GESTES


Je ne sais plus qui disait, Montaigne ou Rousseau : Mes pensées dorment si je les assois. Les élèves et moi, c'est pareil. Normal qu'ils s'endorment, ces pauvres culs-de-jatte. Il faut que je bouge, moi au moins, pour nous tenir tous éveillés. Je ne sais si dans ces fameux Instituts où l'on forme les nouveaux profs, on enseigne l'art subtil du mouvement. Pour ma part j'aurai tout appris sur le tas, comme le reste, et n'en suis qu'au B, A, BA.

La première leçon, je l'ai apprise d'instinct, dès le début : ne jamais se planquer derrière le bureau, mais sauter la barrière et venir à la rencontre. Ensuite ? Quels itinéraires dans la classe ? Dois-je me déplacer tout le temps, ou ménager des pauses ? À quel endroit ? Dans quelle posture ? Debout, assis ?

Ces questions, c'est aujourd'hui seulement, au bout de mon parcours, que je me les pose consciemment.

Il est bon de se balader partout dans la salle, d'occuper l'espace entier — ce que je ne fais pas encore assez, je crois. Il faut marquer, en toute discrétion, qu'on est le maître des lieux ; il faut surtout se placer parmi eux, regarder dans la même direction, histoire de montrer qu'on rame ensemble, qu'on a le même but. Je le ferais davantage si la nature du cours s'y prêtait, si je ne menais pas avec eux, la plupart du temps, un dialogue où l'on se doit d'être face à face.

Marcher sans cesse, d'autre part, pourrait nous donner le tournis. L'idéal, sans doute, est l'alternance. S'asseoir, se lever, se rasseoir ailleurs. Je passe la plupart du temps assis sur le bureau, ou mieux encore sur une table du premier rang — ou du deuxième, quand la classe est peu nombreuse, les élèves reculant au maximum, dans la crainte des postillons sans doute — ou sur une chaise que je peux déplacer à mon gré. Une classe agitée impose la station debout, et deux bavards une faction prolongée devant eux ; un groupe tranquille permet de plus longues pauses assises. Quand les tables sont placées en U je peux ainsi me poser dans l'espace central, au cœur du groupe, ma tête à la même hauteur que leurs têtes, bien au chaud comme dans un bain. C'est vrai, ne pas bouger a aussi ses avantages. On se laisse aller. On mime le bien-être, en forçant un peu. On choisit une seconde chaise, avec un soin affecté, pour y poser ses pieds. Message : Mmm, on est bien, travailler avec vous est un plaisir... Au fait, est-ce encore du travail ? J'ai presque l'impression, fondu dans la masse, que la grande machine, ô bonheur, n'a plus besoin de moi pour tourner.

Mais attention, ne nous attardons pas ! Cela tombe bien, j'ai toujours un truc à noter. Je me lève d'un bond, cours au tableau, un peu plus vite qu'il ne faudrait — vous voyez les petits, jeune encore le vieux. Si quelqu'un laisse tomber un objet, je me précipite pour le ramasser, avec un rien d'affectation là encore — vous voyez, je joue, même si je suis poli et galant pour de vrai. Quand je leur dis que j'exerce un métier très physique, ils se marrent, et pourtant...

Les cinq dernières minutes apportent le repos, la récompense. Je repasse au français, ils copient les mots du tableau dont je leur donne la traduction. Pour ce faire je m'installe parfois voluptueusement sur la table près de la porte, dos contre le mur, jambes allongées. Comme si j'étais chez moi, oui, monsieur l'Inspecteur. C'est précisément là le message que j'adresse alors à mes partenaires, et qu'ils vont sûrement saisir, eux.

Mes bras, mes mains servent autant que mes jambes. Au début de l'année j'expose un petit code gestuel : à certaines consignes, à certaines structures, «mettre au futur», «mettre au passé», «mettre un s à la troisième personne du singulier», «égal à», «plus grand que», «plus petit que», «beaucoup», «peu», «un peu», correspond un signal convenu. Et si je veux faire réemployer «huge» (immense, énorme), écarter les bras sera plus parlant, plus stimulant que de dire simplement «very big». Bonne chose, le langage codé : c'est une complicité de plus.

Et pourquoi, tant qu'on y est, ne pas mobiliser le visage ? Fendons-nous d'un sourire éclatant quand la phrase est bonne, d'une affreuse grimace en cas de grosse faute. Il convient de saluer les réussites avec emphase, en levant le pouce, par exemple, en direction de l'auteur du chef-d'œuvre. Mais comment souligner la gravité d'une erreur sans humilier le fautif ? En exagérant. Je me plie en deux comme si j'avais pris une balle dans le bide ; je lève les yeux au ciel, mains jointes («Forgive them, my Lord») ; deux ou trois fois par an je m'inflige un hara-kiri en règle — en termes clairs : si Machin(e) s'est gouré(e), c'est moi le coupable.

Un observateur malveillant — j'en ai eu — ne verrait là que clowneries démagogiques. Et j'admets que le ridicule me guette. Pour l'éviter, il faut en faire trop, mais finement. Être lourd avec légèreté. Faire voir qu'on exagère en toute conscience — même s'il arrive que l'humour soit involontaire, comme ce jour où tandis que je pérorais à côté d'une des colonnes qui ornent nos salles à Chèvres, mon bras entourant tendrement sa taille, la classe a éclaté de rire et quelqu'un m'a lancé : Come on, mister, it's not a woman !

Et quand bien même ils riraient un peu de moi, ce n'est pas méchant. Ils savent trop bien que j'ai plus d'une fois l'occasion de rire d'eux et que je m'y refuse.

Je pourrais sûrement mieux faire. Systématiser mes déplacements, ma gestique. Programmer une progression sur l'année. Oui, mais non. Ce n'est pas seulement par flemme, ou parce que les carottes sont bientôt cuites : je souhaite conserver ce petit quelque chose d'improvisé, de spontané, sans quoi je deviendrais meilleur showman sans doute, mais moins naturel, moins proche, moins humain. Bénies soient aussi nos menues maladresses...


Non, ce n'est pas Louis Poirier...
Jean Dasté dans Zéro de conduite de Jean Vigo.


*  *  *