MÉDECINES CRÉTOISES


Formules à réciter contre le mauvais œil

et certaines maladies



CONTRE LE MAUVAIS SORT


Je vous salue Saint Jean Saint Georges et toi Saint Pandelèimon

premiers médecins du monde

la très sainte Mère de Dieu à sa porte est sortie

fraîche lavée toute bénie

avec son fuseau d'or sa quenouille d'or

quand est passée l'Ogresse aux gros seins

aux lèvres couleur de vin

la Tracassière

l'Assise de travers

qui a pris sa beauté, pris sa fleur, pris sa force

Le Seigneur Jésus lui dit, Mère, qu'as-tu donc ?

Tu n'as plus ta beauté, plus ta fleur, plus ta force

— Mon fils, à ma porte suis sortie

fraîche lavée toute bénie

avec mon fuseau d'or ma quenouille d'or

quand est passée l'Ogresse aux gros seins

aux lèvres couleurs de vin

la Tracassière

l'Assise de travers

qui a pris ma beauté, pris ma fleur, pris ma force

et nul ne s'est trouvé, baptisé confirmé

nul communiant du Jeudi saint

pour dire un Kyrie eleison

deux Kyrie eleison

trois Kyrie eleison

quatre Kyrie eleison

cinq Kyrie eleison

six Kyrie eleison

sept Kyrie eleison

huit Kyrie eleison

neuf Kyrie eleison

pour mentionner le serviteur de Dieu N.

éloigner le mauvais œil

les mauvais commérages les mauvais pas la possession

du démon toutes les inventions

qu'il aille sur les monts, sur la montagne

sur les cornes du mouflon

et des cornes sur le poil

et du poil sur l'ongle

et de l'ongle au fond de la mer

qu'il se dessèche et disparaisse

et laisse le serviteur de Dieu N.


La récitation de cette formule est considérée comme dangereuse, car elle mentionne l'Ogresse, être particulièrement malfaisant. Pour «lier» l'Ogresse, c'est-à-dire neutraliser sa force, on peut aussi clouer neuf roseaux à une tige d'agave.






CONTRE LE MAUVAIS SORT


Une biche sur la montagne

son petit est né

sitôt né envoûté

sitôt envoûté léché

sitôt léché délivré

(Au milieu du bourg le marchand est passé)

Si l'a envoûté une femme, que sèchent ses deux fruits

Si l'a envoûté un homme, que sèchent ses deux boulettes.






CONTRE LE MAUVAIS SORT


— Où vas-tu, mauvais sort, affreux sort de malheur ?

— Je vais sur les monts, sur la montagne

ôter aux bœufs le joug

aux moutons la clochette

aux bébés le lait de la mère

— Arrête, mauvais sort, affreux sort de malheur !

Descends vers le rivage et la biche sur la plage

où son petit est né

bois son lait

et le serviteur de Dieu N.

laisse-le.






CONTRE LE MAUVAIS SORT


Quand il a pris la route, le mauvais sort

porte-douleur, porte-malheur, commérage de mauvais voisinage

Saint Georges Saint Jean Saint Pandelèimon

l'ont rencontré lui ont parlé

— Où vas-tu mauvais sort

porte-douleur, porte-malheur, commérage de mauvais voisinage ?

— Je vais sur les monts, sur la montagne

dessécher une fille

brûler de fièvre un gars

priver de lait un tout-petit

ôter aux bœufs le joug

aux brebis la clochette

Tirant leurs épieux, l'ont chassé devant eux

— Descends vers le rivage, au milieu de la mer

dans une grotte une biche est cachée

Mange sa viande et bois son sang

et le serviteur de Dieu N.

laisse-le.






POUR LA FLUXION


1.

Le ciel s'est ouvert, la pierre est tombée, a frappé le pré

la fluxion a germé

Fluxion noire, fluxion blanche, fluxion rouge, aux soixante-douze espèces et demie

j'y ai mis la main et le Seigneur a dit,

Ni fleur dehors, ni racine dedans.


2.

La fluxion s'en vient du rivage

Saint Jean Baptiste l'interroge

— Fluxion où vas-tu donc ?

— Je vais me mettre sur les yeux de N.

— Pas sur ses yeux

va sur les monts, sur les montagnes

et trouve une hirondelle et bois son sang.


3.

Un pois chiche

deux pois chiches

trois pois chiches

quatre pois chiches

cinq pois chiches

six pois chiches

sept pois chiches

huit pois chiches

neuf pois chiches

Toutes grillées toutes sèches

sont les courgettes de Jonas

Qu'elle aussi grille et sèche

la fluxion mauvaise

et s'éparpille et disparaisse

et de sa vie ne revienne.






POUR LA FLUXION


Le soleil à l'orient l'eau qui court

le mûrier sauvage

la fluxion s'en va.






POUR LES PLAIES


Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, amen.

Saint Jean Saint Georges et toi Saint Pandelèimon

qui soignes les plaies et chasses les douleurs

Trois bonnes gens s'en vont, sont partis chercher

le Charme de la pierre et du fer et du bois

Le Seigneur Jésus les rencontre

— Où allez-vous bonnes gens ?

— Nous allons chercher

le Charme de la pierre et du fer et du bois

— Venez là Que je vous éclaire

Judas trois fois méchant trois fois maudit

frappa Jésus et le blessa :

plaie sans pus, qui jamais n'empira.






POUR LES PLAIES


Comme quand Jésus du couteau du Juif reçut

plaie sans pus, qui jamais n'empira

que reste sans pus et que jamais n'empire

la plaie du serviteur de Dieu N.


Il convient aussi d'appliquer sur la blessure l'objet qui l'a causée.






POUR LE MAL DES YEUX


Quand s'ouvrit la porte du paradis

et les sept gentils frères sortirent

avec leurs haches d'or, leurs cognées d'or

pour aller sur les monts, sur la montagne

couper le pin le peuplier le cèdre

et dresser le sanctuaire de la Mère de Dieu

et les marches de l'église Saint Jean

fendant taillant

un tout petit copeau sauta dans l'œil du serviteur de Dieu N.

et nul ne s'est trouvé, baptisé confirmé

nul communiant du Jeudi saint

pour prendre un bijou d'argent une tige de blé

et guérir et bénir le serviteur de Dieu N.

Comme a fui le torrent que fuie aussi le sang

comme la vague a fui que fuie le mal des yeux.






POUR L'ÉRÉSIPÈLE


Le 25 décembre est la naissance du Seigneur

ce moment-là et maintenant c'est la même heure

Quatre moinillons dans un champ désert

tous ils boivent tous ils mangent, tous de Dieu chantent les louanges

Le plus jeune il ne boit pas ne mange pas, son Dieu ne chante pas

Le Seigneur Jésus Christ passe et leur dit, Qu'avez-vous ?

Vous buvez vous mangez

mais le plus jeune il ne boit pas ne mange pas, son Dieu ne chante pas

— Seigneur Jésus Christ, toi qui sais tout

les choses cachées, celles qui se voient

sa mère est morte de maligne érésipèle

et nul ne s'est trouvé, baptisé confirmé

nul communiant du Jeudi saint

qui voie le rat en laboureur

la vipère en aiguillon

le grain de sable en graine

et comme nul ne s'est trouvé, baptisé confirmé

nul communiant du Jeudi saint

qui voie le rat en laboureur

la vipère en aiguillon

le grain de sable en graine

alors que la maligne érésipèle

s'en aille du serviteur de Dieu N.

Saint Pandelèimon, premier médecin du monde, qui soignes les blessures et chasses les douleurs.


On peut également frotter l'enflure avec une pommade à base de piment, de miel et de grains de plomb. Mais la pommade est réputée moins efficace que la formule.






POUR LA COLIQUE


Sur la plage sur le sable sont les douze apôtres

tous ils boivent tous ils mangent tous de Dieu chantent les louanges

Le plus jeune il ne boit pas ne mange pas, son Dieu ne chante pas

Le Seigneur vêtu d'or lui dit, Qu'as-tu serviteur de Dieu ?

Tu ne bois pas ne manges pas, ton Dieu ne chantes pas

— Seigneur Jésus, tu vois les choses cachées, pas celles qui se voient ?

Mon ventre me fait mal, la lune m'a saisi

et nul ne s'est trouvé, baptisé confirmé

nul communiant du Jeudi saint

pour prendre de la terre ou du sel ou une cuiller

et soigner la lune mince, la lune ronde, la lune humide

la lune aux sept visages et demi

qu'elle parte de mes entrailles, parte de mon ventre,

parte des soixante-douze veines et demie de mon corps

Comme l'œuf durcit dans la cendre et le pain dans le four

qu'elle aussi durcisse dans le serviteur de Dieu N.


Il faut d'abord jeter sur le linge de l'enfant, qu'on aura laissé dehors toute la nuit jusqu'au lever du soleil, de l'eau bouillie dans une poêle. En cas d'échec, on récite la formule.






POUR LES CAUCHEMARS


Cauchemar quand tu voudras

te poser sur moi

compte les étoiles au ciel

et du citronnier les feuilles

les coups de rames jusqu'au bout de la mer

et le sable poignée par poignée

et quand tu auras tout compté

sur moi viens te poser.






POUR LES FRISSONS DE FIÈVRE


Sur le plateau Saint-Jean

le chien noir descend

Lâchons le chien, lions la fièvre.


Ne pas oublier d'entourer le bras du malade avec un fil de lin ; ou à défaut, de lui poser un bât sur le dos.






CONTRE LES REPTILES VENIMEUX


Saint Georges d'Assi Notre Dame de Prassi

mettez la bride et l'entrave aux créatures du malin

Que serpent et scorpion, vipère et scolopendre

et noire tarentule ne grouillent et ne se tordent sous la dalle

Quand le soleil sera haut de trois échalas

que le vieux attrape sa gaule et la vieille sa quenouille

et que le nourrisson aussi s'en aille à ses occupations.






POUR ARRÊTER LES RATS


Première étoile au ciel chasse devant toi

les rats vivants, ceux qui vivront plus tard

les poilus, les sans poils

qu'ils aillent au bois manger le laurier rose

et le serviteur de Dieu N.

qu'ils n'y touchent pas.






POUR L'ŒDÈME DES ANIMAUX


Le sourd femme sourde avait

sourds les enfants qu'ils faisaient

sourds les parrains les marraines

Que sourde enfin l'eau de l'œdème.






POUR LA RATE


Un vieux un jeune assis

sur la Sainte Table

le vieux taillant des croix

le jeune clouant la rate

Il a douze cognées quinze haches

le jeune se frotte la rate

et le vieux ses deux noisettes.






POUR LE MAL DE VENTRE


Gentil le maître de maison

rusée la ménagère

Elle cuisait un lièvre

a parlé de lentilles

et m'a mis dans la main

du pain et trois olives

mon lit c'est les sarments

mon oreiller la pierre

va-t'en douleur va-t'en

va-t'en douleur de ventre.






POUR LA LOURDEUR D'ESTOMAC


Le compère et la commère

passaient la rivière

La commère s'est troussée

le compère en est choqué

l'eau horrifiée s'enfuit

Que la lourdeur s'enfuie aussi.






POUR LES BOUTONS SUR LE NEZ


Nez, grand nez, haut levé

tu n'es qu'un prétentieux

Nez, grand nez, mal lavé

que ta Grandeur aille se faire pendre ailleurs.






POUR L'ONGLE


Tu es tout creux je t'ai percé à jour

au fond du trou je te fourre.






POUR LES APHTES DES BÉBÉS


D'hier au soir sont les astres

et d'hier au soir les aphtes

Au matin, plus d'astres et plus d'aphtes.


À faire réciter par une tante de l'enfant, qui lui essuie la bouche avec un coin de sa jupe ou du basilic trempé dans du vin.






POUR LES AMYGDALES


L'amygdale avait neuf frères

sur neuf il en resta huit

sur huit il en resta sept

sur sept il en resta six

sur six il en resta cinq

sur cinq il en resta quatre

sur quatre il en resta trois

sur trois il en resta deux

sur deux il en resta un

et puis plus rien.



*


Médecines crétoises

Textes recueillis par Effie Plexousàki

et traduits par Michel Volkovitch

parus en 1987 aux Cahiers du Confluent

d'Yves Bergeret

(recueil épuisé)


Médecines crétoises


*  *  *


Comment faisaient-ils, nos ancêtres, pour chasser mauvais œil et maladies ? Les plantes médicinales ne suffisant pas toujours, on avait recours à la parole. La récitation de certaines formules, où le panthéon chrétien s'associait aux bons vieux rites magiques du paganisme, ont vaillamment combattu le mal pendant des siècles, du moins dans les campagnes.

Les yitiès que voici — tel est leur nom local — ont toutes pour origine la partie orientale de la Crète. Elles ont été collectées au début des années 80, dans quelques villages autour de Ieràpetra, par mon amie ethnologue Effie Plexoussàki, et publiées en 1987 aux Cahiers du Confluent d'Yves Bergeret. Elles viennent d'être rééditées aux éditions Alidades, dans une version revue et enrichie d'une quinzaine de nouvelles formules empruntées aux travaux d'autres chercheurs.

Il existe aussi, naturellement, des formules provoquant le mauvais œil et la maladie, mais pas question de les divulguer ! On ne veut faire de mal à personne. Et puis soyons prudents.

Ces charmes — leur nom savant dans notre langue — appartiennent à la tradition orale. Ils n'ont ni auteur, ni date de naissance connue, et n'ont sans doute jamais cessé d'évoluer. Certains motifs reviennent obstinément, autrement combinés, inlassablement variés, comme si les thérapeutes crétois puisaient tous dans le même grand vivier de mots pour bricoler leurs propres assemblages.

Les maladies concernées ne sont pas les plus terribles : on retrouve avant tout celles de la peau et des yeux, maux les plus fréquents jadis dans ces régions, dit-on.

Pour obtenir son plein effet, toute formule doit être récitée trois fois et suivie d'un signe de croix. En fait, les mots ne suffisent pas : la récitation s'accompagne d'un certain rituel. Que faire, par exemple, quand on se trouve atteint du mauvais œil, malgré les précautions d'usage (porter une amulette, ne pas jeter dehors l'eau de son bain, éviter les femmes de pope) ? Avant de réciter l'invocation qui convient, il faut d'abord identifier le responsable (avec un peu d'huile dans une assiette, ou neuf charbons ardents qu'on plonge dans l'eau).

Le lecteur d'aujourd'hui va sans doute sourire. Fées, ogresses, démons, saints et fantômes, il est vrai, ne hantent pratiquement plus les montagnes crétoises, et les jeteurs de sorts eux-mêmes s'y font rares. Pourtant les yitiès sont encore vivantes aujourd'hui ! Deux précautions valant mieux qu'une, certains villageois et même des citadins, dit-on, renforcent l'effet des antibiotiques par la récitation d'une bonne vieille formule ad hoc. Il paraît même qu'en Crète une infirmière, tout en croyant fermement aux pouvoirs de la médecine moderne, est capable de vous administrer, en plus d'une aspirine, une formule contre le mauvais œil — tant il est vrai qu'à côté du savoir scientifique, il en est un autre, plus secret, propre à une société dont il émane et dont il entretient la cohésion.

Et nous autres ? Pouvons-nous être soignés ainsi ? Non, hélas : le changement de langue, de lieu et de contexte ôte en principe au traitement son efficacité. Ces humbles médecines crétoises sont des plantes qui meurent quand on les transplante.

Elles ont tout de même le pouvoir de donner la migraine au traducteur, étant parfois d'une obscurité extrême, à la mesure de leur étonnante beauté. Elles ont été souvent recueillies auprès de vieillards bredouillants, certains mots (tombés en désuétude, ou déformés ?) sont incompréhensibles, y compris de celui qui les récite. Il faut, à certains endroits, conjecturer.

Autre problème pour le transcripteur et le traducteur : ces textes qui n'ont jamais été écrits, comment les disposer sur le papier ? Les éditions scientifiques en font de la prose, alors que la formule magique ne peut atteindre son but sans le soutien de la magie sonore. Il nous a donc paru naturel d'aller à la ligne pour souligner les rythmes et les assonances, et aussi de faire mieux respirer le texte en supprimant la ponctuation.

Il y a là, pourront dire certains, une initiative déplacée, voire sacrilège, qui transforme en poèmes des textes qui n'en sont pas. Ce serait avoir une conception bien étriquée de la poésie, laquelle n'est pas la propriété privée d'une caste de savants littérateurs, et ne serait pas grand-chose si elle ne savait pas soigner — ou si du moins elle n'était pas portée par une foi déraisonnable et admirable dans le pouvoir des mots. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que «la poésie, c'est bien plus que la poésie» ?

La tradition veut que les yitiès se transmettent d'un sexe à l'autre ; collectées par une femme, traduites par un homme, celles-ci s'adressent donc en priorité aux femmes, et cela tombe bien : deux lecteurs sur trois, aujourd'hui, sont des lectrices...

Que saint Jean, saint Georges et saint Pandeleìmon les protègent !



Médecines crétoises

(recettes contre le mauvais œil et toutes sortes de maux)

Alidades (2011)



*  *  *