Yòrgos Ioànnou


LES CRIS


Soudain, en cet après-midi du mois d'août, on entendit des cris affreux venant de la grande maison d'en face. Tout le monde accourut aux portes et aux fenêtres. Pour nous, les enfants, ce fut l'occasion de nous glisser aussitôt dans le jardin aux mûriers. L'époux de la jeune mariée s'en alla en courant, tout pâle, suivi d'un personnage qui nous était inconnu. La vieille mère criait toujours, hurlant des paroles confuses. Sa fille unique venait de mourir en couches. Les voisins, mettant fin aux débordements de la sieste, vinrent assiéger timidement la maison. Les proches de la défunte étaient peu sociables, voire méprisants ; ils ne frayaient avec personne.

Dans la soirée, on ramena la morte. Le véhicule de la clinique ne pouvant pas entrer dans la ruelle, on la fit passer devant nous sur un brancard. Elle était cachée sous d'épaisses couvertures. On ne voyait pas le corps, mais on le devinait parfaitement. Nous apprîmes que l'enfant, une petite fille, était vivant et qu'il allait plutôt bien.

Le lendemain dès l'aube nous étions aux portes et aux fenêtres. Les femmes les plus hardies, les plus sérieuses allèrent tenir compagnie à la vieille, tout à fait muette à présent. Les autres poursuivirent en chuchotant leurs commentaires sur la vanité de la vie, mais aussi sur les chances qu'avait le jeune époux de se remarier. «Il se consolera, lui», disaient-elles en chœur, avant d'ajouter : «C'est la mère qu'il faut plaindre, et puis celle qui a perdu sa jeunesse.» De temps à autre, pourtant, la voix rogue d'un mari esseulé, arrachant l'une de ces dames aux sphères de la haute philosophie, la rappelait au domicile conjugal.

Dans la matinée, on apporta une grande croix faite de roses blanches. «La croix, disait-on, c'est la couronne de la mère, son martyre.» Un grand fleuriste d'Athènes l'avait expédiée d'urgence par le train de nuit dans une caisse pleine de glace. Ces détails firent grosse impression. Nous aidâmes à monter la lourde caisse avec la croix posée dedans.

Ce fut la première et la dernière fois que nous entrâmes dans la maison. Dès le lendemain, la vieille barricada tous les volets, et bientôt plus personne ne sut s'il y avait quelqu'un là-dedans. Seuls les pleurs du bébé nous confirmaient parfois que la maison n'était pas inhabitée. On disait que le père venait de temps en temps, la nuit, avec des provisions, et repartait ensuite. La vieille ne lui ouvrait pas la porte avant de l'avoir passé à l'encensoir.

Entre-temps, les herbes folles et les buissons avaient envahi l'immense jardin, dont la plus grande partie était derrière la maison. C'est là, plus tard, que nous vîmes la vieille, décharnée, le visage toujours fermé, promenant la petite fille blonde qu'elle tenait par la main. Elle refusait de saluer qui que ce soit, et jamais elle ne tourna la tête pour nous voir.

Une fois pourtant — j'avais sauté leur mur, cherchant des feuilles de mûrier pour mes vers à soie — je me trouvai seul avec la petite. Me voyant, elle se tapit dans un coin comme un chat sauvage. Elle était très blonde, la peau toute blanche d'être enfermée. Elle me rappelait les petits que notre chatte avait mis au monde et nourris dans le plafond. Mais tandis qu'en moi une voix disait que cette petite merde avait tué sa mère, l'affreuse vieille apparut à la porte et je m'éclipsai.

La maison demeura ainsi, toute fermée. Ses volets déglingués tombaient en poussière. On disait que la vieille craignait un certain ange qui tournait à cheval autour de la maison, frappant sauvagement de sa lance les murs et les volets. Toute la nuit elle veillait, elle guettait, tandis que dormait sa petite-fille. Elle voulait à tout prix la sauver. Sa fille, vive et insouciante, s'était laissé toucher par la lance de l'ange. Apparemment, elle soupçonnait surtout son gendre.

Je me souviens de la maison sous l'Occupation, toujours fermée. Pendant la Guerre civile, même chose. Plus tard, je dus m'éloigner pour longtemps. Le régiment, les bateaux, des amours interminables et des tas de soucis, que je considérais comme uniques et pénibles entre tous. Jusqu'au jour où les deuils me ramenèrent chez nous. J'étais devenu le chef de famille. Moi, chef de quelque chose...

Quant à la maison toute fermée, non seulement elle n'existait plus, mais on ne savait même plus où se trouvait la rue autrefois. Le plan d'urbanisme, que tracent habituellement des gens qui nous ignorent et se fichent de notre avis, avait tout effacé d'un trait de plume.

Mais moi, sans m'en rendre compte, je ne cesse de hanter ces lieux. Et je soupçonne fort que c'est à la place de la belle maison en ruine, au jardin plein d'herbes folles, qu'on a bâti cet immeuble énorme où je loue secrètement un studio pour mes fredaines. Peut-être, en cherchant bien, saurai-je ce qu'est devenue la petite, dont je crains qu'elle n'ait reçu en échange beaucoup d'appartements. Mais je ne veux m'adresser à personne, et surtout pas au concierge qui m'observe d'un si drôle d'air.

En tous cas, jamais moi non plus je n'ouvre mes volets, même quand les créatures angéliques, celles que j'introduis en secret, me le demandent. Je le fais non pas pour éviter d'être vu des autres, mais pour ne pas les voir. Cela, bien sûr, je ne peux ni ne veux l'avouer, et c'est ainsi qu'assoiffées d'air pur elles me quittent une heure plus tôt. Moi, je ne sors jamais en même temps qu'elles. Je veux toujours rester seul dans les ruines de ma chambre cruellement bouleversée, pensant à des histoires obscures mais primordiales, que pendant des années, dans ma confusion amoureuse, j'avais oubliées. Mais toujours ma mémoire me mène à une barrière de larmes, de clameurs incohérentes et de cris déchirants, et alors je claque la porte, je ressors pour un nouveau cauchemar, pour la chasse aux anges meurtriers.


*  *  *




LE LIT


Nous l'avons pris chez nous, ce lit à une place, le jour où furent emmenés les juifs du quartier, et dès ce soir-là, si je me souviens bien, j'y ai dormi. L'édredon, le matelas et les draps sales avaient déjà été raflés par d'autres. Ce lit est la seule chose qui restait dans l'appartement sauvagement pillé. Et c'est la seule chose venant des juifs que nous ayons prise, après beaucoup d'hésitations — je le jure.

Ìzos dormait dedans. Plus âgé que moi de deux ou trois ans, et pourtant mon ami. Souvent, chez eux, jouant à cache-cache ou à d'autres jeux, nous nous cachions dessous, ou nous allions y chercher la balle en rampant. Un soir où mes parents étaient sortis, on nous fit même dormir dans ce lit, dans les bras l'un de l'autre. Je vis alors pour la première fois la jeune couronne de poils du pubis. Le lit était un nid de cafards, c'est vrai, et nous n'avons jamais réussi par la suite, malgré tous nos efforts, à les exterminer totalement. Pourtant, plus tard, j'ai loué le ciel de leur survie. Une partie du sang d'Ìzos était là encore, unie peut-être à mon propre sang.

Ìzos, en compagnie de ses parents tout tremblants, partit par un matin affreux, bien vêtu et sérieux comme un marié. Il arborait sur sa poitrine, presque fièrement, l'étoile jaune. Je l'accompagnai jusqu'au moment où il franchit le seuil de la maison. Dehors un haut-parleur hurlait : «Attention ! Attention ! Tous les juifs...» Il fut empoigné, traîné jusque dans la file. Quelqu'un me tira violemment vers l'intérieur et claqua la porte, une fois pour toutes, comme on fait aux enterrements. Dieu sait ce qui aurait pu nous arriver à ce moment-là, s'il nous avait pris par erreur ou vus au bras d'un juif.

Aussitôt après, tout l'immeuble épongea ses larmes, monta au deuxième étage en haletant et se jeta comme envoûté sur la fortune des juifs. Leur riche appartement croulait sous les vêtements et les meubles. Les Allemands menaçaient de mort, bien entendu, quiconque mettrait la main sur les biens des juifs, mais nul ne se souvint alors de l'ordre affiché. Dehors on les comptait encore, on criait leurs noms, on donnait des coups de pied ; dedans on pillait leurs affaires avec une audace et une adresse vraiment admirables. La même scène avait lieu, j'imagine, dans les autres maisons du ghetto. Il se peut même que les juifs, dans l'affolement, aient vu le pillage de leurs biens. Surtout quand on arrachait les rideaux ; cela se voyait sûrement depuis la rue.

La voisine qui juste avant faisait les plus grands signes de croix et les serments les plus extrêmes — elle avait dû se faire confier un objet très précieux — se jeta, je m'en souviens, sur les draps d'Ìzos, tout chauds encore de son jeune sommeil. Puis elle se tourna vers des choses plus sérieuses. D'autres se mirent à tirer la table en noyer, d'autres encore les armoires, les commodes, les tables de nuit, les miroirs ; un poêle en faïence fissuré se brisa entre les mains d'un vieux et d'une vieille qui le traînaient dans le couloir.

Le sol était couvert d'écorces de graines de courge. Depuis des jours, les juifs avaient cessé de cuisiner, de balayer. Ils attendaient, habillés jour et nuit, l'ordre soudain, échangeant des propos rassurants et surveillant la rue de leurs fenêtres toujours closes. Aucun d'entre eux ne se montrait disposé à s'enfuir, ce qui n'était pourtant pas difficile : ceux qui osèrent, peu nombreux, furent sauvés presque tous. On les avait menacés, bien sûr, d'extermination par familles entières, et ils se retenaient l'un l'autre. De plus, on endormait leurs craintes avec divers bobards. Le grand chagrin de Mme Cohen, la mère d'Ìzos, c'était qu'à Cracovie, où on leur faisait croire qu'ils iraient, les juifs de là-bas parlaient une autre langue, et non le dialecte castillan. «On se débrouillera», disait-elle avec un certain courage, «comme au temps de Ferdinand et d'Isabelle». Ils ne savaient rien d'Auschwitz, naturellement, ni des chambres à gaz. Pourtant, est-il possible qu'ils n'aient pas senti à quel degré de haine on se trouvait ?

Nous remontâmes chez nous en pleurant. Nous ne pouvions plus supporter la vue de ce pillage. Les nouveaux possesseurs de l'appartement, rassasiés, nous offrirent quelques menus objets que nous refusâmes. Entrouvrant les volets, nous suivîmes avec horreur le passage des colonnes encadrées de soldats. Ils n'avaient pas l'air de partir en voyage, ces gens sauvagement déracinés. Des vieux, des vieilles, des malades titubants, des opérés pliés en deux se traînaient en queue de colonne. Comment auraient-ils pu survivre, tous ceux-là ? Ils furent pourtant les plus chanceux, quand on pense à la fin des autres. Certaines colonnes étaient même suivies de brancards. On transportait ainsi les grabataires, les mourants, les accouchées, tous ceux, gravement atteints, dont les familles prévoyantes avaient pu prendre leurs précautions. Sinon, ils se seraient traînés à pied, comme les autres. Un vent furieux balaie dans ma mémoire la rue Egnatìa ce jour-là.

Dès la veille au soir, en fait, les juifs avaient senti l'imminence du danger. Tard dans la nuit, notre quartier résonnait de psaumes. Je devrais dire : leur quartier, ils y étaient majoritaires. C'est pourquoi on l'avait déclaré ghetto provisoire. Sous le clair de lune printanier, nous tendions l'oreille à la rumeur. De partout des prières déchirantes montaient vers l'implacable Jéhovah. Dans les rues, pas une âme ; tous les coins du ghetto étaient gardés par une foule de gendarmes. Au-dessus des toits planait une sorte de fumée, brouillant la vue.

Les nuits précédentes aussi, bien sûr, on avait entendu des psaumes, mais de façon traînante, étouffée. On ne sentait pas en eux ce déchirement collectif, ce pressant appel au secours. Alors on entendait même, parfois, des chansons, et ils battaient des mains. Leurs jeunes se mariaient les uns après les autres. Devant la menace du déracinement, les amoureux s'unissaient une heure plus tôt. D'autant qu'un bruit courait avec insistance : les gens mariés seraient traités autrement. Ils faisaient tout pour s'allier avec nous, mais ils n'auraient trouvé nulle part, même chez les fous, des Grecs souhaitant les épouser à ce moment-là. On raconte pourtant que de tels mariages ont eu lieu.

Quand toues les colonnes eurent disparu du quartier, je partis pour l'école. Les gendarmes au coin de la rue m'arrêtèrent. J'avais sur moi une vieille carte des Jeunesses nationalistes ; je la montrai et passai. N'aurais-je pas pu être un petit juif ?

La plupart des enfants à l'école savaient plus u moins ce qui s'était passé. Mais je ne peux dire qu'ils aient eu l'air vraiment émus, malgré l'absence de nos camarades juifs. La classe eut lieu comme d'habitude. À la récréation, certains enfants entonnèrent l'hymne juif qu'ils avaient composé pendant la classe. C'était une chanson moqueuse, chantée sur un air connu, bien sûr, dans un grec hésitant et d'une voix traînante, pour imiter nos juifs espagnols. Je me rappelle encore la première strophe :


On va-z-à Salonique

trouver pitite maison

travailler gagner fric

et puis tout il est bon...


Ces enfants étaient peu nombreux et pas bien malins. Pas plus malins, mais plus nombreux étaient les adultes, en majorité commerçants, qui se sentirent soulagés. Sans parler des traîtres en tous genres et des demi-fous admirateurs d'Hitler, et Dieu sait qu'ils n'ont jamais manqué par ici. Heureusement nous sommes lavés de tout cela, je pense, par la grandeur de certains sacrifices.

Quand je rentrai, à midi, c'était la pagaille dans le quartier. Les Allemands s'étaient retirés, mais pas les gendarmes. Et les pillards à présent étaient des vagues entières de pauvres et de gitans. De temps en temps, tout de même, des coups de feu partaient ; tous avaient l'air pressé, apeuré. Je vis un gitan courir sur la place, un tiroir vide à la main. Un autre croulant sous les livres, et un troisième avec un volet qui tombait en morceaux. Mais qu'allaient-ils en faire, de ces choses ? Dans l'appartement des juifs de chez nous, ils avaient enlevé jusqu'aux portes, et volé au passage toutes les ampoules de l'escalier ainsi que les châssis des fenêtres. Des années plus tard, la pluie et le froid pénétraient toujours.

J'entrai, apeuré, dans l'appartement grand ouvert. On l'avait entièrement vidé. Par terre, éparpillés, ordures, papiers, bourre de matelas. Et dans la cuisine, tout le carrelage cassé. Ces brutes cherchaient le trésor.

J'allai aux cabinets. À cause ma peur sans doute, j'avais une violente colique. Je trouvai, jetés dans la baignoire, un tas de livres scolaires que je ne fus pas mécontent de ramasser. J'étais affreusement pauvre en livres. Certains portaient le nom d'Ìzos.

Dans la chambre d'Ìzos, il ne restait plus que son lit en fer peint en marron. S'ils ne l'avaient pas pris, c'était sûrement à cause de tous les ressorts brisés. Quand je le vis, je crus voir Ìzos devant moi. Je montai chez nous et déclarai que je voulais son lit. Je les fis descendre, non sans mal, pour m'aider. Ils étaient tous allés dormir après les émotions de ce matin-là. On monta le lit chez nous, on attacha solidement les ressorts, puis on l'ébouillanta, à cause des cafards. Je commençai d'y dormir ce soir-là, au moment même où commença le martyre d'Ìzos.

J'ai dormi dans ce lit pendant des années. Toutes les joies — quelles joies ? — et toutes les souffrances, le martyre de ma jeunesse, je les ai vécus dans ce lit, seul et sans aide. C'est là que m'ont saisi plus tard les peurs, les insomnies, les sueurs, les angoisses, et je m'y suis tant retourné que dès lors il s'est déglingué de nouveau. En m'efforçant de me soigner tout seul — j'ai à peu près réussi, je pense —, j'ai échafaudé sur lui une foule de scènes et de compositions orgiaques. Comme si une présence invisible me jetait dans un paroxysme amoureux sans fin. Chaque soir, un changement, une idée neuve et plus hardie, ou dans les cas exceptionnels, des variations nouvelles sur le motif de base. Quand ce fut trop, quand tout se mélangea, flambées érotiques, autoérotiques, lectures, privations, crises religieuses (provoquées en moi prématurément par quelques types désastreux), j'en arrivai au point d'attribuer mon triste sort au lit d'Ìzos lui-même. Ce maudit plumard avait eu sa peau, il allait maintenant se payer la mienne.

L'autre jour, un brocanteur que nous avions appelé pour évacuer nos vieilleries a refusé, heureusement, de le prendre. Une ruine pareille, a-t-il dit, ça ne vaut pas le coup. Ce n'était pas la première fois ; jamais nous n'avons pu nous en défaire. Et le lit continue de rouiller dans notre cave. Mais moi, je commence à me demander sérieusement si je ne dois pas le réparer pour y dormir à nouveau. Il est inutile, et quasiment ridicule, de persister à dormir dans un lit à deux places. Le mal n'en sera pas exorcisé. Je n'ai encore vu personne respirer doucement à mes côtés. Que je retrouve au moins mes rêves et mes anciennes visions, quelles qu'elles soient. C'est toujours ça de gagné.


*  *  *




LE SARCOPHAGE


Pendant des années, entre le lycée de jeunes filles et le Parc de l'Exposition, dans une rue très étroite, un sentier plutôt, on pouvait voir, abandonné — selon la coutume chérie de nos archéologues —, un splendide sarcophage antique. Ses flancs étaient couverts d'amours, de pampres et de guirlandes de fleurs, profondément ciselés, tandis que souriait sur son couvercle, à demi couché, un couple sculpté de l'époque romaine. Doucement appuyés sur le lit, délicieusement nus sous le drap, la femme devant et l'homme serré contre elle, ils semblaient continuer leurs splendides amours. J'aimais les regarder, et passais donc souvent par là-bas, la nuit surtout. D'ailleurs, c'est un repos pour moi que toutes ces rues désertes et sombres. C'est seulement quand on marche là-bas qu'un espoir peut se lever en nous et apaiser un peu notre âme. J'allais m'asseoir sur le rebord du tombeau entrouvert, comme si j'attendais la résurrection du couple et la venue des porteuses de parfum pour leur annoncer le premier la nouvelle : Ils ont ressuscité, ils ne sont plus ici ; c'est en ce lieu qu'on les avait mis. Mais ce qui apparaissait d'habitude, entre les mauvaises herbes et les grands sénevés, c'était quelqu'un venu faire ses besoins, ou un de ces types louches, seul ou accompagné. Alors, au lieu d'annoncer la résurrection, je repliais mes ailes et m'en allais en me faisant tout petit, moins par discrétion que par prudence. Pourtant, ce sarcophage était pour moi le paganisme tout entier, que je vénère.

Bientôt, je constatai avec joie qu'un très jeune couple d'amoureux l'avait choisi pour nid. Le couvercle était tiré de côté, entrouvert ; ils entraient et s'allongeaient sur un lit de papier journal, serrés, bien sûr, collés l'un contre l'autre. Je crois qu'en été ils ôtaient même leurs habits. Un soir, il m'a semblé voir des choses posées sur le rebord. En tous cas, même s'il pleuvait, ils étaient assez bien protégés par la dalle. Mais à leur tour ils protégeaient eux-mêmes le sarcophage : en ces heures-là du moins personne ne s'approchait pour le salir. Les jeunes, dès qu'ils entendaient mes pas, cessaient leurs chuchotements. Et moi, réprimant un sourire, je passais très vite, car je hais l'espionnage plus que tout au monde. Mais j'avais soin de caresser, légèrement égrillard, les flancs de l'heureux sarcophage.

Les amoureux ne se doutaient sûrement pas de ce qu'avait été jadis le sarcophage. Ils ne pouvaient imaginer, même de loin, les cadavres gonflés, la puanteur, la pourriture qui l'avait imprégné autrefois. Ils savaient sans doute encore moins qu'il était fait d'une pierre spéciale, connue pour ronger plus vite les chairs humaines. Dieu sait ce qu'était pour eux le passé de cette auge de pierre.

Et pourtant, une chose devait sûrement les gêner : l'étroitesse du lieu. Je l'avais constatée moi-même un jour en y entrant. Alors pourquoi s'obstiner ? Empêchés, pourchassés par qui ? Les amoureux sont soutenus, on le sait, par la société tout entière, qui salue leur passage d'un sourire entendu. S'il y avait eu autre chose, une de ces relations coupables, j'aurais compris. Mais là, j'y perdais mon latin. Ce qu'on peut dire, c'est que vraiment ils avaient l'air d'aimer ça...

À force d'y réfléchir, une idée s'est mise à m'obséder : cette dalle pesante comme du plomb, comment pourrait-on la faire glisser sur le tombeau ? Avec des leviers et des coins, sûrement. On pouvait donc, pensai-je, trafiquer le couvercle et le faire rouler juste au moment où le couple entrerait. Ils se mettraient, bien sûr, à crier, à frapper, à se frapper, mais à la fin sûrement quelqu'un les entendrait et l'on ferait venir une grue pour les délivrer. Ce serait là une histoire profondément originale, sacrément astucieuse, et bien des gens se casseraient la tête pour des prunes à chercher la clef du mystère. Ceux qui connaissaient dans la mythologie l'épisode où Arès et Aphrodite sont pris au piège par Héphaïstos, ceux-là seuls se douteraient de quelque chose. Évidemment, il se pouvait que personne ne les entende ; mais moi qui serais resté dans le coin à guetter, j'irais téléphoner pour qu'on vienne les tirer de là. Je ne les laisserais subir aucun mal ; je les aiderais seulement à vivre un moment intense. Et puis je voulais faire que le tombeau revive. Qu'il soit clos comme avant, rempli comme avant de corps jeunes et nus, qui jailliraient bientôt, brûlants et comme ressuscités. Le laisser redevenir sarcophage ? Ça, jamais.

Au moment où je me replongeais dans le neuvième chant de l'Odyssée, me préparant dans l'allégresse à l'exécution de mon projet, ce fut le début des crimes de l'Ogre. J'avais beau ne pas croire à toutes ces sornettes, mon amère expérience me fit interrompre aussitôt mes tournées dans les coins sombres et déserts. Et c'est d'ailleurs ce qu'ont dû faire aussi mes amoureux.

Bientôt, je pris mes cliques et mes claques et quittai de nouveau cette ville, d'où l'angoisse, pour moi du moins, ruisselle comme un parfum. Quand je suis repassé par là, des années plus tard, les alentours du lycée de jeunes filles étaient méconnaissables. On avait tout détruit et c'est là maintenant que se dressait l'Exposition internationale. D'après mes calculs, la petite rue est même devenue l'un de ses coins les mieux éclairés. Quant au sarcophage, je l'ai retrouvé l'autre jour, non sans émotion, dans le jardin du musée. Il m'a paru lugubre ; un vrai tombeau.




Le sarcophage de Yòrgos Ioànnou

paru en 1971 aux éditions Kedros.

Traduction française de Michel Volkovitch

parue en 1992 aux éditions Climats.


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POSTFACE À LA TRADUCTION FRANÇAISE


Le héros de ce livre : un certain Yòrgos Ioànnou, né à Thessalonique en 1927 de parents réfugiés, chassés de Turquie d'Europe en 1922. Son père était conducteur de locomotive. Le fils est devenu professeur de lettres classiques ; il a exercé un peu partout en province, et même en Libye pendant deux ans — son seul voyage hors de Grèce. Quand il publie Le sarcophage, en 1971, à 44 ans, après deux minces recueils de poèmes et un de prose, il est pratiquement inconnu.

L'héroïne du livre : la ville où il a vécu. Thessalonique, mère détestée autant qu'aimée. Vieille princesse au riche passé antique et byzantin, prisonnière des Turcs jusqu'en 1912, aujourd'hui capitale de la Grèce du Nord. C'était une ville-carrefour, où cohabitaient Turcs, Albanais, Bulgares, Arméniens, Grecs et Juifs (ces derniers majoritaires) ; Ioànnou l'a vue devenir totalement grecque : ses minarets ont disparu dans les incendies et les séismes, et presque tous ses Juifs à Auschwitz.

Le sarcophage est une autobiographie à peine transposée. Ioànnou n'invente pas ses histoires : on n'écrit bien, dit-il, que sur ce qu'on a soi-même vécu. Plutôt que des nouvelles, ces textes sont des «proses», comme il les appelle, à mi-chemin entre l'autobiographie, la fiction et l'essai. Ajoutons-y la chronique : Ioànnou ne cesse d'entrelacer drames personnels et collectifs. Le charme et la force du livre viennent en partie de là, de cet équilibre entre le je et le nous — surtout dans les récits de l'adolescence et de la guerre, que l'auteur eut la terrible chance (littérairement parlant) de vivre en même temps. On n'a jamais mieux parlé de Thessalonique, et rarement aussi bien de la Grèce. En fait, mine de rien, par petites touches, brefs coups de projecteur, c'est l'âme grecque tout entière que capte Ioànnou. Tout est là, senti, vécu : l'héritage antique, la religion byzantine, les traditions populaires — la «Grèce éternelle», encore vivante alors, survivante aujourd'hui. Il fallait, pour la rejoindre ainsi, un homme à la fois savant et simple, comme Ioànnou ; un homme que sa culture a mené vers ses racines lointaines sans l'éloigner de ses origines populaires, non moins précieuses pour lui.

Mais si Le sarcophage fascine à ce point, c'est qu'à travers la chronique son auteur va plus loin, plus profond — comme dans toutes ces pages où sans grands discours, à coups de petits détails concrets, il retrouve dans sa fraîcheur intacte, violente, la révélation de ses premières années de guerre : la force d'Éros, de Thanatos, et surtout les liens secrets qui les unissent.

Le frémissement qui parcourt ces histoires est la trace des éblouissements et des blessures du passé ; il a aussi des sources plus actuelles, plus douloureuses encore. Le sarcophage est dicté d'abord par un besoin lancinant de se confier, de vaincre une solitude infernale, de se libérer d'une masse de culpabilités ; c'est une confession — ou plutôt (mieux encore) une demi-confession : ce qui lui donne cette tension, cette urgence, c'est la lutte intérieure — et les ruses infinies — de quelqu'un qui crève à la fois d'envie de tout dire et d'angoisse d'avoir tant à cacher. Il y a là, rôdant derrière les mots, un double non-dit, deux souffrances. La première est collective : en 1971, la dictature écrase la Grèce depuis quatre ans — Ioànnou, «démocrate jusqu'à l'os», y fait allusion ici plus d'une fois, mais de façon inévitablement furtive. La seconde souffrance, plus intime (revoilà Éros), c'est l'homosexualité, impossible à vivre au grand jour à cette époque en Grèce, et qu'il tentera toujours d'avouer sans jamais s'y résoudre entièrement.

On aurait tort, il est vrai, d'expliquer l'écrivain Ioànnou par la seule homosexualité. Mais il est troublant de rencontrer chez lui comme chez Taktsis, autre homosexuel, ce même art de l'allusion, du silence qui parle, du court qui en dit long. Bien entendu, le demi-mot ne tue pas l'émotion. Textes courts, phrases courtes, tout est ici ramassé, intense ; d'autant plus intense que l'émotion, très souvent, nous atteint par surprise. Ioànnou le subtil nous mène du sourire aux larmes et de l'angoisse au rire avec une aisance, un humour, une ironie, une auto-ironie (rien n'est caché des faiblesses du héros), qui rendent plus vif et plus juste encore, car tremblé comme la vie, ce portrait d'un homme et d'un temps. Tout cela porté par une langue qu'on s'étonne de découvrir à l'examen si finement travaillée, tant elle est vigoureuse et familière — comme si l'auteur, au lieu d'écrire, nous parlait. En cela aussi, ce livre est grec.

Le sarcophage une fois publié, Ioànnou quittera pour toujours sa ville natale où il étouffe. Devenu athénien, il écrira encore deux livres d'essais sur Thessalonique, et d'autres recueils de proses, dont le flamboyant Douleur du Vendredi saint, sans doute son chef-d'œuvre, avant de mourir en 1985, à 57 ans. Il laisse également des traductions du grec ancien et du latin, des recueils de contes et de chants populaires, de pièces pour le théâtre d'ombres...

Et le voici — logiquement représenté par son premier grand livre — enfin traduit chez nous. En dernier, après les autres grands prosateurs grecs d'aujourd'hui : Tsìrkas, Hadzis, Kavvadìas, Koumandarèas, Cheimonas... Yòrgos Ioànnou, par certains côtés le plus grec de tous. Ce qui ne l'empêche pas, comme chacun d'entre eux — quand le comprendra-t-on ? — d'être proche de nous comme un frère.


M.V.