LARMES


Au milieu du cours Juliette quitte la salle en sanglotant. Sa voisine et meilleure amie se lève à son tour, je peux l'accompagner m'sieur ? et sort avant ma réponse. Je n'ai rien à faire, sinon attendre que pleureuse et consoleuse reviennent un peu plus tard. Faut-il que je dise un mot gentil à la fin de l'heure, ou que je laisse l'éplorée tranquille ? Le temps que je me décide, Juliette est loin.

Leïla rentre en classe toute reniflante. Elle a beau retenir ses larmes, au bout d'un moment ça déborde. Elle ne bouge pas de sa place. On n'ose pas la regarder. Un silence nous tombe dessus — chose rare —, où ses sanglots résonnent affreusement. Cette fois il faut agir. J'ai toujours un paquet de kleenex en rab, on ne sait jamais. Je lui donne tout. Elle prend le paquet sans un mot. Mouchage déchirant. Les sanglots redoublent. Je me rapproche d'elle mine de rien et lui glisse de ma voix la plus douce, Allez donc faire un tour, Leïla, revenez quand vous voulez. Elle sort. Au ramadan, elle m'apportera des gâteaux qu'elle-même a préparés.

Linda pleure dans le couloir comme une fontaine, entourée de deux copines. Je ne sais pas ce qu'elle a, je ne pose pas de questions. Je m'approche. Mots apaisants, voix de velours, ma main sur son épaule, mon visage près du sien — je peux me le permettre, tant que nous ne sommes pas seuls elle et moi. Flattée, ou surprise peut-être, elle se calme un peu.

Conseil de classe. Mme Zanaret, proviseure, demande à Philippe, délégué, pourquoi il s'obstine dans une filière scientifique où il peine visiblement. Le jeune homme, un costaud un peu faraud, fond soudain en larmes. C'est son père qui le pousse aux études ! c'est son père qui l'oblige à faire du sport de compétition ! Lui-même n'aime pas la compète, il rêve de faire lu... lu... luthier — nous captons un mot sur deux entre ses hoquets. Mme Zanaret le calme. Il y a sûrement une solution, on va parler à ses parents. Devant Zanaret, papa ne fait pas le poids ; il cède et fiston nous quitte. Je le croise quelques jours plus tard dans la rue, apprenti luthier, radieux.

Tant qu'ils pleurent, ça va encore. Les grandes déprimes sont muettes ou même invisibles. Derrière ces vingt ou trente visages lisses, on peut s'attendre en moyenne à deux ou trois drames familiaux et autant de détresses individuelles. Les parents des déprimés, quand ils sont au courant, ne préviennent pas toujours le lycée, qui de son côté oublie parfois d'informer les profs. À moi de guetter les indices : les absences (mais il y a des sécheurs insouciants, et des soucieux qui ne sèchent pas), le sommeil en classe (mais la cause en est peut-être Internet by night), les regards vides... Et quand on a repéré le malheureux, que faire ? Les instructions officielles sont claires : laisse tomber. Fais tes cours et taille-toi. Un prof n'est pas un psy, que diable.

Jadis, je me serais laissé intimider par ces évidences ; je n'y vois plus qu'étroitesse d'esprit et lâcheté. Je me suis mis à écouter mon instinct, qui est de montrer ma sympathie, de façon discrète, sans pour autant me prendre pour papa Sigmund ou maman Teresa.

J'envoie par la poste une lettre à l'éprouvé(e) : Ce qui vous arrive est très dur, je m'en rends bien compte, c'est une épreuve que tout le monde affronte au moins une fois dans sa vie mais à votre âge c'est plus cruel encore, pourtant on finit par s'en sortir et après on est plus fort, la vie paraît plus belle, surtout ne pas s'affoler, les cours attendront un peu, patience, bon courage etc.

On me fait savoir qu'Etienne ne va pas bien. Merci, ça se voit. Ce grand blond maigre, en quelques semaines, est devenu un squelette à l'œil égaré. On l'a autorisé à manquer les cours du matin : les somnifères qu'il prend pour dormir l'assomment jusqu'à midi. J'envoie mon petit message. À la fin du cours suivant Etienne vient me remercier ; peut-il me parler un moment ? Il peut. Chez moi — c'est tout de même plus sympa qu'au bistrot —, il me raconte pendant une heure ce qui l'a dévasté : une relation violente, bloquée, désespérante avec un père indigne. Il me demande seulement de l'écouter. En fait il va déjà mieux, il a fini par trouver la solution en lui-même. Son extrême fatigue, lui dis-je, est celle qui nous tombe dessus quand on peut se relâcher enfin après l'épreuve.

De fait, il rate son bac, mais désormais peu à peu il émerge. Il l'aura l'année suivante. Un soir, à la sortie du lycée, il vient me présenter fièrement sa copine. Ce jour-là il me fait la bise. Je le reverrai de loin en loin dans les rues de Chèvres, on dirait que ça ne va pas trop mal.

Ces dernières années j'ai dû écrire cinq ou six lettres à des déprimés. La réponse tarde un peu parfois, ou ne vient pas, est-ce à dire qu'on a écrit en vain ? Je repense à la petite Rose qui n'a jamais parlé, je ne sais ce qu'elle est devenue, ses parents nous l'ont reprise, ses copines se taisent ; mais Lucile, fille très douée qui avait craqué en cours d'année, me confie plusieurs mois plus tard que sans les marques d'intérêt des profs elle n'aurait pas trouvé le courage d'aller au bac. Aude, elle, traînait ses tranquillisants depuis la 6e ; elle a loupé son bac, et puis on ne sait pourquoi, au début de la seconde terminale, les nuages s'éloignent. Je l'aperçois dans les couloirs, l'œil vif, même pas besoin de bulletin de santé. Le jour des résultats, elle m'annonce : Je l'ai eu ! avec 13 en anglais ! Droite comme un i. Devenue jolie.

Un garçon me hèle dans la rue. Vous ne me reconnaissez pas ? Marc-Aurèle !

Je ne peux pas y croire. Marc-Aurèle, ce zombie abruti par les calmants, qui a passé sa terminale affalé sur sa table, dont je n'ai tiré que de vagues monosyllabes ! Deux ans plus tard j'ai face à moi un être souriant, chaleureux, épanoui qui me raconte, en savourant ma surprise, ses études artistiques passionnantes et sa vie repartie du bon pied. Il rend hommage, en passant, à l'administration du lycée qui l'a soutenu et supporté avec patience.

Non, le personnel des lycées n'est pas un ramassis de brutes fascisantes ou simplement néo-libérales. On serait plutôt du genre nounou. Enfin, pas tous. Je repense régulièrement, je ne sais pourquoi, à cette collègue il y a quelques années qui déclarait en salle des profs, toute fière : Je leur ai dit que nous ne sommes pas là pour les aimer, mais pour leur faire passer le bac !

Pauvre conne.


Larmes


*  *  *