FÊTES


La caserne où je fis mes études secondaires, dans les années 60, ne fêtait pas le Mardi-gras. La première célébration dont je me souvienne date du lycée de Brimeil en 75 : nous étions en classe quand j'aperçus, traversant la cour sous un ciel gris, une farandole maigrichonne mais bariolée : Pierrot et Colombine, une ballerine, un clown, un ours et quelques autres, timide cortège main dans la main, mené par notre animatrice — car nous eûmes ces années-là, on a peine à le croire, un poste d'animateur culturel. Ce Mardi-gras là était purement son œuvre.

Ensuite, aucun souvenir jusqu'aux années 80, où les festivités du Carnaval devinrent soudain grandioses, chez nous comme ailleurs dans le pays. Qui m'expliquera ce retour d'une ancienne coutume ? Que font nos ethnologues ? Et pourquoi ai-je si peu noté alors ces événements que bêtement je crus sans importance ?

Brimeil toujours, 1985. La moitié des élèves est déguisée, l'autre moitié regarde. Pour une fois je note sur un carnet tout ce qui passe : fantômes, vampires, bébés, vieillards, femmes fatales, robes anciennes, chemise et bonnet de nuit, pot de chambre, chirurgiens, travailleurs de centrale nucléaire, statue de la Liberté, Groucho Marx, garçons devenus fille, filles changées en garçon, soldats et flics, moines et rabbins, anges, papillons, ticket de métro, bonne sœur en rollers. Les deux vrais punks du bahut errent la queue basse, plus personne ne les remarque. Dans la bibliothèque presque déserte, des filles s'habillent. Deux paysannes le nez dans leurs manuels. Une diablotine les apostrophe : Comment, vous travaillez un jour pareil !

On sèche les cours — sauf ceux de maths et physique-chimie. Certains profs, non scientifiques, descendent avec leurs élèves sous le préau. Quelques rares enseignants déguisés. Cette année-là, j'ai amené ma fille, quatre ans, petit Chaperon rouge ; avec ma robe à tablier, ma coiffe et ma barbe qui dépasse, je suis le Loup déguisé en Mère-grand. Plus tard, il m'arrivera, plus modestement, de m'engoncer pour la seule fois de l'année dans un banal costard-cravate, qui ne fera pas moins pouffer les potaches.

Vingt ans plus tard, à Chèvres (et autres lieux sans doute), la tradition se maintient bon an mal an — même si l'assistance aux cours, ici, ne souffre pas d'exceptions. Comme autrefois, les classes les plus déguisées sont en principe humainement les plus riches, ou du moins les plus épanouies, sinon toujours les plus bosseuses. Si la thématique vestimentaire, apparemment, n'a guère changé, mon œil me paraît plus sensible à ce que le choix du costume révèle sur chacun. Plus sensible aussi à la beauté des filles, avivée ce jour-là, qu'elles se rajoutent une quinzaine d'années — look businesswoman, tailleur, bas crissants, devenues femmes soudain — ou qu'elles se rajeunissent d'autant, nourrissons à tétine ou biberon, comme Amélie, mon grand bébé de première au perpétuel sourire béat, qui aura été ce jour-là, suçant son pouce, plus craquante que jamais.

Mais dans notre lycée d'artistes, le plus beau vient fin décembre, lors du défilé des sections d'arts appliqués. Ces virtuoses, dont certains travailleront plus tard dans la mode, se bricolent en quelques heures, dans l'urgence, avec des bouts de tissu ou du papier crépon, des splendeurs éphémères qui resteront gravées dans la mémoire.

La fête en décembre, c'est encore, pour quelques profs dont je fais partie, le dernier cours avant Noël — celui où les élèves, épuisés par un long premier trimestre, réclament une séance récréative. J'annonce une interro-surprise de grammaire, ils me rient au nez, M'sieur, c'est pas drôle, et je propose alors deux jeux collectifs. En anglais ? Meunon, relax ! Tout en français ! On commence par le jeu du Roman, où grâce à une astuce très simple les questions de deux volontaires posées au groupe construisent peu à peu une histoire, souvent délirante. Puis c'est le jeu de la Brebis galeuse, où mes ouailles deviennent un troupeau de moutons que je fais bêler plusieurs fois, suivant un scénario retors, jusqu'à l'éclat de rire final — mais pas question de dévoiler ici le truc, la réussite des deux jeux exigeant l'ignorance des victimes.

Au lieu de réviser would et should, ce jour-là, on a joué à deux jeux dont un parfaitement débile ; mais nous avons ri ensemble, été complices ensemble, et nos rapports en seront changés pour le restant de l'année. De telles heures perdues sont regagnées au centuple.


Juliette, Marion, deux bons souvenirs.
Février 2006.


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