Yòrgos Ioànnou


DOULEUR DU VENDREDI SAINT



Le hasard n'y était pour rien si là où je marchais, dans la forêt des hôtels, je ne voyais pas d'hôtel devant moi, malgré tout le chemin que j'avais fait à pied depuis la gare vers la place Omònia, laissant ma valise à la consigne afin d'être libre, disponible en attendant le grand, l'indéfinissable événement que je sens rôder toujours autour de moi, et aussi pour me rappeler dans les détails ces lieux affreux, où par milliers des hommes ont souffert mort et martyre, et où je rôdais moi aussi étant soldat, montant et descendant des escaliers de bois grinçants pour jeter un coup d'œil à des vieilles portes, à des bistrots et voir si certaines personnes y servaient encore, et dérouler comme un tapis lavé dans un cours d'eau mon impatience de provincial, dans ce couloir aux taches indélébiles qui partant du Centre d'accueil aux soldats se traîne, à la lumière du jour encore, de mur en mur derrière les bus et les camions, gravit la rue Saint-Constantin et reprend souffle, dans l'air empoisonné, au grand Théâtre. Ville immense, malheurs infinis.

J'étais fatigué jusqu'à la moelle, une fois de plus n'ayant pas dormi, entouré par les exhalaisons génitales qui semblaient sourdre avec les vapeurs du chauffage sous la banquette du wagon, tandis que tourbillonnait une foule d'êtres en rapport, que les trains comme chacun sait affectionnent, passant et repassant, tournant la tête, paradant, avec ces façons douces de vous pousser, les regards sombres, les demi-mots à voix basse, les diverses invites, et c'est rarement qu'on distinguait des personnes décidées, fermées sur leur solitude, préoccupées seulement du voyage et d'elles-mêmes. La province déchaîne les instincts, mais ne les guérit pas. Le train est une fête. Et aussi : même les mains les plus dures, quand l'amour les enflamme, vous poussent avec douceur.

Faisant halte face au Théâtre, où l'on jouait L'annonce faite à Marie de Paul Claudel, à qui la foi fut révélée d'un coup, il se forma une phrase en moi, «Je suis la servante du Seigneur, qu'il soit fait de moi selon ta parole», et aussitôt mes yeux s'ouvrirent et devant moi resplendit l'enseigne d'un vieil hôtel, humble d'aspect — il a changé depuis — et dont le nom évoquait notre pieuse province. Qu'est-ce que ça monte, sacrée Athènes, pensai-je en passant. Si maintenant je me fais écraser, ma valise va rester à la consigne. Et aussi : la mort, au calendrier, touche à la conception plus qu'à la naissance.

J'entrai sur-le-champ, suivant la parole de mon Seigneur à moi, mais jugeant par le couloir de l'état lamentable du lieu, qui rappelait nos auberges du siècle dernier — c'est tout dire —, au lieu de «une chambre» je chuchotai, presque sans voix, «un lit», car je voulais dormir et passer le temps, et vers le soir quand j'ouvrirais les yeux, j'irais trouver mieux. On m'introduisit dans une chambre — qui avait dû être un salon — où je vis quatre lits ; on m'en montra un qui était fait, le moins bien placé, d'où je conclus que les trois autres étaient pris ; leurs occupants vaquaient à leurs affaires Dieu sait où, mais en bons provinciaux ils viendraient eux aussi tantôt pour la sieste. Et aussitôt je m'endormis. Sûr, ils viendraient. Me réveillant l'après-midi, plutôt apaisé, je trouvai la chambre moins lamentable que ne me l'avaient laissé croire mes nerfs trop tendus ; je vis aussi à deux lits de moi un jeune homme amaigri, maussade, et un instant je crus que j'étais dans une infirmerie ; et je dis au jeune homme, comment tu t'appelles, et lui avec un drôle d'accent me dit «Luc», l'air lointain ; et toi comment tu t'appelles, dis-je au deuxième, dont le lit touchait la porte de la pièce voisine, et tout resplendissait autour de lui, ce qui d'ailleurs me tira de mes visions d'hôpital ou d'hospice, et il me répondit, «moi, Pierre». Tout ça me rappelle quelque chose, pensai-je, et j'ajoutai, sans aucune intention de mentir, «Mathieu» en désignant ma personne. C'était mon nom à ce moment-là. Et pendant la conversation, qui de plus en plus s'animait, j'appris que le jeune maigrichon était d'origine grecque, des régions du sud bien sûr ; ici il avait faim, il souffrait, il vendait son sang à la Croix-Rouge et mettait des journaux sous sa chemise, car à Pâques cette année-là il faisait froid, il pleuvait, un vrai Noël. Et le second, qui semblait resplendir, ancien sous-officier, chassé de l'armée et du lit conjugal, venu de Thrace, brun de poil et de peau, je ne lui demandai même pas pourquoi on l'avait chassé, les histoires d'armée ne me disaient rien, d'ailleurs ses propos me semblaient décousus, il nous parlait seulement de sa femme, qui s'était révélée nymphomane, quelque chose dans ce goût-là — ma parole, où vont-ils les chercher — et alors qu'il la contentait cinq fois par vingt-quatre heures — il comptait en pliant pudiquement les doigts —, elle, un beau matin, l'avait chassé, elle l'avait même traité de pédé, mais lui l'autre jour avait monté l'escalier de l'hôtel où elle était, et ouvrant soudain la porte et la trouvant en pleine action, «allez-y les petits !» avait-il crié, avant de fermer la porte en ricanant ; une autre fois il aurait des témoins, qui lui feraient gagner facilement le divorce, et pourtant il avait beau dire, on voyait bien qu'il lui restait fidèle, il ne l'avait pas reniée, ce Pierre-là, il l'aimait encore, et cette femme aussi devait l'aimer, elle qui n'était pas seulement nymphomane, mais qui crevait de faim, ce n'était pas un petit mignon comme ça sans expérience qui pouvait l'entretenir. Ainsi sont amenées à la prostitution, hélas! «aux jours où nous vivons, mes bien chers frères», bien des femmes peut-être parmi celles qui faisaient les cent pas devant notre hôtel, se chamaillant avec les popes et les sacristains, mais aussi devant le Théâtre national, sur le trottoir duquel des jeunes gens parfaitement virils, devenus maintenant pères de famille, ou peut-être grands-pères, montaient la garde et nous glissaient, tandis que fièrement nous passions, des petits papiers imprimés ou même des cartes de visite avec des adresses de femmes et le téléphone, mais c'était le Vendredi saint, le jour où précisément elles cessent le travail et partent dans leurs villages ou leurs maisons honnêtes, ce jour-là et le 15 août aussi, fête de la Vierge, et c'est émouvant, on voit qu'elles ont la nostalgie, ou du moins le souvenir de la virginité, laissant sur la porte à côté de leur nom (de deux syllabes comme il se doit) l'écriteau prêt depuis longtemps, calligraphié par un client artiste, «Après Pâques», bien des femmes peut-être, dis-je, en sont arrivées là, même si ce n'est pas la seule raison, je ne veux pas croire les socialistes, le plaisir joue un grand rôle, un rôle inimaginable. C'est un fléau que la beauté. Et encore : enfants beaux et très purs...

Bientôt les haut-parleurs commencèrent et l'armée arriva, garde d'honneur, fanfare, et plus question dès lors de changer d'hôtel, d'aller me faire suer dans un trou merdique : on aurait une belle vue sur la procession, on se raconterait sûrement des histoires, et tard le soir viendrait l'absent, un photographe des rues avec son flash et tout son bazar, qui en ce moment allait d'une procession à l'autre en les photographiant, ainsi que les dames et les jeunes filles qui de leurs mains ferventes avaient tout décoré. Les porteuses de parfums virent un ange debout près du tombeau, et il dit : les parfums conviennent aux mortels, mais le Christ est autre et nulle corruption ne l'atteint.

Mais en sortant de l'église la procession obliqua et s'enfonça dans les rues dont j'ai parlé, aux rez-de-chaussée fermés, aux lupanars pleins d'encens, et c'est à peine si nous la vîmes, d'ailleurs au début c'est toujours la pagaille, avant qu'elle ne s'organise, trouvant sa voix et son allure, ses émanations de mort parfumée, atteignant son apogée à la dernière station, quand chacun désormais sait son rôle et l'exécute à la perfection, si bien qu'il faudra toute une année pour que l'impression s'évanouisse. Nous entendîmes alors les premières notes s'éloigner et ce fut la seule fois peut-être où notre cœur se serra, de rester ainsi loin de la foule et de la cohue, car notre place était là-bas, nous aurions pu marcher nous aussi à sa suite, soulevant une poussière grise, mais tout en méditant là-dessus nous prîmes nos places à la fenêtre en attendant qu'elle revienne, dans sa splendeur, à son tombeau de pierre. Et quand la circulation fut paralysée, que les petits enfants allèrent devant, qu'on alluma des cierges dans les étages, nous nous préparâmes nous aussi à jouir du spectacle dans l'ombre de la chambre à coucher. Devant nous, au passage, la chorale psalmodiait les chants de louange, des écolières aux voix insouciantes, pareilles à leur écriture, marchant du pas faussement fatigué des soldats, à la flexion imperceptible, alors que ceux-ci, baïonnette au fusil, beaux et sombres, s'avançaient débordants de jeunesse, exaltés, à cause de sa récente flagellation sans doute, louchant sur les trottoirs où tant de fois ils avaient marchandé leur corps et leur semence, et à leurs côtés des rangées d'écolières, leurs tabliers de satin noir bien lisses, le col blanc, un panier rempli de pétales de roses contre la poitrine, sans doute afin d'y reposer les seins palpitants qu'elles apportaient en offrande à celui qui était mort «frappé à l'instar du pélican», avec son nez gigantesque, et plus loin les popes dans leurs grands atours, tenant des guirlandes de fleurs mauves à peine visibles, en harmonie avec les bérets verts des soldats, et sous lesquels psalmodiaient distraitement les écolières — ces choses, bien sûr, les nantis de l'amour ne les voient guère —, et après, l'écoulement de la foule avec les cierges allumés, tous les amis et les parents, les maîtres qu'on avait eus autrefois, dans toute leur gloire et leur beauté, leurs têtes à présent disparues renversées en arrière, absorbés dans leurs chants de louange, bien qu'il n'y soit question que d'anges, et tout cela coulant comme un fleuve muet, aux effluves mêlés, godillots, vêtements kaki — ceux de l'hiver encore, pleins de sel et d'odeurs — et l'encens si délicat, venu des cités de la solitude, les parfums des femmes, les violettes et les acacias de la place, en fleurs, en grappes serrées, et le sous-off de vous souffler dans la nuque son haleine brûlante, qui à elle seule exprimait la pureté de son âme, lui qui brûlait tout entier, qui embaumait, mais sans avoir conscience de sa propre splendeur, et heureusement, car s'il l'avait sentie, depuis longtemps il serait hors d'atteinte, suivant la procession, resplendissant et seul derrière le Christ et les écolières, et celles-ci, le voyant seul et apprenant son histoire, c'est à lui qu'elles voudraient offrir les dons posés dans les paniers pleins de pétales de roses, qu'il y frotte sa joue orpheline, qu'il y tète, mais heureusement ces garçons ont l'humilité dans l'âme, ce qu'ils veulent souvent c'est s'enfermer, comme quand ils s'enfermaient dans la grange au village pour y jouer pendant des heures, ou quand ils s'enfonçaient dans la forêt entre les branches. Et là ils adoraient ensemble, tous ceux du même âge, le dieu Pan et son cortège de satyres. La nature de même que la nuit est chargée d'amour. Et encore, selon Grégoire le théologien : «Doux sont les clous, même les plus douloureux».

Et voilà que dans cette cohue nous entendons des pas, des bruits de clefs dans la chambre à côté, le maréchal des logis colle son œil à la porte où s'appuyait son lit et annonce : «Des amoureux, on va mater !» Entre-temps la procession montait les marches en marbre de la plus froide église du pays, et les gens tout autour s'écartaient, seules quelques vieilles suivaient, allant veiller le Christ à présent mort en son catafalque, et le couple commença de se dévêtir, et nos eûmes le souffle coupé, une mélancolie profonde nous saisit, tandis qu'à travers les fentes on voyait son corps merveilleux, mais aussi celui de la fille, ébloui, ces seins splendides et leur large auréole mauve, la tête brune posée sur eux, et puis les yeux éteints, comme ceux du merle étranglé dans un lacet. Alors l'homme s'étendit sur le drap grisâtre de l'hôtel qui aussitôt devint tout blanc, resplendissant, et nous étudiâmes attentivement son corps et toutes ses lignes de force, pareil aux images du Christ à la procession, mais les hommes en ce temps-là étaient tous forts, car ils travaillaient de leur corps, et peut-être, étant si courante, la virilité n'avait-elle pas encore de valeur esthétique, pour eux d'ailleurs elle n'en a guère, même aujourd'hui, et elle agenouillée se mit à l'embrasser sur la poitrine et même sur les seins, suivant le sillon qui aboutit là, et nous chuchotions mais où va-t-elle donc, mais elle n'allait nulle part, elle ne posa même pas la main sur le beau cierge d'amour qui du coup resta impassible. Cette variété qu'offrent les seins, depuis ma petite enfance je m'y attachais, quand dans les parcs et les salles d'attente les mères sortaient la mamelle pour allaiter leurs bébés, dans l'attitude de la Vierge à l'Enfant, et que je voyais les couleurs prises par ces auréoles, ce halo tout autour du téton, et j'avoue que je préférais les mauves ou les brunes, si possible un peu granuleuses, alors que les blanchâtres, les blondes ou les roses, je l'avoue, très peu pour moi. Malgré tout je prie toujours agenouillé devant les organes d'où émane la vie, quand ils en sont dignes bien sûr, chose tout à fait rare de nos jours. Et quant au jeune homme à la toison si bien répartie, abondante et luisante, aux yeux fermés, il se mit à pleurer doucement, se cachant le visage, et elle s'allongea sur lui, le recouvrit de ses cheveux, elle l'embrassait, on l'entendait qui répétait «qu'est-ce que tu as, mais qu'est-ce que tu as ?». Puis quand elle fut lassée de le questionner, cessant tout effort, elle se blottit au creux de son aisselle. Au même instant des éclairs inondèrent la chambre, et moi je retombai sur mon lit ; c'était le photographe enfin rentré de ses tournées, il avait voulu nous faire peur avec ses flashes ; «je vais vous prendre en caleçon», disait-il, et il ne s'étonna même pas de mon visage inconnu ; moi aussi je lui trouvai un air familier, un gars bien bâti, énergique, sans rien d'érotique, à la différence du Thrace, et même plutôt blond, l'air pressé, les jambes fatiguées, le corps dur, les chaussettes sûrement sales et trempées de sueur après tant de courses. «Ce doit être Michel, me dis-je. Ils sont tous réunis ce soir pour veiller le Maître.» Et aussitôt j'eus terriblement peur pour moi-même. Les choses ne sont pas telles que nous le pensons. Quelque chose conduit toujours nos pas. Et enfin : le croyant vit dans le monde invisible.

Et nous nous écartâmes des trous de la porte. Le sous-off resta seul comme pour monter la garde, alors que dans l'église autour du Christ il n'y avait plus de soldats, rien que des femmes et surtout des vieilles, de celles qui peu à peu se pétrifient, c'est pourquoi elles s'intéressent à la mort personnellement, et sont plus que toute autre garde effrayantes. Au milieu des cierges qui avaient enfumé l'église, le catafalque apparaissait vaguement, comme on peut voir, la nuit dans la maison d'en face où l'on veille un mort, le cercueil laissé dans la pénombre derrière des rideaux de tulle pareils à des chemises de nuit transparentes, et le catafalque lourd de fleurs, et cela suffisait à nous rafraîchir, car nous venions tous de la province où nous avions des familles délicieuses et des souvenirs de toute une vie errant parmi les arbres et les jardins, que pourtant nous voulions écarter, comme des rideaux, pour nous unir aux images de la capitale, car l'âme du jeune homme est assoiffée, quand le tourmentent ses parties honteuses, et dans sa fièvre il s'imagine poète ou même philosophe. Entre-temps les enseignes clignotantes s'éteignirent, il fit plus sombre encore dans la chambre, les deux autres, Luc et Michel, se mirent à ronfler doucement, et moi tendant l'oreille aux mugissements du sommier je faisais celui qui dort, comme si j'étais parti pour une deuxième nuit en wagon, et j'essayais d'amener ma maison ici, maintenant, de voir comment allaient les miens, ce qu'ils faisaient, mais tout était si différent ici, grandiose et hors du commun, que l'autre vie n'avait pas sa place et devenait inconcevable, avec toutes ses répétitions, ces millions d'heures écoulées, identiques. Et je vis peu à peu le sous-off se dévêtir, comme se dévêt dignement celui qui va se mettre au lit tandis que le regardent avidement des yeux dilatés par le désir ; je le vis se dresser tout droit sur mon lit, mettant l'œil à une fente plus élevée, me marchant dessus pour l'atteindre, son énorme dard tout dressé, puis, baigné de reflets tremblants, veiller comme la sentinelle mitraillette au poing au-dessus du couple endormi. Par instants il me sembla voir une espèce de flamme là-haut, comme quand on représente, surmonté d'une flamme torsadée, le truc des satyres sur les vases les plus antiques, en ce temps-là où l'on croyait encore à la lumière divine originelle, qui servait pour allumer les thyrses, et aussi nos cierges autrefois, la nuit de la Résurrection. Le matin cependant, à l'heure où dans l'église les rumeurs de résurrection foisonnent, où les plaintes se font douces, impatientes, «Montre-nous, montre-nous donc Seigneur, comme tu l'annonces, la Résurrection», nous fûmes réveillés par les bourrades du sous-off, dans sa splendeur, comme un jeune soleil invincible, qui nous appelait pour voir l'autre résurrection, celle du couple aux corps si souples entrelacés, qui se tordait sur son sommier à ressorts. Et il rayonnait maintenant, le brave sous-off, comme si c'était une victoire personnelle, une chose qu'il avait lui-même provoquée ; quant au gars de l'étranger, crevé, c'est à peine s'il remua, et le photographe se retourna dans son lit en marmonnant une vague plaisanterie. D'ailleurs, comme le dit Marc aussi, dans les cieux il n'est point d'époux ni d'épouses, mais nous sommes tous comme des anges du Seigneur. Et encore, une telle peur frappa les assistants, qu'on les aurait crus morts. Et enfin, quelle différence entre la Croix-Rouge et la Sainte Croix ?

Et nous fûmes seuls à nous réjouir, le sous-off et moi, illuminés, comme les porteuses de parfums, d'avoir vu les premiers la Résurrection ; et c'était bien mérité, nous avions passé la nuit dans la fièvre, purs et sans souillure, et après nous allâmes à l'église nous incliner nous aussi devant le Christ et l'embrasser sur les lignes de force, en plusieurs points de la poitrine et vers le ventre plus bas. Des fentes pour surveiller les saints mystères dans la chambre à côté.


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L'ÉCLIPSE TOTALE


Nous habitions dans la montagne, quand survint la fameuse éclipse.

Beaucoup de gens avaient entamé l'ascension dès l'aube, j'entends toujours leurs pas depuis longtemps effacés, les trébuchements, les halètements dans le petit jour. Sur les éboulis de la montée, les conversations matinales à voix basse. On eût dit qu'ils craignaient, ces étrangers, de réveiller quelque chose d'endormi, de nous troubler, de faire entendre leurs paroles dans l'immensité de la nature. Seuls, par moments, un petit rire, un soupir, chauds de désir peut-être, tandis qu'ils s'aidaient à monter, empoignant en divers endroits le corps de l'autre. Et soupirant.

Ce qu'ils s'apprêtaient aussi à empoigner, selon toute vraisemblance, pendant l'éclipse dans l'obscurité, c'était le mât de mai, puisqu'elle tombait le premier mai, cette grande éclipse totale, dont les journaux parlaient depuis longtemps : elle se produirait tôt le matin, peu après le lever du soleil, c'était une chose rare, nul ne pouvait espérer la revoir ; on recommandait de se munir de lunettes noires ou de verres fumés, puisqu'en la regardant «à l'œil nu», surtout dans la mince tranche qui reste toujours en dehors de l'éclipse la plus parfaite, comme dans le plus étroit accouplement, on rencontre, semble-t-il, toute l'énergie solaire concentrée et la flamme et c'est très dangereux, excitant, comme l'est pour les yeux l'oxygène qui brûle pendant la soudure, surtout quand l'effectuent des soudeurs à demi — ou même, pourquoi pas, totalement — nus.

Un peu plus tard, tandis que montaient vers nous des chansons calmes et douces, nous berçant dans notre sommeil de mousseline, nous nous retournions de bonheur dans notre lit, nous qui vivions là-haut dans un tel isolement, voulant terminer notre maison, que nous prêtions l'oreille non à quelque bruit, mais au silence, au bourdonnement des insectes, aux hurlements des bêtes sauvages tard dans la nuit près de la rivière, au passage du vent dans chacune des branches, mais aussi au coup de hache de la foudre juste après l'éclair. Ah, si nous avions eu tous les jours un premier mai, tous les jours une éclipse, que les gens se hissent jusqu'à nous, qu'on entende leurs conversations, leurs souffles, leurs pas — qu'il n'y ait plus rien à craindre.

Je me souviens de tout cela, tout est à présent niché au fond de moi, comme on dit, mais je ne sais plus très bien si j'ai connu ces bonheurs dans l'enfance ou dans une seconde jeunesse, et bien qu'ici je dise «nous», pensant que les autres ont dû trouver à ces moments la même obscure fraîcheur, je n'ai plus personne pour me le confirmer. La vie humaine est immense, incroyablement belle et immense, on peut y amasser bien des choses, quand on dispose en soi de cachettes profondes.

Nous ne sommes pas allés plus haut dans la montagne avec ceux que nous entendions, cela nous était interdit. Nous ne devions pas nous montrer, nous disait-on, à tous ces gens de passage, ces étrangers, ou manger, ou parler, ou simplement être allongé sous leurs yeux, quand nous pouvions faire tout cela juste à côté, dans notre maison. D'ailleurs, cela n'a rien d'extraordinaire, une éclipse, nous en verrions des centaines dans notre vie, et tous ceux qui montaient le savaient : s'ils feignaient l'étonnement, l'enthousiasme, c'était pour justifier leurs petites combines.

Et comme nous nous retournions, tels des agneaux dodus à la broche, sur notre matelas plein de fleurs printanières qui nous chatouillaient partout, comme dans les cercueils, ou dans ces étreintes velues le matin quand les membres dressés se posent, presque brûlants, sur notre sommeil embaumé qui se retourne de bonheur, au bruit des rires, des hurlements d'admiration que provoquait le début du phénomène céleste, ouvrant les yeux à cause du froid qui régnait, nous décidâmes de nous couvrir plus encore, ce qui accrut notre plaisir, et de ne pas voir ne nous causa nul chagrin, au contraire, nous étions satisfaits, comme de bons maîtres de maison, devant la joie de nos étrangers, leur enthousiasme. Tant ce phénomène était le nôtre.

Plus tard, cependant, nous eûmes le cœur serré à la vue du hameau. Des maisons jaunasses, une pénombre blême, fumeuse, dont on cherchait à sentir l'odeur, mais qui ne sentait même pas — tout ce lieu qui sous sa lumière habituelle, avec ses arbres et ses oiseaux, paraissait bien plein, semblait désormais vide et près de disparaître. Alors, sur cette image, nous remontâmes nos couvertures.

Bientôt les gens se mirent à redescendre, en chantant de nouveau, bien sûr, mais il n'y avait plus dans leurs chants la même douceur, et dans leurs voix plus la moindre espérance, on voyait bien qu'ils ne repartaient pas chargés de fleurs, mais de pensées profondes, qui leur sortaient du crâne en bouquets de fleurs des champs, aux longues tiges, sautant au rythme de leurs pas désaccordés, des brassées de fleurs que l'on croyait voir, car à l'époque nous pouvions tout voir, sans doute parce que ces gens-là devaient plus vite que nous se métamorphoser en fleurs et en plantes, ce que d'ailleurs nous ferons tous, car le tapis roulant ne cesse de glisser vers l'abîme, et c'est ainsi que les enfants d'aujourd'hui sans aucun doute nous voient. Cependant, comme l'indiquaient les phonographes qu'on entendait, certains étaient restés sur la montagne, dans les ravines surtout, les creux.

C'est alors que passa chez nous, toute exaltée, la vieille fille cinglée qui avait des visions. Elle était montée du fin fond de la ville pour voir l'éclipse, croyant se trouver là devant un signe divin, un miracle immense, lourd de sens. Laissant chez elle, plongées dans un sommeil virginal, ses deux sœurs qui ne se doutaient de rien, et munie du morceau de verre fumé la veille, elle avait attaqué l'ascension, Dieu sait à quelle heure, vers l'effrayant phénomène et peut-être la fin du monde, qu'au fond d'elle-même elle souhaitait, sûrement.

Elle parlait du soleil et de la lune comme si c'étaient des corps énormes dans l'espace. Elle les avait vus se faire la guerre, l'un frappant à coups de lance et l'autre le repoussant, puis le plus obscur avait tout recouvert de son ombre. L'autre bouillonnait, se tordait, prêt à se briser sous le poids. Peu à peu l'ombre s'était retirée, mais il restait les traces des coups de lance. La vieille l'avait vu dans le verre fumé ; «le noir, c'est l'homme», criait-elle. «Le soleil, c'est l'homme», répondîmes-nous. «Ça se voit rien qu'à son nom.» «Qu'est-ce que vous en savez», dit-elle avec hauteur.

Je pense à présent — trop tard — qu'elle avait raison. Et naturellement il ne m'est guère facile de le reconnaître, chacun sait bien pourquoi. Toutes les fois que j'ai assisté, ou plutôt que j'ai joué dans mon lit à l'éclipse, sur les fleurs écrasées désormais, j'ai constaté qu'arrive un moment où la pleine lune, ou le disque du soleil aussi bien, est couvert, totalement caché, par ce voile obscur, incroyablement voluptueux. Et bien qu'il ne soit plus temps de plaisanter, je ne peux m'empêcher de rappeler comment le peuple exprime cela, joliment, simplement, par cette inimitable formule : «Quand un cul apparaît, un autre se prépare».

Ensuite, ce fut le tour des volets. Il fit plus sombre, peut-être, ou alors ils se fermèrent tout seuls.

J'entends seulement sa voix — des bribes. Elle nous racontait un rêve qu'elle faisait souvent. Trois statues de femmes dans un jardin. Soudain, vent violent, roulements de tonnerre, une ombre. Les statues, quand l'ombre les recouvrait, remuaient un peu, comme vivantes. Mais quand la lumière l'emportait et chassait l'ombre, les statues immobiles souriaient dans le jardin. «Les trois statues, c'est nous, mes deux sœurs et moi, déclara-t-elle. L'ombre, c'est l'homme, quand il nous recouvre on reprend vie.»

Je la vis se diriger vers la montagne, mais ne dis rien.

Le soir elle reparut toute froissée, pleurnichante. Cinq malabars l'avaient retenue toute la journée dans une ravine. Ils lui avaient fait le coup de l'éclipse. «Comment je vais me présenter devant mes sœurs ?» disait-elle, comme un général qui a trahi son armée. Il ne lui vint même pas l'idée d'inventer une vague histoire pour endormir leurs soupçons.

Et non seulement elle retourna auprès de ses sœurs, mais bientôt elle les mit au travail elles aussi. Je les voyais arpenter l'avenue Egnatìa tous les soirs... Elles s'attaquaient même régulièrement à moi, me clignaient de l'œil, comment auraient-elles pu imaginer... Les petits grandissent et les grands se déchaînent.

Seulement voilà, de temps en temps l'aînée sortait soudain de son sac un verre fumé pour regarder à travers lui les passants. Le verre coupant provoquait, naturellement, le trouble et l'effroi dans la foule.

Plus tard, les deux plus jeunes furent seules à déambuler, l'aînée devait être enfermée quelque part. Jusqu'au jour où elles aussi disparurent. Si ça se trouve, elles sont mortes ...


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LES SERPENTS D'EAU


Nous nous sommes installés dans ce lointain faubourg quand j'avais huit ans. Ce lieu dans ma mémoire, désormais, est comme un nuage blanc sous une couche nuageuse lourde et sombre. Je n'avais jamais vécu dans un endroit pareil, ville et village en même temps, mais je ne fus pas long à m'y faire, au point qu'il m'a toujours semblé bien le connaître. Tout au fond de moi, je croyais avoir déjà vu tout cela. Quand je vis et sentis les fleurs de mûrier pour la première fois, quelque chose en moi se mit à remuer. Les fleurs de mûrier ont un parfum subtil, qui ne s'oublie jamais. Bientôt, apercevant des vers à soie chez des gens, je compris que c'était là ce que je cherchais à me rappeler auparavant. Mais je n'avais jamais vu de vers à soie jusqu'alors, il n'y en avait pas chez nous, dans notre entourage non plus.

Mon âge et l'isolement du faubourg favorisaient les amitiés intimes. Je vois de loin, de temps à autre, l'ami de ces années-là. Il est invalide de guerre à présent, il a son kiosque à journaux, une voiture. Plus une femme et des enfants, naturellement. Je ne l'avais pas revu depuis des années, presque depuis l'enfance, lorsque soudain je le vis tout nu devant moi, tandis que nous passions le conseil de révision. Me sentant pincé dans les parties charnues, je me retournai, scandalisé. Il se tordait de rire, il était superbe, et malgré le ridicule de la chose nous échangeâmes une chaleureuse poignée de mains. Je saisis l'occasion pour jeter un coup d'œil à la longue file de jeunes gens, maussades et dévêtus, qui attendaient patiemment d'être examinés par la très savante Commission galonnée d'or. Je ne vis pas grand chose, mais je pus voir l'éclat de cet âge-là, sa splendeur soyeuse, qui désormais n'existe plus. «Tu te souviens de ce qu'on se racontait ?» lui dis-je en souriant, montrant son corps. Car nous parlions sans cesse de ces choses-là dans nos grandes balades solitaires. Tout ce que surprenaient les yeux de chacun, ou les oreilles, nous le mettions dans la cagnotte commune, complétant ainsi par des versements quotidiens l'image secrète que nous avions de nos aînés. Ce qui nous impressionnait surtout, c'étaient leurs parties velues et sombres. «Tu crois qu'on va rester comme ça ?» disions-nous, inquiets, en nous regardant. Au conseil de révision nous n'eûmes pas le temps de chuchoter davantage, notre tour arriva. Quand je le revis longtemps plus tard, il n'avait plus qu'une jambe, la gauche. La droite était en bois. Emportée par une mine bien placée. Ce qui n'empêchait pas cet homme de resplendir. Aujourd'hui il est moche à faire peur. C'est ce que je dis parfois à des jeunes très mignons, qui s'y croient : «Regardez les vieux : ils sont presque tous moches. Mais ne croyez pas qu'ils l'aient toujours été. Parmi eux se trouvent les plus beaux, les plus forts d'une époque pas si éloignée de la vôtre.» Mais dans ce domaine, qui a jamais appris ? Pourquoi ceux-ci seraient-ils les premiers ?

Le dernier été, je restai tout seul dans mon faubourg. Je me souviens des horribles après-midi où l'on me forçait à faire la sieste. Le père de mon ami lui avait trouvé un travail dur — lui, c'était autre chose. Mais de toute façon nous aurions mis fin à nos balades, car on rouspétait ferme chez moi. Depuis que l'esprit petit-bourgeois existe, tous les garçons vifs et bien bâtis passent pour des «voyous». Seulement voilà, on pouvait supprimer toutes les balades, sauf celle de la source. Je devais leur chercher de l'eau fraîche pour les repas.

Dès que l'on commençait à mettre la table, au meilleur moment, on vidait la cruche dans les pots de fleurs et l'on m'envoyait dare-dare puiser de l'eau à la source. Auparavant j'aimais tous ces coins-là, mais maintenant que j'étais contraint d'y aller seul, je les haïssais de tout mon cœur. Et de plus j'avais peur, la nuit, dans le lit du torrent, sous les rochers noirs et sauvages qui le surplombaient. Mais cette haine secrète et cette peur inavouée ne m'aidaient en rien — la source m'était assignée une fois pour toutes. Aussi, que je le veuille ou non, il fallut bien s'organiser. Le soir j'avais soin de partir sans qu'on me le dise, bien avant la nuit, car l'endroit était sauvage et très sombre et moi je craignais alors les saints, les revenants et les fées dont on disait qu'ils hantent ces lieux déserts. Mais un soir, l'eau se trouvant être chaude, on eut la cruauté de m'envoyer à la source vers les minuit et je n'en menais pas large, d'autant qu'il me sembla entendre des chuchotements dans l'obscurité profonde.

Le lendemain soir à la source, je trouvai deux enfants assis un peu à l'écart. Ils n'avaient pas de cruches et m'observaient quasiment immobiles. J'avais troublé leur tranquillité. Ils devaient se raconter ou faire des choses très secrètes avant que j'arrive. Je repartis pensif ; l'un au moins des deux visages restait imprimé en moi. Comme au temps des fleurs de mûrier, il se passait quelque chose.

Le soir suivant je les revis ; ils jouaient en silence avec une tortue. Ils me jetèrent des regards en biais, riant sous cape, sans me parler. Je pris de l'eau et observai un instant la tortue retournée, les pattes en l'air. La source avait retrouvé de l'intérêt. Chez moi, où l'on a l'œil à tout, cela aussi fut remarqué.

Deux ou trois jours plus tard, là-bas, je revis les enfants. Cette fois-là, cependant, il y avait quelqu'un d'autre avec eux, plus âgé, presque un homme. Ils me jetèrent des regards chaleureux. Ils avaient parlé de moi, mais semblaient me cacher quelque chose. Dès que je me fus assis près d'eux, le grand souleva d'entre les herbes sa main énorme où se lovait un petit serpent. Je me relevai d'un bond, empoignai la cruche. Mais lui, plus rapide, m'empoigna le bras en riant et m'expliqua, tout en soupesant dans son autre main le serpent, qu'il s'agissait d'un serpent d'eau, qui n'a pas de venin et ne mord même pas. C'est un bon serpent. Je ne savais pas que les bons serpents existaient. Pour le prouver, il le mit autour de mon cou. Mais le prendre avec la main, comme l'autre m'y amenait doucement, me fut totalement impossible.

Le jeune homme s'assit en arrière, appuyé contre un rocher. Le serpent se mit à remuer, se glissant sous la chemise, sur la poitrine, et l'on ne vit bientôt plus que sa queue. Le gaillard défit lentement les boutons. Le serpent progressait, presque avec peine, sur la poitrine velue. Il finit par atteindre le nombril. L'homme défit les deux premiers boutons du pantalon, tout en rentrant le ventre. Le serpent se glissa de bonne grâce dans les profondeurs mythiques. Au début nous le vîmes se dessiner nettement sous l'étoffe, puis les formes se brouillèrent. Il ne pouvait être devenu soudain si grand. L'autre, cependant, veillait à défaire les boutons un à un, pour qu'on voie seulement la queue de la bête. Quand le serpent se fut lové sur le socle, le vigoureux jeune homme, avec naturel, se déboutonna tout à fait et le serpent se mit à s'enrouler, à grimper. La scène avait pris une rare solennité, que je n'ai pas retrouvée plus tard, même dans les plus ferventes liturgies. Le jeune homme s'allongea, respirant fort, et sans un mot ferma les yeux. Le serpent parvint au sommet et fit jouer sa langue. Bientôt quelque chose jaillit par saccades vers les hauteurs, l'homme se tordit, je crus que le serpent l'avait mordu. Mais lui l'éloigna aussitôt, se reboutonna bien vite et s'en fut souriant vers la carrière. «À demain», fit-il. Jamais il n'est revenu.

J'allais désormais sans peur à la source. Quelle que fût l'heure. Tout y était accueillant, resplendissant. Jusqu'au jour où nous sommes partis ; nous aussi sommes descendus vers les palais. Et de plus, attiré dans une association religieuse par des types fadasses, ignorants de l'amour, je perdis jusqu'au souvenir des sources, des tortues et surtout des serpents d'eau. Mais lorsque entre deux lamentations sur nos péchés nous lisions les saintes écritures, je comprenais bien mieux que tous ces gens-là ce qu'elles voulaient nous insuffler :


Et le Seigneur dit à Moïse : Fais-toi un serpent et place-le sur une perche, et celui qu'un serpent mordra, s'il voit celui-ci, vivra. Et Moïse fit un serpent d'airain qu'il mit sur une perche, et celui qu'un serpent mordait regardait le serpent d'airain, et vivait.


Puis vint le temps où leurs pressions m'amenèrent à la neurasthénie. Mais, aux portes de la démence, je les rejetai hors de moi et rejoignis à toute allure mes rochers, mes sources, mes serpents d'eau. Et là, tout comme le promettent les Écritures, j'ai trouvé ma guérison moi aussi.




Douleur du Vendredi saint de Yòrgos Ioànnou

paru en 1980 aux éditions Kedros.


«Douleur du Vendredi saint» (la nouvelle)

traduite par Michel Volkovitch

parue dans Lettre internationale n°19 (hiver 1998).

Merci à Ghislaine Glasson-Dechaumes.


Les deux autres nouvelles sont inédites en français.


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Douleur du Vendredi saint est le livre le plus étonnant de Ioànnou. Le ton intimiste des premiers recueils, aux textes brefs, aigus, allusifs, tout en phrases courtes, est balayé par un souffle nouveau. On reconnaît pourtant les thèmes — union d'Éros de Thanatos, du sexe et du sacré, du désespoir et de l'espérance —, mais tout dans ces histoires brûlantes, hallucinées, qui sentent l'insomnie et la fièvre, avec leurs passages obscurs, leur humour hagard, tout apparaît exacerbé, transfiguré, à commencer par la nouvelle éponyme, aux phrases débordantes, grouillantes comme la foule, étouffantes comme le parfum des fleurs, obsédantes comme des chants d'église, scandées par des citations des Écritures à la fin des paragraphes — «comme des points d'orgue ou des stations sur le chemin de croix», m'écrit l'auteur dans une lettre en 1982. Ces dix pages resteront ce que Ioànnou a écrit de plus fort ; mais les douze autres nouvelles du recueil sont à peine moins frappantes, par l'étrangeté des situations, leur érotisme imprégné d'angoisses (celle du désir, celle du remords), l'accord entre héritages païen et byzantin, et par l'audace d'une écriture flamboyante.

En Grèce, me dit-on, Ioànnou est au purgatoire. Chez nous, il n'a même pas encore quitté les limbes. Quant à Douleur du Vendredi saint, je n'essaie même plus de le montrer à nos éditeurs...


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Cela me revient d'un coup : Ioànnou a consacré une bonne partie de son temps, pendant des années, à une revue dont il était le fondateur et le rédacteur unique. Une espèce de ioannou.com d'avant le Web. Dire que j'ai pu m'occuper de lui, ces deux derniers mois, sans me rappeler cette curieuse parenté entre nous — une de plus.

Dans ces huit numéros, parus de façon sporadique, il règle notamment ses comptes avec ses bêtes noires, Christianòpoulos le poète, Maronìtis le professeur et quelques autres, en des duels homériques — les deux susnommés, question lancer d'injures, n'étant pas plus manchots que lui...

Vingt ans plus tard, aucun doute, Ioànnou se serait emparé d'Internet !


Yòrgos Ioànnou

Yòrgos Ioànnou


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