BISOUS
— Madame !
Quand on m'interpelle ainsi en classe, et ce n'est pas rare, j'ai une batterie de réponses toutes prêtes. L'air faussement sérieux : Allons, pas de flatterie, ça ne prend pas. Ou bien, sourire ému : Thank you, dear... Ou carrément : Quel éloge merveilleux ! Je ne sais pas si je le mérite !
J'ajoute parfois : Le jour où on m'appellera Maman, ce sera la consécration.
Je doute que mes collègues femmes soient souvent appelées Monsieur. Alors pourquoi me féminise-t-on, malgré ma barbe ? Réflexe dû à la féminisation du métier ? Je crois plutôt qu'il y a là, tout bêtement, un besoin d'amour.
Distribuer de l'amour étant une part essentielle du métier, je veille à le faire, ou plutôt non, cela vient tout seul : je rends aux élèves d'aujourd'hui ce que ceux d'hier m'ont donné. Je ne me sens plus bridé par cette fameuse distance à établir entre eux et moi, qui existera toujours bien assez. De toute façon, imposer mon autorité, jouer les durs, je ne sais pas faire. Pour gagner le respect, je compte sur le sérieux de mon travail et ma douceur. Je punis rarement, j'évite absolument d'insulter ou d'humilier. Les mômes savent qu'ils peuvent pratiquement tout me dire, et de ce fait n'en abusent pas.
Du moins pas dans le sens agressif... Pour le reste, j'ai beau avoir entendu de tout, il m'arrive encore d'être surpris.
— Monsieur, pouvez-vous parler plus fort, je vous entends mal, on vient de me percer le tympan.
— Rapprochez-vous donc de moi, Rose-Marie.
— Je peux pas, vous êtes trop beau, ça m'éblouit, je ne vois plus rien...
Elle se paie ma fiole, mais avec gentillesse. Je sais qu'elle m'aime bien et les autres aussi. Et je fonds à tous les coups. J'étais à leur âge un ado coincé, mal dans sa peau, la blessure suppure encore, mais j'ai désormais un baume quotidien. Je ne cesse de prendre ma revanche et ne m'en lasse pas. Jadis j'avais peur des filles, aujourd'hui elles me rassurent. Mes petites élèves, refuge contre la laideur du monde.
J'en reverrai quelques unes plus tard. Devenues femmes. Souvent plus belles dans un sens, plus séduisantes — séduisantes autrement —, mais privées de ce petit reste d'enfance, que fait si bien entendre le mot FILLES. Ce charme aigu, vif, ensoleillé.
Brimeil. J'ai cinquante ans. Dernier cours avant Noël. Je suis un peu en retard, chose rare. Me voyant déboucher au bout du couloir, Iris et Clémentine, mines faussement éplorées, au bord du fou rire, gémissent en chœur : Micheeeel... À la fin du même cours, Clémentine : Bonnes vacances... (elle hésite, rougit, puis se lance) ...Michel !
Mon boulot est avant tout affaire de séduction, et elles et moi ne faisons pas comme si de rien n'était. Nous en rajoutons même, par jeu — enfin, ce sont elles qui commencent et je ne les décourage pas.
Lors d'une grève des transports, à Brimeil, je vais au lycée en courant. Yasmina, ancienne élève qui me promet depuis longtemps une visite à mon cours, m'aperçoit en short et me lance, Vous allez faire cours dans cette tenue ? Moi : Non, je vais me rhabiller. Elle : Alors je ne viens pas.
J'ai quarante-cinq ans. Au début de l'année, déjà, après que j'ai dicté des phrases parlant d'amour, Flora m'a lancé en plein cours, C'est la déclaration que vous n'osez pas nous faire à nous ?
Dans le dernier devoir sur table, elle doit fabriquer elle-même quelques phrases. Résultat :
Bien que vous soyez sympathique, vous n'êtes pas mon genre.
Je cherche un homme pour ma mère, qui se sent seule.
Le prof a de beaux yeux, je regrette qu'il soit trop vieux pour ma mère.
En rendant les copies, je lui demande l'âge de la mère. Trente-six ans. Moi : Je ne suis pas si vieux que ça pour elle, et je ne demande qu'à vous être utile, seulement voilà, je ne suis pas libre. Elle : Dommage, j'aurais bien aimé vous avoir comme papa...
À la fin du dernier cours de l'année, ses camarades une fois sortis, Flora s'approche de moi avec un petit paquet. Dedans, une pomme et un petit mot : J'espère revenir l'an prochain croquer l'anglais avec vous.
Je la retrouve en terminale. Le jour du bac (elle le passe près de chez moi), je l'invite à déjeuner avec trois de ses copines. Elles m'offrent un marsupilami en peluche. En repartant, dans l'escalier, Flora me lance, Mettez-le dans votre lit !
Ces agaceries verbales culminent avec le rituel de la demande en mariage. J'en ai reçu quatre en tout, si je me souviens bien. Une publiquement, devant toute la classe, lors d'un exposé (Mon rêve est de l'épouser, mais j'ai dix-sept ans et lui soixante-dix-sept...). Une autre lors de ma dernière année, pour mes soixante ans, dans un devoir écrit à l'encre rose avec des cœurs dans la marge.
Les grappes de petits cœurs sur d'autres copies.
À chaque fois je dis merci.
J'ai quarante ans. Valériane est planquée au fond, bloc de refus buté. C'est une terreur qui a renversé une poubelle sur la tête d'un prof, mais ça on ne me l'a pas dit. Après quelques semaines les yeux baissés se lèvent, le visage fermé s'ouvre. Je crois voir un sourire. Un jour elle lève la main. On se parle une ou deux fois dans les couloirs. Elle adore la philo.
Un soir elle quitte la classe en oubliant son écharpe rouge. Je lui cours après, l'aperçois dans la cour déserte et marche vers elle, écharpe en main. Brusque envie de la mettre moi-même à son cou. J'ébauche le geste, elle attend, et puis non : pas ça. Il ne faut pas. Je sens soudain la barrière entre nous, qui empêche et surtout qui protège.
Quand Violette expose dans un devoir qu'elle aimerait changer de sexe pour connaître les sensations d'un homme qui fait l'amour, je la félicite de sa franchise ; quand Anémone m'écrit joliment, Je suis jalouse de la chemise de ce garçon ! l'aveu de ce désir pour un autre m'enchante. Je ne souhaite rien de plus que ces marques de confiance.
Ce que je m'autorise, tout de même, c'est toucher les élèves. Il paraît qu'aux Etats-Unis on n'a pas le droit, fucking Puritans. Moi-même j'ai longtemps eu peur de le faire avant de comprendre qu'une main sur l'épaule, une légère tape dans le dos encouragent mieux encore parfois que des bonnes paroles. Et lorsqu'en arrivant devant la salle je trouve les filles assises par terre dans le couloir, je leur tends la main pour les relever. Je m'en tiens là, mais si l'une d'elles prend l'initiative de me toucher, tout recul serait discourtois.
Diane apprend qu'elle ne va pas redoubler, en partie grâce à moi. Elle me serre la main gravement, se rapproche encore, hésite, puis furtivement me caresse la joue.
Margot est encore plus en retard que d'habitude. En entrant son visage s'éclaire. I found you at last ! Pour une fois elle a soigné son accent, et elle mime si bien le bonheur que je reste sans voix. Elle en profite pour vite aller s'asseoir, et au passage — geste infime et chavirant —, me tapote légèrement l'épaule, comme pour me dire Tu es bien brave, ou Je t'ai bien eu.
Dernier cours de l'année. Photo de groupe. Zinia : M'sieur, je peux m'asseoir sur vos genoux ? Et sans attendre la réponse, elle s'installe. Dalia, de la même classe, vient de se faire arroser par ses copains : M'sieur, venez faire un câlin à Dalia ! Et elle me serre contre son T-shirt mouillé.
Le moment est venu de parler bisous.
Là non plus, ce n'est pas moi qui ai commencé.
1987. Conseil de classe. Véronique attend dehors, angoissée. Je sors en douce pour lui annoncer qu'elle passe en terminale. M'sieur, je peux vous faire un bisou ? Oui, mon enfant.
L'année suivante, retrouvant une ancienne élève dans la cour, je lui plaque une bise et de joie elle fait des bonds de cabri, M. Volkovitch m'a fait un bisou ! M. Volkovitch m'a fait un bisou !
Aucun doute, le bisou est un adjuvant pédagogique d'une efficacité rare. Si je m'écoutais je bisouillerais toutes les filles chaque matin, mais ce serait banaliser l'exercice et lui faire perdre ses vertus. Je réserve la bise, en principe, aux rencontres hors lycée, même si je me trouve parfois débordé. Certaines bises tournent au rituel, comme celle de Capucine, il y a huit ans, qui m'en donnait une toutes les semaines en passant devant ma salle, ou celle d'Eurydice, qui pendant longtemps m'embrassait avant tous les cours, tandis qu'Hector, de la même classe, me serrait gravement la main — comme si le groupe avait désigné deux délégués aux politesses.
Nouvelle coutume : le poutou d'anniversaire. Il suffit que l'impétrante se déclare pour y avoir droit.
(Rougissante) Merci M'sieur ! C'est mon plus beau cadeau !
1997. Olivia, à la fin du dernier cours, a écrit au tableau :
You are been a very good teacher, I will always remember of you. Big kiss.
Je ne peux faire autrement que l'embrasser. Elle est ravie. Sa copine : M'sieur, moi aussi j'ai participé au texte...
Fin d'année, moment privilégié. Quand je quitte Brimeil, les vingt-deux filles de seconde 15 viennent à la queue leu-leu m'offrir le baiser d'adieu.
Les résultats du bac, lieu entre tous propice aux effusions.
1996. J'arrive à l'instant où Salomé vient d'apprendre qu'elle est reçue. Elle se jette dans mes bras, sous les yeux de sa mère. J'ai à peine le temps de souffler que Nausicaa, elle aussi revenue du tableau d'affichage, m'agrippe et me suce la pomme. Plus tard, racontant la scène à des copains, elle nous décrira pleurant tous deux comme des veaux.
Dernier souvenir, l'un des ultimes bisous : avril 2008, mes élèves manifestent à Paris, m'ont demandé de les rejoindre, je les cherche dans la foule, Calypso l'une des meneuses me repère, crie mon nom, court vers moi, me serre contre son cœur. Calypso déléguée de classe, une fille en or et c'est comme si tous les élèves de toutes ces trente-huit années l'avaient élue, lui confiant la mission de venir me dire adieu.
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