RENDEZ-VOUS ÉCRITS


On appelait ça jadis une composition. Il y en avait une par matière et par trimestre : la compo de français, la compo de math. Certains disaient : la compote. Mai 68 porta un coup fatal au rituel de la Composition, qui avait déjà cédé la place, en fait, à un système plus souple d'interrogations écrites. Celles-ci sont restées en vigueur, mais on dirait que la terminologie évolue : les profs et les élèves eux-mêmes, aujourd'hui, parlent plus volontiers de contrôle — ça fait plus sérieux, rigoureux, policier. J'avais pour ma part davantage de tendresse pour ce que nous appelions tous l'interro, en ce que le terme évoque le questionnement philosophique plus que l'interrogatoire musclé, mais les flics ont la cote, chez les puissants du moins.

Je ferais mieux de suivre la mode. Eh bien non, j'aggrave mon cas. Depuis deux ou trois ans, j'annonce à mes classes que les Contrôles sont supprimés. Un ado, c'est fragile, ça ne se brutalise pas. Nous aurons désormais des Rendez-vous écrits. Lesquels ne seront pas notés, cela va de soi ! mais simplement soumis à une appréciation chiffrée de zéro à vingt.

Ils rigolent, évidemment. Certains comprennent, je l'espère, la leçon cachée, la satire des euphémismes qui envahissent la langue et peu à peu l'endorment et nous avec. À cela près qu'il réveille, mon rendez-vous écrit, et que j'aime les images douces et affectueuses qu'il suscite. On a beau savoir que c'est du pipeau, que rien ne change dans l'exercice, grâce au nouveau nom l'épreuve perd un peu de sa froideur sévère, son visage s'éclaire d'un vague sourire.

Un effort similaire s'impose, naturellement, quant au contenu de l'exercice. Si celui-ci propose une rédaction sur deux sujets au choix, et que les élèves (comme presque toujours) en réclament un troisième vu la nullité des premiers, je me fais un point d'honneur de leur en trouver un du genre : La culture de la pomme de terre en Irlande, 1820-1840. Ou je commence à écrire : Are you interested in Sex... et là je m'interromps, pars consulter longuement mon cahier, puis reviens écrire : ...in Sextus Empiricus ? J'en serai quitte pour évoquer en deux mots l'émouvante figure du philosophe antique injustement oublié. Le plus étonnant, c'est qu'il y a toujours un audacieux au moins pour s'attaquer à mon sujet bidon. Il est vrai que je les encourage en m'écriant : Surtout ne soyez pas chiants ! Vous pouvez m'écrire les pires conneries, tant qu'il n'y a pas de conneries grammaticales ! J'écris la liste de structures (in French) au tableau, rappelle que dix minutes avant la fin je donnerai à ceux qui le souhaitent des mots de vocabulaire, et les stimule par quelques fortes paroles, genre : Défoncez-vous ! (ricanements) ou Attention, mon sort dépend de vos résultats ! Si c'est mauvais, je serai muté en Seine-Saint-Denis ! (C'est vrai, m'sieur ?)

Une fois sur deux, notre rendez-vous prend la forme d'un thème : des phrases à traduire en anglais. Je ne sais ce que pensent les inspecteurs de cette formule hyper-traditionnelle, mais je n'ai rien trouvé de mieux pour faire travailler la grammaire, autrement dit les bases mêmes de la langue. Pas question, évidemment, d'aller chercher du matériel tout prêt dans un manuel : je fabrique mes petites phrases moi-même, à partir des structures et du vocabulaire vus précédemment, en ajoutant quelques vannes pour faire passer l'amère pilule grammaticale. Il y a en général une douzaine de phrases, que je pourrais fort bien photocopier, mais pas question : dicter ces phrases est l'un des grands plaisirs du métier. En principe je commence doucement, par quelques douces calembredaines, genre «Bien que j'aie presque tout oublié je ne ferai presque aucune faute» ou «Tu ferais mieux de ne pas traduire de telles conneries». Arrivé à la huit- ou neuvième phrase, j'annonce : Et maintenant, pour finir, le sujet le plus important : ... J'attends qu'ils me le soufflent. Ils ne savent pas. Voix timides : La faim dans le monde ?... Le bac ?... Moi : Non ! L'AMOUR !

Les fois suivantes, à la question rituelle, tout le monde braille en chœur : L'AMOUR !!! Ils auront au moins appris ça.

Pour que nul n'oublie l'amour, j'ai adopté un petit système : à chaque fin de semaine, je dicte trois phrases à traduire pour le lundi suivant, bourrées de structures grammaticales et racontant sous forme de feuilleton une émouvante histoire amoureuse. Les années paires, Gaston aime Georgette et ils convolent, mais l'ennui s'installe, les rêves du mari sont envahis par une star de la chanson, l'étoile tombe enfin du ciel sur le pauvre homme et... non, je ne vais pas raconter ici la fin : ça se mérite. Les années impaires, le narrateur craque pour deux filles à la fois, Gertrude et Germaine, puis pour Annick, la mère d'une d'entre elles, mais les deux petites se rencontrent en avril, passent leurs vacances de Pâques à Béziers (car elles ne sont pas à Sète) et Annick début juin part se baigner à Monaco, où le maillot est en principe... en principe... ? Silence, ils cherchent en vain, puis l'un d'eux s'écrie enfin, tout fier : En principe ôté !

À la fin de chaque dernière phrase, en effet, les astucieux jeunes gens ont repéré quelque chose de louche, des doubles sens de plus en plus lestes, selon une lente et implacable progression. Ils et elles pouffent — elles surtout, semble-t-il — tout en feignant d'être choqués, et de mon côté je feins l'innocence, attribuant mes sous-entendus salaces à leurs jeunes et in(can)descents fantasmes.

Un inspecteur s'interrogerait, je suppose, sur l'efficacité pédagogique de ce rituel. À court terme, d'accord : distribuer des phrases photocopiées ferait gagner de précieuses minutes. Mais ces instants perdus, nous les regagnons largement par ailleurs, pour ce que le rire efface la fatigue tout en réchauffant l'atmosphère — et le rire, si j'en crois ces chers petits, certains jours ils en ont bien besoin...

Mes tendres personnages auront accompagné mes quinze dernières années de carrière sans encombre, ce que je n'osais espérer. J'ai craint jusqu'au bout que leurs ébats ne cessent brutalement, suite à des protestations de parents, ou pire encore, à une mutation de la société qui eût figé dans la pruderie jusqu'aux élèves eux-mêmes. La reine Victoria reviendra un jour, j'en suis persuadé, mais d'ici là j'espère bien être mort. Si certains de mes élèves m'ont jugé scandaleux, ils n'ont pas osé moufter, se devinant ultra-minoritaires. Je guettais du coin de l'œil, tout en dictant, ma musulmane voilée : elle se marrait autant que les autres. Quant aux parents, ils furent assez nombreux, me dit-on, à lire mes petites phrases fidèlement. Une seule fausse note : un couple catho à particule envoya une lettre courroucée, accompagnée d'une copie de mes phrases, à la proviseure. Elle les envoya bêler ailleurs. Je ne suis pas certain, à vrai dire, que tous ses collègues eussent agi de même.

Un temps j'ai caressé l'idée d'embaucher deux anciennes élèves pour débarquer à mon cours en se faisant passer pour Gertrude (la grande basketteuse) et Germaine (l'intello à lunettes). Était-ce bien nécessaire ? Mes deux héroïnes, sans mise en scène, toutes seules, se sont mises à exister. Je les croise dans les devoirs des mômes ; certains, quand ils m'écrivent, me demandent de leur passer le bonjour. Et voilà que je leur parle, moi aussi. Gertrude, Germaine, petites salopes, comment vous remercier ? La main forte que vous m'avez prêtée, tout ce temps, avec le sourire toujours, aucune instruction officielle ne l'avait prévue, aucun inspecteur ne saura jamais l'évaluer.

I love you. Bye bye...






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