Yòrgos Ioànnou


L'ONCLE VANGHÈLIS


L'oncle Vanghèlis fut capitaine pendant la Guerre civile. Capitaine de réserve. Il n'était plus très jeune, et plus très beau. Lorsqu'à vingt ans, pendant son service, il était passé chez nous, il avait tant d'allure que la maison embaumait. Petit enfant alors, je n'en ai gardé qu'un souvenir : cette blondeur éclatante.

Devenu instituteur, il épousa une institutrice, une folle. D'abord, ils n'eurent pas d'enfants. De plus, peu après le mariage, il perdit tous ses cheveux, et même tout son système pileux. Il n'avait plus de sourcils, ni de cils. Tous deux attribuèrent ce phénomène au rasoir du coiffeur, et se mirent à courir guérisseurs et guérisseuses. L'institutrice folle demeura impavide à ses côtés : elle l'aimait, c'était clair, encore plus qu'avant.

Cependant, son système pileux n'empêcha pas l'oncle Vanghèlis d'être envoyé sans arrêt à la guerre. En Albanie on le laissa toujours en première ligne, on lui confia même une compagnie de Crétois. Il combattit sans peur. Il craignait les Crétois plus que les Italiens. Il m'a tout avoué. Après chaque opération, il lui fallait sauver les prisonniers. Les Crétois, quand l'un des leurs était tué, promettaient à leurs dieux divers sacrifices pour le repos de son âme : ils devaient égorger de leurs propres mains un certain nombre d'ennemis. «À moi ! mon couteau !» s'écriaient-ils en changeant de visage. L'oncle Vanghèlis s'élançait entre les deux camps, et les prisonniers tremblants, cramponnés à lui, s'efforçaient d'échapper au massacre, en vain le plus souvent. Le moment le plus terrible était avant l'enregistrement ; ensuite, les sacrifices humains devenaient sinon impossibles, du moins plus difficiles.

Pendant la Guerre civile, l'oncle Vanghèlis fut jugé bien maigrichon, bien déplumé pour faire un guerrier. Nommé capitaine, on le chargea bientôt de prononcer l'éloge funèbre des soldats morts au combat. Là encore, il montra son excellence. Au début, ayant peu de travail, il put préparer des discours adaptés, autant que possible, à chacun des cas. Mais soudain, il fut débordé. Le dépôt funéraire de la sombre cité macédonienne croulait sous les cercueils en planches brutes de beaux gaillards tant désirables. Les enterrements commençaient le matin, chacun à son tour. L'ordre était respecté, à moins que la famille du défunt, chose très rare, n'ait réussi à venir. D'habitude, on les enterrait tout seuls dans ce sol étranger. Avec tout au plus une délégation de soldats, pour la forme. L'oncle Vanghèlis ne quittait pratiquement plus le cimetière. Personne ne le quittait plus, ni la musique militaire, ni le peloton qui tirait les salves, ni bien sûr les prêtres et les fossoyeurs. Dès que sonnait la cloche, l'oncle Vanghèlis sortait du bureau pour gagner la petite église où il ôtait son couvre-chef et parlait. Puis il regagnait le bureau pour prendre un café. À chaque enterrement, un café. Il allait devenir neurasthénique.

Il n'improvisait plus ses discours. Ça, pas question ! L'expérience l'avait conduit à rédiger trois versions, il n'en fallait pas plus : une pour les simples soldats, une pour les sous-officiers de réserve, une pour les sous-officiers d'active. Les échelons supérieurs étaient à la charge d'autres, plus haut gradés, qui avaient naturellement moins de travail. L'oncle Vanghèlis se contentait d'apprendre le nom de la victime et de l'inclure dans son invocation finale. Son auditoire habituel, prêtres, soldats et fossoyeurs, n'en pouvait plus d'entendre les mêmes rengaines. Ils bâillaient sans arrêt, se grattaient.

Il faisait une courte pause à midi et rentrait chez lui, ses discours usés dans sa poche. L'institutrice l'attendait barricadée chez eux, munie d'armes et de grenades. Elle s'imaginait que son mari était une cible de choix pour les anarchistes. Encore heureux qu'il n'y ait eu alors aucune farce, aucune méprise, car l'institutrice aurait bien pu quitter ce monde, emportant avec elle, à coups de grenades, je ne sais combien d'innocents.

L'oncle Vanghèlis était près d'acquérir une mentalité de fossoyeur. «C'est ainsi, c'est la vie», déclarait-il en souriant. Pourtant il faisait une grimace bien amère, quand il lui arrivait — c'était fréquent — de parler devant le cercueil d'un grand et beau gaillard aux cheveux et à la moustache étincelants. «Dire qu'il avait une si belle chevelure», monologuait-il.

Le soir du nouvel an, cette année-là, ils arrivèrent soudain chez nous, accompagnés d'un gendarme, ancien élève de l'institutrice. Ils arrivèrent tôt, heureusement, avant que nous n'entamions une soirée conforme à nos habitudes. Nous n'étions pas accoutumés, nous autres, à recevoir du monde, et des gendarmes encore moins, si bien que nous fûmes un peu désorientés. Il apparut alors que nous n'avions ni jeu de cartes, ni guitares, ni jolies voix, ni rien de ces choses belles ou distrayantes qui font couler agréablement ces heures-là. Nous passions toujours ces soirées à attendre minuit en grignotant des fruits secs. C'était l'unique fois de l'année où nous restions tant d'heures, et le soir en plus, tous ensemble. Mon père et ma grand-mère, sa belle-mère, en particulier, ne pouvaient passer ensemble aucune autre soirée. Naturellement, de fil en aiguille, tout remontait à la surface, toute l'amertume, les histoires de famille et même d'argent. Quel argent ? Enfin, passons... C'est l'intrépide grand-mère, laquelle se refusait toujours à mettre une seule goutte d'eau dans son vin, qui d'habitude ouvrait le feu. Le temps qu'arrive la nouvelle année, il se produisait en moyenne au moins cinq disputes à mi-voix, quand ce n'était pas tout haut.

«Bordel de bordel», criait mon père hors de lui, «tu es une femme ou un épouvantail ? Vraiment, un homme t'a aimée un jour ? Que ton Christ et ta Vierge aillent se faire...» «Laisse mon Christ et ma Vierge», hurlait la vieille furibarde, «c'est moi qu'il faut insulter, moi !» «Toi ? Il y a deux choses que je suis fatigué d'insulter : mon destin et toi!»

Et le voilà qui, pour se retenir d'exploser, tordait, pliait en deux les fourchettes et les cuillers sur la table dressée pour la fête. À tel point qu'on ne saurait bientôt plus avec quoi manger. Je me souviens encore de ces couverts mal détordus qui lorsque je les portais à ma bouche, allaient se planter dans mon nez ou mon oreille.

Mais quand arrivait l'heure où dehors se déchaînaient les klaxons, les sifflets des trains et des bateaux, nous nous embrassions avec chaleur, puis on découpait la galette et c'étaient des vœux à n'en plus finir. L'indomptable vieille ne manquait pas de souhaiter à son cher petit gendre «un peu de cervelle pour l'année nouvelle», ce qui déclenchait une autre dispute, la toute première de la nouvelle série. Voilà pourquoi nous fûmes pris de court, paralysés, ce soir-là, quand arriva soudain l'oncle Vanghèlis. Nous comptions bien passer la soirée autrement, fidèles à nos coutumes.

Faute de jeux de cartes, et faute d'envie de raconter des histoires drôles, nous échangeâmes divers propos sur la situation, laquelle, c'était bien clair, après tant de tueries, commençait à s'améliorer. Nous en vînmes à parler, naturellement, de toutes ces vies perdues, sacrifiées. L'oncle Vanghèlis était là dans son élément. L'institutrice folle plongea la main dans son sac et en tira une grenade. Elle ôta la goupille en serrant fort la cuillère. Nous étions terrifiés. «N'ayez pas peur, disait-elle, n'ayez pas peur. Je vous fais voir comment je vais la jeter.» Le gendarme très excité nous montra son pistolet. Il le vida et le rechargea en un clin d'œil. Mais ce ne fut pas ce qui nous effraya le plus.

Quand ils eurent fini leur numéro, l'oncle Vanghèlis se leva en silence, alla fouiller dans son manteau et en sortit des papiers. C'étaient les fameux éloges funèbres. «Tant que je vous ai sous la main, dit-il, puisque vous ne venez pas m'écouter au travail, je vais vous les lire ici.» Ce disant, c'est surtout moi qu'il regardait, moi qui étais le plus instruit, après sa femme et lui bien sûr. L'institutrice applaudit bruyamment et le gendarme se carra au fond du petit divan. Nous ne dîmes pas un mot ; que dire ? C'étaient nos invités. Nous échangeâmes seulement des regards affolés. Nous regrettions amèrement nos petites disputes.

Nous entendîmes d'abord le discours aux soldats. Il était simple et relativement court. Mais nous ne fûmes guère émus par cette langue savante si rude. Seule ma mère, tout en faisant passer les quartiers de pommes piqués de cure-dents, dit une fois : «Pauvres garçons». Puis commença le discours aux sous-officiers de réserve. Celui-là était bien plus long et dans une langue encore bien plus savante, parsemée de sentences en grec ancien. L'oncle Vanghèlis interrompit d'ailleurs un instant sa lecture pour nous expliquer que ce discours-là lui avait coûté plus d'efforts que les autres, les sous-officiers de réserve étant le plus souvent des gens instruits, qui étaient allés au lycée ou même plus loin. Mais tandis qu'il nous lisait, debout, avec emphase :


«Que cette terre te soit légère,

aux grands hommes toute terre est tombeau»


les sifflements et les coups de feu commencèrent. La nouvelle année. Nous nous levâmes pour nous embrasser en échangeant nos vœux, mais l'armée étrangère avait d'autres coutumes. Le gendarme et le capitaine s'emparèrent chacun d'une fenêtre et se mirent à tirer en l'air. C'était la première fois qu'une chose pareille arrivait chez nous. La première fois aussi qu'il y entrait des armes.

L'institutrice chantait frénétiquement :


«L'année finit, l'année commence,

et en avant les réjouissances !»


Et comme nous restions plantés là, ne sachant même pas quelles voix nous avions, elle nous criait avec de grands gestes : «Allez, chantez ! chantez !» Mais nous, tout ce que nous réussîmes à dire, d'une seule voix, fut : «Attention, vous allez tuer le propriétaire...». Le malheureux habitait à l'étage au-dessus.

Ensuite, après avoir découpé la galette, nous eûmes recours à quelques ruses pour éviter d'entendre aussi le discours aux sous-officiers d'active.

Le lendemain notre propriétaire nous salua très froidement, ainsi que tous les habitants de l'immeuble. Ils avaient entendu les coups de feu et se trouvaient sous le choc de cette brutale révélation.

Cette année-là fut la dernière de la Guerre civile. Et elle s'avéra, en effet, meilleure que la précédente. Après une recrudescence des tueries, les choses peu à peu s'apaisèrent. Bien malheureux ceux qui moururent alors. L'oncle Vanghèlis avait beaucoup moins de travail. Mais un grand chagrin, personnel cette fois, le rongeait. L'institutrice était malade, elle souffrait d'un mal mystérieux. Il passait des nuits blanches à son chevet, se desséchait à ses pieds. Elle, déjà très brune, devenait toujours plus noire, toute ridée comme un raisin sec. Il finit par la conduire à l'hôpital où, après divers examens, les médecins dévoilèrent le secret : leucémie aiguë. Nous nous précipitâmes à l'hôpital. L'institutrice nous embrassa sur la bouche avec passion. Aujourd'hui encore je crains que cette maladie ne soit contagieuse à notre insu.

On l'enterra peu avant Noël, dans notre cimetière et non dans son village, comme elle l'aurait souhaité. L'argent manquait. Il pleuvait fort, les nuages étaient descendus jusqu'aux cyprès. Nous étions dix à peine, et pourtant nous l'aimions tous beaucoup. Nous pleurions à chaudes larmes, nos cheveux mouillés nous dégoulinaient dans la figure. Vanghèlis, désormais en civil, se traînait à grand-peine. Lui qui avait mis en terre tant et tant d'inconnus, sentait maintenant la mort sous sa peau. Il était hors d'état de prononcer une parole.

Quelques jours plus tard, le retour des fêtes nous permit d'oublier un peu. Au changement d'année, à minuit, nous allâmes jusqu'à chanter timidement : «L'année finit, l'année commence...». Et ma sœur trouva la force de s'écrier — pas très fort : «Allez, chantez ! chantez !»

Pauvre institutrice, pauvres soldats, pauvres nous autres...


*  *  *




BRUME


Je ne sais pas ce que devient la brume, si elle tombe encore épaisse comme avant ou si elle a disparu totalement elle aussi, comme le givre du matin sur les tuiles. Le voyant étinceler partout, virginal, nous disions : «Il a fait froid cette nuit» ou «Avec le givre les choux seront plus doux ; il faudra faire des feuilles de chou farcies».

Quand venait la saison de la brume, je n'arrêtais pas d'y penser. Jour après jour j'attendais qu'elle me recouvre afin de me perdre, invisible, en elle. Cela dit j'étais fort malheureux quand elle tombait les jours de semaine, à l'heure où je me cassais la tête sur mes papiers au bureau. Je priais pour qu'elle tienne jusqu'au soir, mais d'habitude elle était dissipée, vers midi, par un soleil fort désagréable.

Parfois, pourtant, quand je m'éveillais après la sieste, me demandant si j'irais au cinéma ou au café, et que j'apercevais soudain par la fenêtre le spectacle immense de la brume, je changeais aussitôt de projets, de parcours. Je relevais le col de ma gabardine, descendais les marches d'un pas ferme et me dirigeais sans hésiter vers la mer. La brume est faite pour qu'on marche en elle. On traverse quelque chose qui est plus dense que l'air et nous soutient. Et ce n'est pas tout : la brume hors d'un port semble déplacée.

La brume était encore plus douce, brodée au petit point par la pluie, cette pluie si fine de notre ciel. Une pluie qui ne mouille pas, mais imprègne, faisant pousser nos cheveux plus brillants la semaine suivante. Alors tout prenait un sens, lumières, trams, klaxons. Même les immeubles avaient du charme dans ce flou.

Puis j'arrivais au café du port, démoli depuis des années, pour retrouver mes amis. Et quand ils n'étaient pas là — ils n'y étaient jamais — je restais là des heures à attendre. Derrière les vitres, l'une après l'autre, passaient les ombres de ces gens, morts désormais. Ils collaient un instant le museau à la vitre ternie et certains entraient, tandis que d'autres partaient vers l'est en direction de la Tour sanglante. Si aucun d'eux ne me faisait signe, je sortais et suivais une ombre, que jamais je ne pouvais rattraper.

Je ne me souviens pas d'où venait cette brume ; elle devait descendre de là-haut. Aujourd'hui, en tous cas, elle part du plus profond des rêves. Ces rêves qui sont restés des années sous un lourd couvercle, lequel, sous la pression, s'écarte aujourd'hui pour de bon.

La brume tombe en masse, je ne fais plus qu'un avec elle, et je pars. Je vais derrière d'autres ombres, et les nomme. Je marche en regardant les pavés. Ils sont encore là dans de nombreuses rues et ruelles. Il n'y a plus, bien sûr, entre les pierres, les petites herbes qui poussaient alors. Tout s'est écroulé, ou desséché. Aucune mort n'est bonne. Oh, si cela pouvait être vrai, ce qu'on dit, que nous les retrouverons tous...

Suivant les ombres je prends toujours la même rue. Le arbres et les buissons gonflent dans la grisaille. Ils deviennent des châteaux géants. J'arrive à la maison hautaine enveloppée de lierre et d'autres feuillages. Bien que les ombres s'arrêtent et semblent me faire signe, je ne m'approche pas. Je crois que seule une personne aimée me persuadera un jour.

Je m'en vais et me perds de nouveau dans les trams, les lumières et la cohue. Ma pensée reste collée à la brume et à tout ce qu'elle m'a fait voir. M'efforçant d'oublier, je marche beaucoup pendant les nuits de brume. La marche m'apporte un certain soulagement. Les grands tourments peu à peu se concentrent dans le corps et sont évacués par les pieds dans la terre humide.


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BONHEUR


À sa naissance elle avait un voile, une membrane transparente, sur son visage, que la sage-femme retira aussitôt. Tous ceux qui l'apprirent dirent que cette fille aurait une vie très heureuse, et c'est pourquoi, le jour venu, on l'appela Evtyhìa : Bonheur. Ses parents, déjà bien âgés, n'avaient pas d'autre enfant. Sa mère, haute comme trois pommes, avait eu un mal fou à se trouver un mari, et plus encore à procréer. Cela dit, ils vivaient plutôt à l'aise, comme c'est le cas depuis toujours dans notre pays quand les gens approchent la quarantaine. Ils étaient aux petits soins pour la petite, et scandalisaient tout le quartier en lui changeant tous les jours sa culotte. Sans parler du verre d'eau personnel à table et de l'assiette à part pour la salade. Tout le monde jasait. «Montre-nous ta culotte», disions-nous tous les jours à Evtyhìa pendant nos jeux. Et tandis qu'elle nous la montrait, docile et gentille, nous nous regardions, l'air entendu, pleins d'une secrète admiration. C'était quelque chose, en effet.

À l'école tout se passa bien, elle était première de sa classe ; elle avait surtout une écriture superbe, si bien qu'on se l'arracha bientôt dans le quartier pour écrire les adresses sur les enveloppes. La famille d'un déporté, dont les lettres et même les paquets s'étaient souvent perdus, embauchaient systématiquement Evtyhìa, tout en lui disant à chaque fois : «Ne dis rien à ta mère». Et elle répondait : «Moi non plus je ne veux pas qu'on le sache». Elle parlait bien, de façon expressive, c'était une fille intelligente. Sa mère lisait la revue religieuse «La vie» et son père le journal de droite «La lumière», l'éditorial surtout. Aussi personne ne les ennuya jamais. Ni sous la dictature de Metaxas, ni sous l'Occupation, et ensuite encore moins. Ils avaient choisi, en cela aussi, la meilleure part.

Evtyhìa entra à l'université sans examens ni autres obstacles. C'était l'Occupation et l'on avait supprimé tout cela pour un temps. Elle parlait beaucoup de ses camarades étudiants, de leurs fameuses plaisanteries, de leurs réponses bien tournées, et sa mère l'observait en silence, mais non sans inquiétude. Élevée selon les meilleurs principes de politesse et de conformisme, toutes ces anecdotes ne lui plaisaient pas du tout. Evtyhìa le comprit très vite et bannit résolument ce sujet-là de chez elle. Dans cette maison, d'ailleurs, rien des remous de la vie n'arrivait sans être filtré. Les arrestations, les exécutions, la rafle des juifs, la faim et les humiliations, n'étaient pour eux qu'un écho lointain, effet de la volonté de Dieu. Un Dieu dont ils laissaient entendre qu'il les soutenait toujours. Ce qui était vrai. La seule chose dont ils se plaignaient, c'était d'avoir perdu beaucoup d'argent en dépôts à la banque avant-guerre, et le seul homme qu'ils aient jamais insulté, mais alors de façon grossière, était feu Svòlos, le député de gauche.

La mère fut la première à fléchir. Frappée d'apoplexie, elle perdit soudain parole et mouvement. Tout fut bientôt réglé sans émotions ni désespoirs superflus. Ils prirent une femme de ménage pour le matin, une bigote, et l'ordre et la tranquillité régnèrent chez eux plus que jamais. Evtyhìa était devenue secrétaire du ministre, pas moins, et notait chaque jour sur son bloc les ordres de son maître. Les ministères changeaient, elle conservait son poste. Tous la trouvaient parfaite, irremplaçable. Sa mère vécut encore de longues années sans aller ni mieux ni plus mal. Un jour elle s'éteignit doucement et on l'enterra dans un cercueil austère et coûteux, sans excès de larmes ou de couronnes.

Le programme de la maison ne changea en rien. Sinon que le père, qui avait pris sa retraite, était devenu plutôt bavard et incohérent, à force de petits verres bus en douce de taverne en taverne. Pour finir il se retrouva grabataire, lui aussi. La femme de ménage ne pouvant le torcher, c'est Evtyhìa qui s'en chargeait, l'après-midi à son retour du ministère. C'était le premier homme, et le dernier, qu'elle eût jamais vu. Personne n'a su si elle en éprouvait de la curiosité, du contentement ou de l'horreur. Elle racontait ses tourments avec dignité, sans commentaires.

Lorsque le père mourut lui aussi, enfin, Evtyhìa avait passé la quarantaine. Pourtant elle semblait bien conservée, le teint bien blanc, et l'on parlait d'un joli magot à la banque. À l'occasion des funérailles on parla d'elle davantage et certains entreprirent de l'épouser. Elle ne dit rien, fit comme si de rien n'était. Elle continua d'aller au travail, et au cinéma de temps à autre avec une voisine sérieuse. Elle refusa également de vendre leur grande maison ancienne aux bâtisseurs d'immeubles. Aujourd'hui, d'ailleurs, après tout ce temps, elle a un poste important au ministère. À midi, bien qu'elle soit seule, elle prend cérémonieusement le repas que la femme de ménage presque invisible a préparé. Il n'y a dans cette maison ni chats, ni canaris, ni même de poissons rouges. Tout est tranquille et bien rangé, comme avant, et la revue «La vie» continue d'arriver, même si la bande reste souvent intacte.

La nuit seulement, parfois, quand Evtyhìa dort dans son lit virginal tout propre, elle fait dans son sommeil des gestes vifs comme pour chasser quelque chose de son visage, qui l'empêcherait de voir ou de respirer. Mais bientôt elle s'arrête, comme si une voix soudain lui interdisait de poursuivre. Son visage alors apparaît doux, docile, joyeux. Elle est belle encore.


*  *  *




LE MAGNÉTOPHONE DE LA TAVERNE


Il hésita, se rongea les sangs, puis, le troisième jour après l'enterrement, fit son entrée sur le coup de midi dans la taverne. Le patron sursauta, le voyant en deuil jusqu'au cou — pas rasé, cravate noire et brassard. Il trouva cependant la force de lui sourire avec douceur, avec tristesse au fond. Il ne lui fit pas ses condoléances, et c'était plus sage. «Votre père, Dieu ait son âme, s'asseyait là tous les soirs», dit-il en s'approchant. Le jeune homme ricana sous cape. Il savait cela, encore heureux. Depuis des années, toutes les nuits, rentrant de lieux dont il ne savait même pas bien les noms, il jetait un coup d'œil en douce au pochard si sympathique lancé dans ses grands discours, devant le groupe de ses amis qui l'écoutaient dans un recueillement profond. Des choses déjà dites mille fois, sûrement. «Amène-moi un pope», dit-il, ce qui voulait dire un demi-litre. «Hors-d'œuvres ?» demanda le patron timidement. Il fit signe que non. «Ah, je comprends, rien que le liquide, comme votre pauvre père», commenta le bistrotier perfidement, puis il disparut vite fait derrière le paravent crasseux. Le son du magnétophone baissa peu à peu. «Laisse la musique», s'écria le jeune homme froidement, et il ajouta entre ses dents : «Salopard !» Le vin arriva. Comment le vieux avait-il pu boire ça pendant tant d'années ? Et il s'en vantait en plus, de ne jamais toucher à l'ouzo, rien qu'au pinard. «Moi, je ne me brûle pas le foie», disait-il, l'air d'un sage. «Ce n'est pas moi qui vais me bousiller comme Chrìstos, avec sa cirrhose !» Cause toujours. Au lieu de se brûler le foie, il s'était empoisonné le corps entier. Tous les midis, tous les soirs, il lui fallait descendre son litre. Ils n'avaient pas mangé à table tous ensemble depuis des années. Ses horaires dépendaient de la taverne, de ses amis à la taverne, une bande de vieux garçons, philosophes de comptoir. Sans hors-d'œuvres, empoisonné par l'alcool, la tête lui tournait tout de suite. Alors il parlait, parlait, avec des gestes. Dieu sait ce qu'il disait, jamais le jeune homme n'avait pu l'entendre. Apparemment son vieux avait bien des chagrins, mais n'en parlait jamais à la maison. Et lui n'avait jamais insisté pour savoir. À force d'entendre les femmes, il s'était convaincu que le vieil ivrogne était la honte de la famille. Parfois, rentrant chez eux tard dans la nuit, il voyait son vieux se rapprocher, titubant légèrement. Il ne montait pas avec lui l'escalier, mais s'éloignait, revenait au bout d'une demi-heure ou d'une heure, quand tout devait s'être calmé. Car il savait très bien ce qui allait se passer, avec une précision mathématique. La clef devait être à nouveau sous la porte, moitié dehors, moitié dedans. Ils n'avaient pu faire de double, ou plutôt n'avaient pas voulu. Le vieux devait se pencher pour la ramasser dans le noir. L'escalier était sans lumière depuis l'Occupation, depuis que les gitans, pillant l'appartement des juifs, avaient volé aussi tous les interrupteurs. Le vieux tâtonnait, prenait la clef, ouvrait sans bruit comme un voleur. Enfin, lorsque tout se passait bien. Quand ils avaient pris soin de laisser dépasser la longue clef, quand le vieux ne faisait pas de geste maladroit qui la repoussait à l'intérieur. Auquel cas il commençait à presser timidement, tout doucement, la sonnette, comme un fantôme qui implore de l'aide. Ils étaient tous réveillés dans leurs lits, et l'entendaient, mais le laissaient sonner longtemps. Ils voulaient qu'il voie combien il les dérangeait, combien il était coupable, une fois de plus. Enfin quelqu'un se levait, trouvait la clef qui avait glissé à l'intérieur, déverrouillait et disparaissait dans le noir. Le vieux ne savait jamais qui lui avait ouvert. Il s'asseyait dans la cuisine sans lumière, se roulait une cigarette, puis il décidait de progresser vers l'intérieur. Ce qui exigeait vraiment de l'audace. Tout d'abord, il fallait enjamber la belle-mère. Elle dormait dans le petit salon, par terre, car il n'y avait pas d'autres divans dans la maison, ni de place pour eux. Tandis qu'il l'enjambait, toute emmitouflée, elle commençait à marmonner, à claquer la langue. C'était le signal pour les marmonnements qui parvenaient alors des deux autres pièces. «En voilà un père de famille !» grognait-elle. Il ne l'a jamais piétinée, quand c'eût été si facile. Il n'avait pas le vin mauvais, c'était un pacifique. À côté de la vieille se trouvait le divan où dormait celui qui maintenant boit en mémoire de son père. Il pouvait rentrer, lui, aussi tard qu'il voulait, nul ne grognait. D'ailleurs il avait sa propre clef. La vieille, on ne savait jamais quand elle dormait ou non. Allumer, lire un peu le journal, c'était hors de question. On était à l'étroit, il réveillerait tout le monde. Tandis que le vieux ouvrait sans bruit la porte de la chambre, on entendait nettement les marmonnements de sa femme. Plus forts que ceux de la belle-mère. La belle-mère, d'ailleurs, était clandestine chez eux, il ne l'avait jamais reconnue officiellement. Mais elle non plus ne l'avait jamais tout à fait accepté. Elle s'efforçait toujours de le ramener dans le droit chemin — ce qu'elle appelait ainsi. Lorsque de temps en temps, naguère, il commettait l'erreur d'apporter du vin chez lui, la belle-mère aux aguets, après le deuxième ou troisième petit verre, faisait disparaître la bouteille de la table. Elle voulait le corriger, dans sa vieillesse au moins. Il s'ensuivait une grande prise de bec et il partait en jurant à la taverne afin d'y continuer à son aise. Les enfants restaient la fourchette en l'air. De toute façon, comment boire, et que dire, devant tous ces gens qui guettaient ses paroles imbibées d'alcool pour enquêter sur sa vie ? Car il y avait un vrai mystère dans cette vie-là. Comment trouvait-il l'argent pour boire chaque jour ? Puisque l'autre lui confisquait toute sa retraite — il lui versait précisément la somme indiquée sur le reçu — où trouvait-il l'argent ? Mais ce n'était pas tout. Dans ses poches, qu'elle fouillait régulièrement, il n'y avait jamais d'argent, à part quelques sous pour ses cigarettes. Etait-il possible qu'on lui paie à boire chaque jour, midi et soir ? Grave question, laquelle trouva sa réponse de façon brutale et douloureuse. «Un autre pope», dit le jeune homme rudement. «Je vais te faire voir, salaud», pensa-t-il, et sans le vouloir il frappa la table du poing. Le cabaretier avait dû le voir, car en apportant le demi-litre débordant il tremblait un peu. «Plus fort, le magnéto ! ordonna-t-il. Mets des rebètika.» Il faillit dire : mon magnéto. C'était un appareil d'un luxe écœurant, à quatre pistes, avec d'énormes bobines. Il le voyait pour la première fois ; d'une certaine façon, pourtant, c'était le sien. Comment aurait-il pu imaginer la combine, vieille de tant d'années ? Il avait tout appris le lendemain de l'enterrement, c'est-à-dire après les amis. Ils étaient venus à la forge pour tout lui raconter en détail. Ils l'avaient blessé profondément, comme seules les langues masculines savent le faire. Le soir où chez eux la famille avait veillé son père, à la taverne il y avait eu un grand gueuleton. C'était la première fois qu'on voyait le patron boire et rire pour de vrai. Pas avec les amis du vieux, non, bien sûr — ceux-là étaient chez lui, l'air sombre, autour du cercueil —, mais avec une bande de traîne-savates, qui pourtant connaissaient le défunt. «Il a d'abord acheté pour moi un radio-tourne-disques, à crédit, je l'ai à la maison. Et il l'a bu peu à peu. Avec le magnétophone il n'a pas eu le temps. C'était un type intelligent, le vieux, mais mou.» Quand on raconta l'histoire au jeune homme ses cheveux se dressèrent et ses yeux soudain s'ouvrirent. C'était donc ça ! Il recevait de son service des bons de livraison qu'on lui déduisait directement chaque mois. Quand il donnait aux siens son bulletin de salaire, comment auraient-ils pu comprendre, dans cette nuée de chiffres, à quoi correspondait chacun d'eux ? Ils regardaient seulement la somme totale, toujours versée en entier. Quand on pense que chez eux ils n'avaient pas le moindre transistor... Qu'ils donnaient des noms affectueux à la viande, comme sous l'Occupation... Il ne dit mot chez lui, bien entendu, de ce qu'on lui avait appris là-bas. Il fit barrage de sa poitrine, là encore ; il voulait toujours être un roc. Et peut-être qu'il n'aurait rien eu à reprocher au cabaretier, qui devait pourtant voler copieusement son père sur l'ardoise, mais rire en plus, le fumier ! le soir de l'enterrement ! C'était sûrement lui qui avait soufflé la combine au vieux. D'un autre côté, un truc aussi étudié, seul une personne dans le besoin peut l'inventer. Son regard se brouilla. Tandis qu'on le transportait sur un brancard, après la crise cardiaque, son père lui avait fait un signe, comme les petits enfants pour dire au revoir. Ou peut-être voulait-il lui rappeler cette histoire... Le patron, derrière son comptoir, fixait sur lui ses yeux de rat. Il comprenait qu'un grand orage allait lui tomber dessus. Le jeune homme se leva soudain, alla jusqu'au magnétophone. Il l'empoigna de ses deux mains, tandis que résonnait la chanson :


«Ô, ma belle Salonique...»


«Je vais vous dire, vous expliquer, monsieur Mìtsos», cria l'autre. Il souleva l'appareil encore plus haut. Le fichu bazar se tut, débranché. «Le v'la ton magnéto, salopard !» dit-il, et il l'abattit sur le comptoir au milieu des verres. Dieu sait la casse qui en résulta. Le cabaretier, lui, eut le temps de se baisser.

Le jeune homme sortit et prit vers l'ouest en direction de Harmànkioï. Il s'en allait marcher longtemps, se plonger dans l'eau et la boue. Il avait fait quelque chose enfin. Pris le parti de ceux qui, à leur façon, l'avaient tant aimé.




Le seul héritage de Yòrgos Ioànnou

paru en 1981 aux éditions Kedros.


«L'oncle Vanghèlis»

traduit par Michel Volkovitch

paru dans Air France magazine de juin 1999.


Les trois autres nouvelles sont inédites en français.


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Entre deux grosses commandes, traduit quelques nouvelles de Ioànnou. Sans contrat, sans préméditation, comme on se dit Tiens, si je passais voir ce vieil ami ?

Et revoilà les émotions anciennes. Drôle de truc, la traduction : les émotions varient selon les auteurs.

Avec Ioànnou, la tristesse d'abord. Je l'ai fort peu connu, et nous avions peu de chose en commun, sinon d'être profs de lycée ; mais dix-sept ans après son départ, il me manque toujours. Son caractère ombrageux lui attirait des haines frénétiques ; avec moi il fut parfait. Nos trois rencontres sont fraîches et tranquilles dans ma mémoire. J'entends toujours sa voix nette, lente, un peu maniérée de pédagogue à l'ancienne. Il était petit et gros, d'une laideur banale, attendrissante ; Cheimonas et lui auraient pu jouer — s'ils s'étaient fréquentés — Don Quichotte et Sancho Pança. Cheimonas, homme et œuvre, a aussi beaucoup compté pour moi, mais de loin — comment se sentir proche d'un extra-terrestre ? Tandis que j'écoute Ioànnou se raconter (se demi-raconter) dans ses livres comme si c'était un frère. Me replongeant dans ces textes brefs où il mélange souvenirs, fictions, réflexions, je vois mieux où je suis allé pomper Transports solitaires. Et l'allégresse que je ressens à le traduire vient de ce que je me sens chez moi jusque dans les mouvements de sa phrase. J'ai emprunté à son écriture, sans m'en rendre compte, une certaine façon de bouger. Une fluidité pleine de cassures infimes ; l'oscillation légère dans les registres, parfois, du recherché au familier ; la progression par sauts, silences, non-dits ou demi-mots — qui sait mieux que lui écrire avec du vide ? D'où cette pulsation en moi quand je le traduis, l'impression que ses mots coulent dans mon sang. J'ai aujourd'hui l'âge qu'il avait à sa mort ; le traduire, c'est prendre sa relève ; ou plutôt, le transfusant dans une autre langue, le ramener à la vie.

Un art si peu voyant ne risquait pas de remuer les foules chez nous. Le bide commercial du Sarcophage, un de plus, ne pouvait que nous rapprocher : Ioànnou, moi, quelques lecteurs, on reste dans l'intime.

Autre chose entre nous : Thessalonique. Ville natale pour nous deux — au sens propre dans son cas —, puis délaissée, elle nous a suivis, s'est installée en nous, moins ville réelle désormais que capitale d'une contrée intérieure. J'aurais pu manquer Thessalonique, tant elle est secrète, sans les pistes données par les histoires de Ioànnou. Je me demande ce qu'il aurait pensé du récit de ce que j'ai vécu avec elle au début des années 80, juste après qu'il l'eut quittée, du temps que je découvrais, cœur battant, Le sarcophage, Le seul héritage et Douleur du Vendredi saint.

Thessalonique, j'y suis toujours. L'autre nuit, en rêve, Marìa et moi regardions à travers une immense vitre un paysage urbain qui défilait avec lenteur, comme dans un train ou un film ; soudain, au milieu d'un vaste parc en chantier, presque en même temps, nous avons reconnu l'ancien bâtiment de la fac de lettres, crié Thessalonique ! et j'ai eu les larmes aux yeux.

Quand vais-je donc grandir ? Relire «La brume» de Ioànnou, où le narrateur esseulé parcourt les rues noyées dans le brouillard, a fait remonter les souvenirs vieux de vingt ans : les vrais, comme ces journées d'août accablées en 84 où je tournais en rond, seul moi aussi dans la ville, et surtout les souvenirs inventés, devenus aussi nets que les vrais, l'hiver de là-bas tant rêvé, que je n'aurai pas connu, où Tom, Marìa et moi, jeunes à jamais, poursuivons notre ballet à trois interrompu, non plus dans le feu de l'été mais de façon plus lente et douce, avec écharpes, gants, joues rouges, regards brillants et mains tendues qui ne se toucheront jamais.


(Journal infime, juin 2002)