L'association L'espace d'un instant, dirigée par Dominique Dolmieu, s'est donné pour mission de faire connaître en France le théâtre des Balkans et du Caucase. Ses éditions viennent de publier en traduction française deux pièces grecques on ne peut plus différentes.
Xènia Kaloyeropoùlou, Ulyssindbad, trad. M.V., L'espace d'un instant, 2004.
L'auteur a été une star du cinéma grec avant de devenir chef de troupe et d'écrire des pièces pour jeune public, autant aimées par les parents que par les enfants. La première, Ulyssindbad, créée en 1981, a connu un succès immense ; traduite en plusieurs langues, elle a été montée en France à Montpellier par le Théâtre des Treize vents.
J'ai traduit deux autres pièces du même auteur, deux petits bijoux : Eliza, librement adaptée d'une pièce élisabéthaine, et Le fils de l'esclave, d'après une légende grecque.
Voici comment Xènia Kaloyeropoùlou décrit son Ulyssindbad :
«Depuis que notre compagnie de théâtre pour enfants existe (cela fait dix ans), mon avis sur ce que doit être un spectacle pour jeune public a souvent changé, et il changera encore. Ces derniers temps, cependant, une image vague mais obsédante s'est formée dans mon esprit : celle d'une pièce pareille aux anciens contes, qui s'adresserait aux grands comme aux petits ; où ce que les enfants ne comprennent pas les amènerait à deviner, à rêver.
«Comme nous avions mis en scène des enfants et leurs problèmes, je souhaitais maintenant montrer des adultes qui luttent, qui souffrent, qui tombent amoureux, qui meurent peut-être. Je cherchais un canevas solide, qui permette un jeu scénique d'une grande liberté, où la magie semble quotidienne et le quotidien magique. Je voulais aussi que cette histoire nous permette d'utiliser des thèmes connus, reconnaissables par les enfants, à côté d'éléments inattendus, de telle sorte que tout paraisse nouveau. Et ce dans un mélange de respect et d'irrespect, à la manière des enfants, qui dès qu'ils maîtrisent une langue, forment leurs propres mots ou même leur propre dialecte.
«C'est en cherchant un sujet que j'ai relu l'Odyssée, avec l'idée d'en faire une adaptation. Mais bloquée par mon respect pour l'œuvre, je n'aboutissais qu'à des versions très scolaires, et j'ai renoncé.
«J'ai lu ensuite les Mille et une nuits, et suis tombée sur Sindbad le marin. Lui aussi rencontre un Cyclope, une Circé et d'autres épreuves, au cours de longs voyages, avant de regagner sa patrie. On retrouve la même histoire, je l'ai appris alors, dans un conte de l'ancienne Egypte.
«Puis j'ai lu tous les contes que j'ai pu trouver, grecs d'abord, puis italiens, français, allemands, chinois, indiens, irlandais, hongrois, russes, etc.
«Peu à peu, toutes ces histoires qui voyagent de pays en pays, changeant de forme, (...) se sont fondues pour moi en une seule. (...) Avec une joie d'enfant et une angoisse d'adulte (ou inversement), je me suis efforcée de donner forme à mon histoire. Ainsi est né Ulyssindbad.»
Yànnis Kòkkos, dans sa préface, écrit :
«Ulyssindbad (...) réalise brillamment le projet d'un théâtre du merveilleux à la fois léger et grave. Mélange des mythes, légendes et contes du monde entier, ce tourbillon d'action, de poésie et de musique est avant tout une célébration du théâtre dans son expression la plus essentielle, la plus directe, la plus magique.»
La traduction, terminée en 1987, a été montée quatorze ans plus tard en 2001. Puis trois ans d'attente encore avant de la voir publiée. Traduire exige autant de patience que de passion.
Pour mon apprentissage dans le domaine du théâtre, je ne pouvais rêver mieux qu'Ulyssindbad. D'abord, on y affronte une série de problèmes techniques ardus mais amusants : paroles de chansons (qu'il ne s'agit pas, horreur ! de traduire en prose), langues imaginaires, jeux verbaux divers — on pourrait presque dire que le langage est l'un des personnages de la pièce. Ensuite, l'auteure a été d'une exigence extrême, relisant tout avec minutie, me poussant à soigner le moindre effet, à donner le meilleur de moi-même — et ce sans que jamais je me sente brimé, tant nous avions, elle et moi, le même but : non pas un mot-à-mot précis et sec, mais le mouvement de la vie. Tout ce que j'ai appris avec Xènia Kaloyeropoùlou, est-il besoin de le dire, m'a bien servi ailleurs : je ne connais pas d'écriture qui ne soit pas, plus ou moins, théâtrale...
Yòrgos Maniòtis, Le trou du péché, trad. M.V., L'espace d'un instant, 2004.
Athènes, la nuit. Le chantier où s'active une bande de travelos est pris d'assaut par les défenseurs de la vertu, pope en tête, sous l'œil obscène des caméras de télévision.
Cri de rage contre une société coincée, plaidoyer contre les intolérances, farce énorme et cauchemar, délirant, explosif, provocateur, Le trou du péché date de 1979. Yòrgos Maniòtis, l'un des grands noms du théâtre grec actuel, y manie l'outrance et l'humour noir avec la délectation virtuose d'un petit-neveu d'Aristophane ou d'un cousin d'Almodovar première manière.
L'impression de vie intense que l'ensemble dégage — malgré une action assez mince — vient en grande partie d'un maniement pyrotechnique de la parole. Le trou du péché est un festival d'injures, l'un des plus impressionnants de l'histoire du théâtre, jouant tantôt sur l'invention cocasse (la langue est ici d'une belle richesse), tantôt sur la tradition et la répétition. Ce qui, joint aux ponctuations obsessionnelles des rires et aux échos de situations, finit par produire, au second plan, un effet de basse continue hypnotique évoquant certaines musiques répétitives.
Le traducteur se trouve confronté ici à l'éternel problème du français face au grec : reproduire les divers niveaux de langue, avec pour extrêmes l'argot poissard des travelos et la langue savante ampoulée du pope. Mais la partie la plus délicate — la plus jouissive aussi — de mon travail a été (comme d'habitude) rythmique : il s'agissait, en chorégraphiant ce ballet d'insultes, de maintenir l'équilibre entre variation et ressassement que l'auteur avait mis en place avec une précision toute musicale.