LA SALLE MAGIQUE


Au lycée de Brimeil, voilà près de quarante ans, nous eûmes un Laboratoire de langues dont je n'en ai gardé aucun souvenir : on ne s'en servait pas. Ses vingt places théoriques, réduites à dix-huit ou dix-sept par des pannes de matériel tournantes, ne convenaient pas aux effectifs d'alors — entre vingt-cinq et trente-huit élèves, dont quelques dangereux bricoleurs. L'endroit vite converti en salle banale, son absence ne me chagrina guère : les machines m'intimident. Seul avec elles, et avec tout mon temps, je saurais peut-être les dompter, mais affronter une classe en même temps, impossible. Il me faudrait autant d'yeux que d'élèves, et deux cerveaux.

Une chose me gêne surtout dans cette machinerie : chacun des élèves, coiffé d'un casque, étant raccordé à moi seul, ce qui disparaît dans l'histoire, c'est le groupe. Or ce que j'aime, c'est le dialogue avec la bête aux multiples têtes, c'est ce qui se passe entre nous tous, cette espèce de bouillonnement. La relation individuelle a ses charmes elle aussi, mais la présence des autres autour de nous, pesant sur moi, gâcherait mon plaisir. Pour ne rien dire de ces boutons, ces bidules, toute cette quincaillerie ennemie de la chaleur humaine, ces fils qui nous séparent autant qu'ils nous relient. Je me demande, pour tout dire, si l'éventuelle pertinence pédagogique du labo justifie l'énorme dépense. On peut faire tant de choses encore dans un bon vieux cours à l'ancienne.

Seulement voilà. Un labo de langues, utile aux élèves ou non, joue avant tout un rôle de prestige. Un lycée sans labo, alors que les établissements voisins en sont dotés, c'est mauvais pour l'image. L'expérience malheureuse peu à peu oubliée, certains profs de Brimeil réclamèrent à nouveau et quinze ans après, nouvelle salle : technologie avancée, cabines individuelles, vingt places une fois de plus mais ce coup-là, nos classes étant parfois dédoublées, je n'avais plus d'excuse. Plusieurs collègues se jetèrent à l'eau, mes élèves me demandaient quand nous irions barboter nous aussi, et pendant deux ou trois ans je dus inventer mille ruses pour éviter la galère, avant qu'une série d'avaries sans cesse plus graves ne la coulent à jamais.

Quinze ans plus tard encore, je suis muté à Chèvres. Dans ce lycée de légende, pas d'équipements spéciaux ! Et personne n'en réclame ! Je respire, me crois sauvé. Tu parles. En 2004 on nous annonce l'ouverture imminente, non plus d'un vulgaire labo, mais d'une Salle multimédias. Deux ans plus tard à peine, elle est prête. Les profs d'anglais, seuls bénéficiaires du cadeau, sont dispensés de cours pendant toute une journée, puis une autre, puis une autre, et des formateurs pas toujours clairs, mais fort patients, nous font découvrir le dispositif dans toutes ses fonctionnalités.

Le lieu peut accueillir trente-six élèves, à raison de deux par écran. Nous nous asseyons d'abord à leurs places, avec pour conséquence bavardages, fous rires et engourdissement neuronal. Étrange mimétisme, douce régression qui masque, ou plutôt révèle, une angoisse diffuse. Tout démarre gentiment par des petites manipulations infantiles, mais nous le savons : ceci est une épreuve. Un examen. Chacun va devoir prouver son aptitude à s'adapter aux nouveaux enjeux. Ce lieu est la porte étroite qui mène au XXIe siècle ; il fera de nous, soit un didacticien brillamment updated, soit un vieux has been encroûté. Bientôt nous sommes convoqués, deux par deux d'abord, puis un par un, à ce qui sera finalement notre poste : l'unité centrale. Rangées de manettes, séries de boutons, voyants colorés, clignotants, écrans, on dirait le tableau de bord d'un Boeing. Une pure merveille. On saura bientôt faire une foule de choses, audio, vidéo, enregistrements, montages et bidouillages divers, je pourrai montrer mes documents à distance proprement, l'image sur chaque écran bien nette, au lieu de me démener entre les tables, agitant ma feuille et postillonnant. Sauf qu'aussitôt je me vois poussant le mauvais bouton et tout le système planté, ou le trou de mémoire et moi appelant la hotline sur le portable d'un élève et la voix du technicien couverte par les papotages et les rires. Je ne suis pas contre la technologie, je serais presque prêt à me lancer, mais non, cette fois ça bloque. Face à l'obstacle, une paralysie. Manque de courage. Manque de jeunesse.

À la fin du stage on distribue à tous — même à moi qui ai séché des séances — les clefs de la salle et du poste de pilotage. Une bonne moitié de nos profs se lance, puis persévère malgré les premières pannes. Ils rapportent que l'un dans l'autre ça roule bien, que le multimédia motive certains élèves en perdition. Nouvelles réjouissantes, mais impuissantes à me mobiliser. J'observe mes jeunes collègues, vaguement jaloux, comme jadis quand je regardais les autres enfants nager, moi qui ne savais pas. Ou comme le coureur à bout de forces qui voit le peloton devant lui s'éloigner.

Bizarre : aucun de mes élèves ne me parle de la salle magique. Ont-ils compris d'eux-mêmes que c'est peine perdue, vu mon âge ? Ces braves petits auraient-ils affectueusement pitié de moi ? C'est l'heure de raccrocher, mon vieux.






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