le flot, il se sentira vite chez lui dans ces pages à la fois si fines et si fortes, comme des dizaines de milliers de Grecs de tous âges et conditions — car Un costume dans la terre, en Grèce, a touché jusqu'au grand public. Le traducteur, quant à lui, parfois mis a rude épreuve, a pourtant jubilé d'un bout à l'autre.



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