NOTEURS NOTÉS
Comment n'y a-t-on pas pensé plus tôt ? Sur ce nouveau site Internet, l'élève peut noter ses profs. On y trouve, pour tous les établissements scolaires français de la maternelle au lycée, la liste de leurs enseignants déjà notés et le nombre de votes concernant chacun. L'élève évalue son prof en fonction de plusieurs critères : est-il intéressant, clair, motivé, disponible, équitable, respecté ? Le résultat : une note sur 20.
On imagine la panique. Les syndicats d'enseignants, les fédérations de parents et le ministre lui-même protestent avec véhémence. On évoque une «insupportable délation», un «risque de lynchage public», une «aberration juridique et morale», un «retour à la barbarie». On blogue, on pétitionne. Certains relèvent aussi, fort justement, tout ce qui rattache le concept de note2be.com à l'idéologie néo-libérale, à sa déification de la compétition, son obsession de l'évaluation. «On produit des indicateurs pour mesurer les performances individuelles au détriment du bien commun», remarque Philippe Meirieu, pédagogue sage et lucide. Le bruit court que les promoteurs du site votent à droite, on s'en doutait...
Moi aussi, l'existence de ce site me gêne. Les notes, on sait ce que ça vaut, surtout celles-là, anonymes, incontrôlées, provenant d'un échantillon réduit. Je pense à la souffrance de collègues mal notés, pour des raisons variables et certainement pas toutes valides. Alors d'où vient que je n'arrive pas à m'indigner vraiment ? Ma première réaction : je me suis marré. Il y a quelque chose de comique et même de libérateur dans cette revanche du noté sur le noteur, cette réédition de l'arroseur arrosé. L'ado assoupi en moi se réveille. Il est vrai que ma note perso, plutôt flatteuse pour l'instant, m'aide à rire — même si mes inspecteurs verraient en elle, sans aucun doute, la preuve de notre nullité à tous : mes crétins d'élèves, leur prof démago.
Comique également, la trouille de certains grands seigneurs méprisants soudain menacés par la jacquerie, atteints par des lancers de boules puantes électroniques. Comique l'hypocrisie de certains autres, dont je fais partie, qui affectent le détachement vis-à-vis de ces notes jugées aléatoires, et vont en cachette consulter leur cote sur le site — Miroir, mon beau miroir... — bien plus souvent qu'il n'est avouable.
Le Monde consacre au phénomène note2be un article sérieux, que je suis en train de piller, mais qui ne répond guère à une question tout de même légitime : ces fameuses notes, que valent-elles ?
On ne peut sûrement pas s'y fier. On ne peut pas non plus les balayer d'un noble revers de main. Au lycée de Chèvres, un mois après l'ouverture du site, 75 élèves sur 2 000 ont voté, soit même pas 4% de l'effectif, évaluant la moitié seulement d'entre nous ; pourtant, à partir de quatre ou cinq votes par prof, la plupart des résultats ne sont pas dénués d'enseignements pour un lecteur attentif. Untel, dont on connaît la compétence, le dévouement et le côté pète-sec, démarre sur un 20, poursuit avec un 2, puis sa note remonte peu à peu vers les cimes : ses méthodes peuvent déplaire parfois, mais la majorité reconnaît sa valeur. Nos quelques personnages controversés se retrouvent tous avec des sales notes, mais ce qui me frappe surtout, c'est la modération, l'indulgence des jeunes évaluateurs : à Chèvres, une moyenne générale d'établissement entre 12 et 13 ! des 18 et des 19 fréquents ! Combien de profs sont aussi généreux ? Pas rancuniers, nos braves petits.
Voilà comment un petit site de merde déclenche un gros débat confus, contradictoire, donc irritant, donc passionnant, où chacun a tort et raison en même temps, où les grands principes s'entremêlent aux petites lâchetés, où le corps enseignant dévoile une fois de plus son moins beau visage, hystérie et parano, relayé par des politiciens hypocrites. Il faut lire le courrier de l'excellent site Rue 89 : le discours vertueux de ses journalistes n'est pas tout à fait du goût des lecteurs...
Tout cela poilant. Et désolant.
Au fond, est-ce bien la peine de s'énerver ? Où est le bobo ? Les notes de note2be sont dépourvues de toute sanction. Celui-là même qui en est la victime aura beau jeu de disqualifier les résultats, vu le petit nombre de votants — quitte à se repaître de sondages sur d'autres sujets. En fait, les profs sont déjà notés, par le chef d'établissement. Une note annuelle, ridiculement haute pour tout le monde afin de ne blesser personne, assortie d'une ligne de commentaire, bref, largement bidon. S'y ajoute un rapport d'inspection quand passe l'inspecteur, tous les cinq ou six ans. Pour moi l'opinion de ce parachuté compte nettement moins que celle des gens qui travaillent avec moi tous les jours, et je suis le premier à le dire : nul ne juge mieux les profs que les élèves eux-mêmes.
Pourtant, lorsqu'une de nos stars politico-médiatiques, ces jours-ci, préconise qu'on soumette (officiellement cette fois) les enseignants à l'évaluation de leurs classes, je me sens mal. Voilà une idée apparemment démocratique, égalitaire, mais voyant d'où elle vient — d'un homme foncièrement de droite sous ses airs émancipés — je me demande ce que ça cache. Sans pour autant hurler aux Gardes rouges, lesquels tabassaient leurs profs, je crains certaines dérives. Il faut absolument écouter l'élève, mais s'il connaît trop son pouvoir il risque d'en abuser. Sans compter que pour juger il a besoin de recul. À chaud, les passions s'en mêlent. Il faudrait attendre la fin de l'année scolaire au moins, et si possible un an de plus. Les graines semées par le prof mettent parfois du temps à porter leurs fruits.
Mais pourquoi encore des notes, alors que dans le système actuel un chef d'établissement avisé, bien entouré, sait déjà tout sur tout le monde ! Un vrai cancer, toutes ces évaluations, cette religion du chiffre, si possible à deux décimales, cette fausse minutie dont les minus ont besoin. Je crois de plus en plus, pour juger de quoi ou de qui que ce soit, aux vertus du flou, de l'impression vague, du pifomètre, des rumeurs contradictoires patiemment croisées — puisque la réalité elle-même est contradictoire et floue. Si nous savions tous combien les notes sont faillibles, si nous ne les avions pas sacralisées aussi sottement, note2be.com n'aurait pas cessé d'être ce qu'il est : un petit jeu défoulatoire.
Le méchant site vient de se faire interdire. On ne va pas pleurer. Mais quand je lis sur Internet les réactions de certains collègues saluant ce qu'ils prennent pour une victoire, je ne suis pas vraiment fier de nous. Derrière l'étalage des grands principes, je sens une angoisse de bête menacée, j'entends ce cri de haine mal contenue : Écrasez-vous, bande de petites merdes !
C'est note2be qu'il fallait traiter par le mépris, pas nos élèves... J'ai bien envie de nous mettre un zéro pointé.
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