Vanghèlis Hadziyannìdis


LE MIEL DES ANGES




P. Rodakis n'était pas un homme nerveux. La preuve : à des moments de sa vie où un autre serait sorti de ses gonds, libérant la juste fureur accumulée en lui, il se contentait de tordre la lèvre supérieure, avec un air fâché qui ne durait guère. Comme en ce jour, par exemple, où sa sœur lui avait demandé le livre de Botanique. C'était pour lui un objet précieux, relié, dans un étui de cuir souple avec un pommier gravé dessus, acheté en Italie alors qu'il était sans le sou. Il contenait un répertoire des noms de plantes publié au siècle précédent, rassemblant toutes les espèces d'arbres et de fleurs qui poussent en Méditerranée. Elle l'avait emprunté sous un prétexte futile, disant qu'elle le rendrait dans la semaine. Deux semaines passèrent et ce fut lui qui alla le rechercher. Dès qu'elle l'aperçut elle fondit en larmes, ne laissant échapper entre deux sanglots que ces mots répétés sans fin :

«Bonne à rien, bonne à rien.»

Qu'elle ne fût bonne à rien, elle l'avait prouvé maintes fois dans sa vie et son frère le savait parfaitement, mais ce qu'il ne pouvait pas comprendre, c'était pourquoi elle répétait ces mots à ce moment-là, et presque aussitôt son oreille droite se mit à bourdonner, un bourdonnement qui le prenait chaque fois que la terreur s'emparait de son âme. Et cette fois-là aussi la terreur le prit, en même temps qu'un soupçon : ces trois mots de «Bonne à rien» avaient peut-être un lien, fût-il ténu, avec le livre de Botanique. Et c'était le cas. Le livre avait été détruit. D'abord taché, puis mangé.

«Tu sais quel beau soleil on a le matin dans la cuisine. J'étais assise là et je le feuilletais en admirant ses beaux dessins. Les petites fleurs toutes fines, les feuilles, les racines. Et à côté je faisais bouillir des fraises pour la confiture. Celle que tu aimes et que je faisais surtout pour toi. Moi, tu le sais, je n'aime pas la confiture de fraises. Et alors, comme j'allais pour la retirer du feu et la poser sur le marbre, je ne sais pas comment, la casserole brûlante vient toucher mon bras, là, et sans m'en rendre compte je la jette, ou plutôt elle tombe sur le marbre, en tombant elle se renverse et toute la confiture chaude a coulé sur le livre que j'avais laissé ouvert sur le marbre. J'ai eu si peur qu'un vertige m'a prise. Bras et jambes coupés. Je me suis trouvée mal. Au point de m'écrouler ! Je suis restée par terre je ne sais combien de temps, deux minutes, cinq minutes, dix minutes, et quand je reviens à moi, en ouvrant les yeux je vois le chien, les deux pattes de devant posées sur le marbre, en train de lécher la confiture. J'ai hurlé, «Léo !» Dès qu'il m'a entendue il a pris le livre entre ses dents et s'est sauvé. Il a tout mangé. Je n'ai retrouvé que quelques bouts de cuir mâchouillés dans son coin.»

À la fin de son récit elle se remit à pleurer. P. Rodakis tordit simplement la lèvre supérieure. Mais il y avait plus insensé encore.

Il découvrit longtemps plus tard, par une série d'incroyables coïncidences, que son livre n'avait jamais été détruit, et que toute cette histoire grotesque de confiture et de livre mangé n'était qu'une invention issue d'un cerveau malade à la seule fin de s'approprier le bien d'autrui. Et quand il le découvrit, il tordit la lèvre supérieure, c'est tout. Voilà le plus insensé.

Une chose, pourtant, pouvait lui faire perdre le contrôle de lui-même : que quelqu'un change ses affaires de place. Qu'on détruise l'une d'elles lui semblait moins grave que de la lui déplacer. Cela fut bien compris par les quelques personnes appelées à le côtoyer pendant la durée de sa vie. Si bien que ce risque unique de perdre son sang-froid fut lui-même réduit à presque rien.

L'une de ces rares crises éclata ce soir-là à cause de la cuiller d'argent. La cuiller d'argent était rangée depuis la nuit des temps dans la poche d'une robe de chambre en soie verte. En fait la robe de chambre avait disparu depuis des années, mais en souvenir de cette riche étoffe on avait gardé l'une des poches, et c'est là que se trouvait enveloppée la cuiller d'argent que P. Rodakis tenait de son père S. Rodakis.

Ainsi donc, ce soir-là, quand arriva enfin le moment tant attendu, qu'il ouvrit le tiroir aux couverts d'une main qui, faute d'un système nerveux si admirable, eût tremblé d'impatience, et qu'il poussa jusqu'au fond, sous la pile de torchons, il sentit que la cuiller enveloppée dans la poche n'était plus là. Ròsa, sa fille, qui allait alors sur ses treize ans, assise à la table de la cuisine, s'efforçait de terminer une assiettée de petits pois. D'emblée elle sut que quelque chose clochait, sans pouvoir préciser quoi. Dans les yeux de son père, cependant, elle vit une lueur étrange et il lui sembla que toutes les pointes métalliques des couteaux rangés dans le tiroir envoyaient sur son visage une lumière grise menaçante.

Une seconde plus tard le tiroir, tiré violemment hors du meuble, était retourné en l'air tandis qu'une pluie de cuillers à soupe, de cuillers à dessert, de fourchettes grandes et petites inondait les dalles.

«Où est la cuiller en argent du grand-père ?»

«Je n'en sais rien, mais elle a pu glisser par erreur dans le tiroir du dessous», dit Ròsa, le souffle coupé.

Le tiroir du dessous fut retourné de la même façon que l'autre, se vidant sur le sol de toutes les cuillers, fourchettes, pinces et pelles à tarte qu'il contenait. Quelque part dans le tas de métal on aperçut quelque chose de vert. Il tira la cuiller d'argent de son étoffe et l'agita, menaçant, devant le visage de Ròsa devenue livide. Puis il sortit de la cuisine.

L'affaire eût pris d'autres proportions s'il n'avait été si pressé de descendre à la cave. À la seule lueur des deux soupiraux il se faufila entre les masses d'objets qui s'entassaient là depuis des années et s'arrêta devant l'étagère. Sur le rayon du milieu se trouvaient trois pots de terre munis d'un couvercle. Il prit l'un d'eux, l'ouvrit. Plongeant dedans la cuiller d'argent, il l'en ressortit pleine. Puis, l'ayant fait tourner trois ou quatre fois, il la mit dans sa bouche.

Un petit chérubin voleta là-haut près du plafond d'un angle à l'autre. Au même instant de lointaines sonneries de cuivres bien astiqués retentirent, tandis que l'intense parfum passant par les fissures commençait à inonder le reste de la maison.




S. Rodakis, mort depuis des années, avait été apiculteur. Ses ruches suffisaient à fournir en miel la moitié de l'île au moins. À une époque, pourtant, les commandes furent si nombreuses qu'il ne pouvait plus faire face. Pendant dix années de suite il fut littéralement submergé. Le temps où il vendait sa production de façon anonyme et en gros n'était plus qu'un souvenir. Il instaura un système spécial de mise en pot dans des boîtes métalliques où il collait des étiquettes imprimées portant son nom. Juste sous son nom une abeille surmontait l'inscription :


PUR MIEL

DE FORÊTS SAUVAGES


«Sauvages», pas tout à fait. Dans ces forêts, des troupeaux allaient paître, les gens venaient en excursion l'été et les amoureux y jouaient à cache-cache. Ce qui, bien entendu, ne gênait en rien les abeilles dans leur tâche, et le miel n'aurait pas eu meilleur goût si les forêts eussent été «sauvages» pour de bon. Pourtant ce «sauvages»-là contribua pour beaucoup au succès de S. Rodakis dans son entreprise. Et l 'on pourrait soutenir sans excès que la maison de pierre, ainsi que les terrains qu'il acheta dans l'île à l'époque, c'est à ce «sauvages» qu'il les devait. Car la qualité du miel, quoique assurément bonne, ne justifiait pas une demande aussi pressante.

À la dixième année de prospérité, cependant, tout changea d'un coup. Ce fut l'année du grand incendie qui ravagea toute la partie nord de l'île, sans épargner les ruches, les abeilles et les forêts sauvages. La maison, bâtie dans une clairière et entourée d'une végétation basse, échappa au feu. S. Rodakis fut d'abord inconsolable. Il voyait son travail réduit à néant ; il n'avait plus qu'à s'exiler pour repartir à zéro. Bientôt, cependant, il changea d'avis. Abandonner ses aises, courir à la recherche d'autres lieux «sauvages», il n'en était même pas question. Il se sentait trop vieux. Mais les ruches lui avaient beaucoup rapporté jusqu'alors. Les terrains achetés grâce à elles, qu'il louait à des agriculteurs, lui fournissaient chaque année un revenu correct. Il pourrait donc rester bien au calme chez lui, à jouir jusqu'à sa mort des fruits de son labeur. Peut-être, en fin de compte, était-il satisfait de la tournure que prenait sa vie. Quant à ses enfants, il ne voyait pas de raisons particulières pour s'inquiéter. Sa fille, s'étant mariée, avait quitté la maison, ce qui lui procurait un soulagement indicible. Son fils, lui, semblait avoir oublié les sottises et les illusions qui l'avaient tourmenté étant plus jeune, et bien que le plan initial eût été de le mettre lui aussi à l'apiculture, avec l'incendie et les nouvelles données qui en résultèrent ce projet fut abandonné. P. Rodakis montra un intérêt soudain pour l'agriculture. Son père encouragea ce penchant qui ne pouvait qu'accroître, selon lui, le rendement de ses terres. Il passait des heures dans les champs à questionner les paysans sur les propriétés de chaque plante, les moyens de les multiplier, leurs maladies, et deux ans plus tard il en savait autant qu'un agronome diplômé.

Un soir de février, dans ce qu'on appelait «la grande pièce» (qui faisait tant bien que mal office de salon), P. Rodakis écrivait sur un papier la liste des tâches du lendemain. Soudain, S. Rodakis entre, un panier à la main, l'air pressé comme s'il avait pris un retard impardonnable. Son fils fut un instant pris de court, croyant son père couché depuis longtemps.

«Je vais cueillir le raisin», dit le père.

«Quel raisin ?» demanda l'autre, surpris.

«Si on attend, les tourterelles vont le manger.»

Eh oui. Son cerveau était parti pour toujours vers une destination inconnue. Par moments il parlait avec une certaine cohérence, mais avec le temps ces périodes lucides se firent plus rares. Souvent il s'éclipsait, on le retrouvait des heures plus tard dans une armoire ou sur un arbre. Puis il acquit des habitudes étranges. Il déclouait les lattes du plancher, faisait des nœuds aux rideaux. Il creusait, infatigable, des trous profonds dans le jardin qu'il remplissait de tous les vêtements qu'il pouvait trouver avant de s'asseoir dessus.

Un jour, examinant le lourd manteau de laine qu'il portait, il découvrit qu'il était vieux et bon à jeter. Il sortit et lui mit le feu ; sans l'ôter.

Sept ans étaient passés depuis le jour où le feu avait brûlé les lieux sauvages.




Après la mort de S. Rodakis (interprétée à tort par tous comme un suicide, si bien que le pope du village maugréa beaucoup avant de se laisser enfin convaincre de célébrer ses funérailles), ses deux héritiers, à savoir P. Rodakis et sa sœur, eurent à décider comment se partager l'héritage constitué par les terres et la maison. La fille déclara...




Le miel des anges de Vanghèlis Hadziyannìdis

est paru en janvier 2004

aux éditions Albin Michel.

L'auteur et le traducteur ont reçu conjointement

le prix Laure-Bataillon 2004

décerné par les villes de Nantes et Saint-Nazaire

pour «la meilleure œuvre de fiction traduite en français de l'année».

Le traducteur a reçu le prix Amédée-Pichot 2004

décerné par la ville d'Arles.


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On peut se contenter de lire Le miel des anges comme une sorte de polar sans intrigue policière, de conte un peu cruel, un peu fou (comme sont tous les bons contes), qui nous mène de surprise en surprise avec la fausse nonchalance et les brusques coups de griffe d'un chat. Une histoire extravagante racontée, avec un art très anglo-saxon, sans le moindre haussement de sourcil — de quoi provoquer un malaise délicieux, accru par tout ce qu'on sent fermenter là-dessous d'humour, d'ironie, d'émotion rentrée.

On peut aussi ne pas s'en tenir là. Ce livre facile en surface est plein de salles souterraines. Le lecteur patient y trouvera lui aussi, lui surtout, son miel. Il pourra scruter à loisir les rouages de cette machine infernale bien huilée ; s'égarer dans les replis de cette fiction-labyrinthe, pleine d'échos, d'obsessions, d'ambiguïtés, de perplexités, dont l'inquiétante étrangeté s'exhale peu à peu, sournoisement (un critique grec a fort justement parlé de «roman à combustion lente») sans qu'on sache toujours d'où elle vient.

Le thème de la prison est subtilement, obstinément varié ; la folie rôde elle aussi à tous les coins de pages ; quant aux deux épisodes principaux : la quête du miel parfait, puis les travaux des moines, comment ne pas y voir une allégorie du travail d'écriture — enfermement et folie, lui aussi — dans toutes ses dimensions contradictoires : vanité, absurdité, splendeur quasi mystique ; extases et tourments.

Mais si l'on peut toujours gloser sur les thèmes et symboles d'un roman, celui-ci reste, à un point rare, magiquement dépourvu de message, de thèses ou d'idées ; comme si l'auteur lui-même, tel un Petit Poucet de l'écriture, avançait en terre inconnue sans savoir où il veut en venir. Ces Quatre murs (tel est le titre original) sont merveilleusement opaques, ils ne feront que s'entrouvrir — comme tous les livres qui creusent vraiment profond.

On y rencontre d'étonnants personnages, pratiquement privés de psychologie, réduits à une ou deux idées fixes, et qui pourtant se retrouvent dotés d'une vie intense, à la fois denses et fuyants.

Guère moins étonnantes, les scènes de sexe, rares et brèves, qui posent avec une force rare la question de l'innocence et de la perversité. Sans la résoudre. Mais c'est l'histoire toute entière qui laisse planer une interrogation muette, sans réponse et sans fin.

En lisant Le miel des anges, j'ai éprouvé un peu le même vertige qu'en découvrant des auteurs sud-américains comme Bioy Casares, ou certaines fictions tordues de notre Perec national (même si Hadziyannìdis ne pratique pas l'écriture à contraintes). Je crois que les Surréalistes auraient aimé ce tissu de rêves, ce bijou si bizarrement incandescent ; je rêve au film qu'aurait pu en tirer un Bunuel (période mexicaine).

Tout cela sous la plume d'un débutant de trente-cinq ans, guère influencé par ses contemporains grecs (si ce n'est par Zyrànna Zatèli), mais passionné par James, Hawthorne et Kafka, et qui partant pour écrire une simple nouvelle a vu grandir peu à peu devant lui — plus surpris encore, sans doute, que ses lecteurs — cette incroyable histoire, surgie de quels tréfonds ?

On retient son souffle en attendant les suivantes.


M.V.


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LA PRESSE


Troublant, inquiétant et quelquefois agaçant, ce conte un peu cruel et complètement fou signale l'entrée en littérature d'un jeune auteur dont on peut beaucoup attendre.

Marine de Tilly, Le Figaro littéraire.


Le miel des anges est un livre rare, le coup de maître d'un jeune romancier de trente-six ans. (...) Avec son élégance ironique, son humour distancié, presque british, qui affleure à chaque page, on a le sentiment que l'auteur nous a joué un bon tour, que, dès que l'on a embarqué pour son île, il nous a menés en bateau. L'Angelico, semble-t-il, est un régal : Le miel des anges aussi.

J.-C.P., Livres Hebdo.


Histoire extravagante narrée avec un flegme déroutant, Le miel des anges intrigue, fascine, suscite chez le lecteur un délicieux vertige.

L'Orne Hebdo.


Un conte baroque et kafkaïen et une langue sensuelle.

Sud-ouest Dimanche.


Qu'un premier roman dont l'histoire est a priori si farfelue, dénuée de personnage vraiment sympathique, et sans aucun point d'attache familier pour le lecteur étranger, se révèle si riche et profond, prouve tout le talent de Vanghèlis Hadziyannìdis.

Aimé Ancian, Magazine littéraire.


Rares sont les premiers romans forts d'une telle assurance littéraire. Dans cette fable qui ne ressemble à aucune autre, Vanghèlis Hadziyannìdis, jeune auteur grec, mêle avec art des saveurs contradictoires. (...) Un récit d'une magistrale singularité, qu'on lit avec autant de passion qu'un thriller.

Marianne Dubertret, La vie.


Le miel des anges est une merveille de poésie, d'intensité psychologique, de construction complexe et d'alchimie entre la forme et le fond.

Paul Ferrero, Pourtours.


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