ON THE ROAD AGAIN


De ma première année d'enseignement j'ai gardé toutes les archives : le carnet de notes et même le cahier de textes. Je m'aperçois que vers la fin de cette année-là, l'été approchant, j'ai fait en terminale un passage de Jack Kerouac tiré du célèbre On the road. Ça me revient : ayant découvert cette page dans les annales du bac, j'avais couru acheter l'œuvre et sa version française, Sur la route. Un grand moment dans ma vie de lecteur.

Le texte original du fragment se trouve ici même dans le CARNET DU TRADUCTEUR, suivi de la traduction officielle accompagnée de mes commentaires. On comprendra en la et les lisant pourquoi j'ai cru bon retraduire. Le texte ci-dessous est le mien.

On the road, présenté comme roman, est pour l'essentiel autobiographique. Vers 1950, le narrateur, Sal, et son copain Dean, jeunes beatniks fauchés, à la recherche d'ils ne savent trop quel graal, parcourent les Etats-Unis en car ou en stop. Ils passent à Chicago une nuit mouvementée. Au matin...


Il était temps de repartir. On prit un car pour Detroit. L'argent commençait à manquer. Nous voilà traînant nos misérables bagages dans la gare routière. Le pansement du pouce de Dean était presque aussi noir que du charbon et tout déroulé. Nous avions l'air pitoyable, comme n'importe qui à notre place après tout ce que nous avions fait. Épuisé, Dean s'endormit dans le car qui traversait l'état du Michigan en vrombissant. J'engageai la conversation avec une jeune paysanne superbe dont le chemisier de coton laissait voir le haut de ses seins bien bronzés. Elle était morne. Elle parlait de soirées à la campagne passées à griller le maïs sous la véranda. Une autre fois cela m'aurait réjoui le cœur, mais puisque son cœur n'était pas réjoui en le disant je sus qu'il n'y avait là que des choses qu'on fait puisqu'il le faut. «Et que faites-vous d'autre pour vous amuser ?» J'essayais d'amener les petits copains et le sexe. Ses grands yeux sombres passèrent sur moi avec un vide et une sorte de chagrin qui remontaient à des générations et des générations dans son sang pour n'avoir pas fait ce qui exigeait d'être fait — quoi que ce fût, et chacun sait ce que c'est. «Qu'attendez-vous de la vie ?» Je voulais l'empoigner et lui arracher ça. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle voulait. Elle marmonna des histoires de boulots, de cinéma, de séjour chez sa grand-mère l'été, de voyage à New York pour visiter le Roxy, quels vêtements elle porterait alors — quelque chose comme son ensemble des dernières Pâques, bonnet blanc, roses, escarpins roses et gabardine lavande. «Que faites-vous le dimanche après-midi ?» demandai-je. Elle restait sous sa véranda. Les garçons passaient à vélo et s'arrêtaient pour causer. Elle lisait des illustrés, s'allongeait dans le hamac. «Que faites-vous par une chaude soirée d'été ?» Elle restait sous la véranda, elle regardait passer les voitures sur la route. Elle et sa mère grillaient le maïs. «Que fait votre père le soir en été ?» Il travaille, il est dans l'équipe de nuit à la chaudronnerie, il a passé toute sa vie à entretenir une femme et ce qui en est sorti, sans reconnaissance ni adoration. «Que fait votre frère le soir en été ?» Il fait un tour à vélo, il traîne à la buvette. «Qu'est-ce qu'il brûle de faire ? Qu'est-ce qu'on brûle tous de faire ? Qu'est-ce qu'on veut ?» Elle ne savait pas. Elle bâilla. Elle avait sommeil. C'était trop. Personne ne pouvait le dire. Personne ne le dirait jamais. Un point c'est tout. Elle avait dix-huit ans, était très mignonne, et perdue.

Et Dean et moi, sales, en haillons comme si nous avions vécu de sauterelles, sommes descendus en titubant du car à Detroit.


Depuis, c'est devenu un rite. Un moment à part. Chaque année aux premiers beaux jours, quand les envies de vadrouille se réveillent et que la fin des cours approche, Kerouac et son pote montent dans le car pour Detroit et nous avec. Nous quittons pour la première fois nos textes journalistiques habituels pour embarquer à bord d'un livre, comme s'il y avait là le début d'un voyage qu'ils auront à continuer sans moi. À raison d'une ou deux classes de terminale par an, j'ai dû revenir à cette page une bonne soixantaine de fois. Je la sais pratiquement par cœur. Je la lis à la classe avec lenteur, comme on ferait d'un texte sacré. Car c'en est un. Comme si nous avions vécu de sauterelles... Ces deux vagabonds, au bout de leur traversée, sont désormais les frères des ermites ivres de Dieu qui se nourrissaient d'insectes dans le désert aux temps bibliques. Ce qu'on avait pris d'abord pour une petite scène de drague devient peu à peu une interrogation maladroite, passionnée sur le sens de nos vies. J'interroge la classe : Ce qui exigeait d'être fait, dont chacun sait ce que c'est, mais qu'est-ce donc, What is it ? Silence. Puis quelqu'un, toujours, finit par lancer timidement le mot : «Love ?» Et cette fille que l'auteur condamne sans rémission, est-elle vraiment déjà perdue, à dix-huit ans ? Silence encore, puis quelqu'un : Si elle a peu et mal répondu, c'est sans doute qu'elle avait peur de cet inconnu, ce type crasseux, plus vieux qu'elle de dix ans, she must have been scared...

La traduction officielle n'est pas à la hauteur, j'essaie d'expliquer pourquoi, mais c'est sans doute bien ainsi, ses faiblesses ont quelque chose d'émouvant, ils donnent au texte une allure d'œuvre ancienne, abîmée. Mais avant de traduire je lis l'épisode qui précède, nuit de jazz, orgie de jazz, l'improvisation du jazz comme recherche de l'absolu, les musiciens qui cherchent ensemble une mélodie qui serait un jour la seule mélodie au monde et ravirait de joie les âmes des hommes, et ils cherchent, ils la perdent, ils se battent, la retrouvent et je leur décris Kerouac tapant à sa machine avec son rouleau de papier long de plusieurs mètres, tapant comme sur un piano, l'écriture devenant musique, cherchant elle aussi en transe, en tâtonnant, la joie suprême. Puis la nuit suivante, le contraire, un cauchemar, tous les paumés de la ville dans un cinéma jusqu'à l'aube et le fond du désespoir, puis de nouveau la route, l'exaltation et ça retombe et ça repart et comme ça jusqu'au bout.

Moi l'enfant sage, le pantouflard, l'homme de peu de foi, contraire absolu de ce que fut Kerouac, je devrais fuir effarouché cette espèce de Rimbaud alcoolo au lieu d'éprouver pour lui une tendresse fraternelle, d'être illuminé par cette page plutôt sombre, de trouver à chaque fois en elle une sorte de talisman joyeux. Un ancien élève m'a raconté un jour que cette même page, quelques années plus tôt, avait décidé l'un de ses camarades à commencer une vie de globe-trotter. Et peu importe au fond si c'est vrai. Que quelqu'un ait pu juger l'histoire croyable, racontable, quel compliment déjà !

Tout au long de ces presque quarante ans, plusieurs fois, après le bac, certains m'ont dit ou écrit : «Cet été je vais lire Kerouac !» Mission accomplie. Ceux-là au moins ne me quitteront pas tout à fait.


Né en 1922, mort imbibé en 1969.
Né en 1922, mort imbibé en 1969.


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