INSPECTEURS
Ce chapitre-là va rester flou quelque temps. Le devoir de réserve, j'ai beau faire le malin, je ne l'ignore pas tout à fait. Ce qui ne veut pas dire que j'attends la retraite et sa liberté de parole pour cracher ma bile sur l'inspection ! Malgré mon refus puéril de l'autorité, je ne peux que le reconnaître : il nous faut des inspecteurs. Je crois même qu'il nous en faudrait davantage.
Oui, l'inspecteur passe trop rarement, tous les quatre ou cinq ans dans le meilleur des cas, ce qui accroît l'aléatoire de son jugement et l'agitation entourant sa visite.
L'inspecteur, notez bien, a l'obligeance de se faire annoncer. Le chef d'établissement, quelques jours à l'avance, informe le professeur du jour J et de l'heure H. On a tout le temps de prévenir les élèves, de préparer le cours des grands jours, sans oublier surtout de remplir le Cahier de Textes de la classe qu'on avait laissé vierge, en variant les encres et les écritures pour faire plus vrai.
L'inspection est un moment solennel. Le visiteur se pointe accompagné par le chef d'établissement, qui parfois s'invite avec lui. S'installant au fond de la classe, il assiste au cours sans intervenir — du moins en principe — tout en prenant des notes. Le même jour il vous consacre une demi-heure ou davantage pour vous faire part de ses observations, et un rapport écrit vous parvient plus tard par la voie hiérarchique.
Je ne dirais pas que l'expérience est une partie de plaisir, mais l'enjeu reste limité : l'inspecteur n'a d'autre pouvoir que de ralentir notre inéluctable montée des échelons jusqu'au onzième et ultime. L'enjeu est donc plus grand pour le débutant que pour le vieux briscard déjà parvenu au sommet — à moins que l'inspecté ne vise un poste en classes préparatoires ou les palmes académiques, ce qui n'est pas mon cas. Je n'ai donc jamais ressenti de panique égale à celle d'une jeune enseignante, jadis, qui accueillit Croquemitaine d'un bredouillant Bonjour monsieur le curé. Pourtant j'avoue que certaines visites m'ont marqué à vie.
On trouve de tout chez les inspecteurs, comme dans les autres groupes humains, profs y compris : au cours de mes six inspections, j'en ai vu des chaleureux et des secs, des subtils et d'autres moins. J'ai un truc pour les jauger : leur regard. Quand il (ou elle) lève par instants les yeux de ses notes pour observer la scène, c'est signe qu'on a affaire à un être humain ; quand il griffonne avec fureur comme pour ne manquer aucune des horreurs cachées dans chacune de vos phrases, c'est qu'allant vous tuer tout à l'heure il n'ose pas vous regarder, mal à l'aise qu'il est malgré l'habitude. Devant la guillotine autrefois, le prêtre regardait le condamné ; pas le bourreau.
Un bon inspecteur voit tout, devine tout dès les premières minutes ; d'autres pourraient revenir toutes les semaines sans jamais piger que couic à ce qui se déroule devant eux. Une inspection annuelle, outre qu'elle dédramatiserait sainement l'épreuve, multiplierait les chances de rencontre authentique, avec un conseiller compétent et bienveillant. Un conseiller, et non un juge. Un technicien de la pédagogie, qui propose et n'impose pas. L'inspection fréquente donnerait aussi au prof une leçon essentielle : l'Institution Pédagogique, une et indivisible à en croire ses textes officiels, a presque autant de visages que de représentants. Chacun d'eux a ses petites marottes. J'ai sous les yeux mes six rapports d'inspection où je me vois, non sans malaise, comme dans un miroir éclaté : si les compliments parfois se rejoignent, jamais on ne me reproche les mêmes choses.
Non, je ne vais pas me plaindre : mon bilan perso d'inspecté me semble assez positif. Mon seul chagrin concerne les deux derniers rendez-vous, dans l'académie de Versailles. Serais-je trop nul pour la banlieue ouest ?
Je pensais pourtant avoir assuré la première fois, en 2000, avec une bonne classe et une prestation sans histoire. Me recevant dans le bureau provisoral, sans un regard aux Bloody Patterns que je lui tendais, l'homme démolit minutieusement tout mon travail et conclut, humiliation rarissime, en proposant de me placer sous tutelle, supervisé par une collègue.
Cinq ans plus tard, visite du successeur, visage barricadé, grattages frénétiques. L'entretien vire au jeu de massacre. Je suis un «piètre didacticien», mes élèves sont nuls, ma méthode est nulle, et d'abord j'explique les mots, ça ne se fait plus. Quand je lui montre les Bloody Patterns, au lieu de me demander l'usage que j'en fais, il s'indigne du mot «Bloody» (maudit, foutu), ainsi que du mot «bullshit» (connerie) que j'emploie avec les élèves. Il me reproche d'avoir mis les pieds sur une table. — Vous feriez ça chez vous ? — Mais monsieur l'inspecteur, je suis chez moi !
Non, je n'ai pas répondu ainsi. Pas eu le réflexe. Je le regretterai toujours.
Le rapport conclut :
«M.Volkovitch doit être averti une nouvelle fois que son enseignement ne correspond pas à ce que demande l'institution.»
Cela m'énerve encore. Je ne devrais pas. Quelle importance ? Mon inspecteur à moi, c'est les élèves. C'est leur présence quotidienne qui me pousse à me surpasser. Par respect pour eux et pour moi-même, au lieu de jouer la comédie devant l'inspecteur en présentant la leçon Pédagogiquement Correcte, je n'ai jamais rien changé à l'ordinaire. Ensuite je raconte à la classe l'entretien avec l'inspecteur ; je leur lis le rapport d'inspection, puis ma réponse au rapport — car je réponds quand on m'attaque — et nous en discutons. Quoi de plus pédagogique ?
Je tairai ici les réactions des élèves. Pourquoi être cruel ?
Restons plutôt sur deux souvenirs heureux datant des années 90. Par une sale journée, neige et grève de RER, il me faut deux heures pour rejoindre Brimeil où m'attend M. G*** ; il me raccompagne en voiture et avant de causer littérature il me dit : Vous les aimez, ils vous aiment, c'est l'essentiel ; mes remarques techniques sont secondaires.
Mme P***, quelques années plus tard, non moins charmante, rit en découvrant le «Bloody» des Bloody Patterns, sourit plus d'une fois pendant le cours de «M. Wolinski» et commente nos menus désaccords avec indulgence.
J'ai décidé qu'il n'y aurait plus pour moi d'inspection : à quoi bon agacer Versailles ? Je suis prêt à refuser la visite, mais ce coup d'éclat ne sera pas nécessaire. Ils ne viendront plus. Ils ont compris, là-bas. On a rangé l'homme du Val-de-Marne, une fois pour toutes, parmi les bouseux teigneux, les irrécupérables.
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