LE COURS PARFAIT
L'année scolaire commence par le cours de bienvenue : pendant une heure j'expose à la classe en français ce que nous allons faire et comment. Pour ne rien oublier, tout est noté sur une petite fiche rose. Pas la même depuis 1971, j'ai évolué depuis, mais le changement fut si progressif — mis à part les errances des premières années — que je n'ai réécrit ma fiche que deux ou trois fois en tout.
Chaque année, début identique ou presque. Répété trois ou quatre fois le même jour. Certains textes, eux aussi, m'accompagnent depuis dix ans, vingt ans, parfois plus ; je les reprends souvent deux ou trois fois dans l'année, avec des classes ou des demi-classes différentes. Les leçons de grammaire, pareil : for since ago, le conditionnel présent et passé, l'éventuel et le probable, will et would, much et many, few et a few, autant de topos répétés dans chaque classe et plusieurs fois dans chacune tout au long de l'année. La nouveauté, dans mon travail, c'est rare. Le travail d'un prof consiste à répéter sans fin.
Si la grammaire anglaise n'a pas changé en trente-cinq ans, je pourrais du moins, dira-t-on, varier un peu plus mes textes et ma méthode. Paresse ? Manque de temps ? Pas seulement. Ces répétitions, en fait, ne me gênent pas. Qui oserait demander à un pianiste si cela l'ennuie de jouer trois fois par an la même sonate de Mozart ? Il répondrait qu'il aime cette sonate et que d'ailleurs ce n'est jamais pareil, le public change, lui aussi, et surtout qu'à chaque fois il cherche à faire mieux, ou autrement. Même chose pour moi : je ne piétine pas, j'avance peu à peu. Le mot de répétition, je l'entends au sens théâtral, musical : reprendre patiemment le même geste, l'affiner, le peaufiner, dans l'espoir de le réussir un jour. Cette recherche du geste parfait, du Cours Parfait, je sais depuis longtemps qu'elle n'a pas de fin.
Ça foire toujours quelque part. Jamais au même endroit. Cette séance de rentrée, par exemple. À la première heure je ne suis pas chaud, après un an d'interruption j'oublie toujours un truc ; à la deuxième c'est mieux, mais dès la troisième je perds ma spontanéité, je rabâche, et toujours vient le moment où je bafouille ou m'embrouille ou traînaille. Rien qu'une menue fausse note, si ça se trouve eux ne la remarquent pas. Moi, oui.
Si j'étais parfait, je le saurais — je l'entendrais. Ils en auraient le souffle coupé. Le Cours Parfait se déroulerait dans un silence religieux. De ceux que j'obtiens deux ou trois fois par an, pendant quelques secondes, une minute au plus.
Tout de même, je fais mieux qu'au début, non ?
Sans doute. Pas sûr. Comment savoir si ce qui me paraît clair et frappant l'est aussi pour eux ? Mettons que mon habileté augmente ; mon sens critique se développe au moins aussi vite et sape mon bonheur. Faire cours, mine de rien, c'est très complexe, même dans le secondaire. Penser à tant de choses à la fois, dans un environnement jamais totalement calme, revient à jouer aux billes sur le pont d'un paquebot par forte houle. J'accroche sans arrêt. Un cours est comme un concours hippique où les barres tombent derrière moi une à une. Un défilé d'erreurs dont on ne sait s'il faut les ignorer, sous peine de se déconcentrer, ou les guetter pour les éliminer plus tard.
On devine les problèmes techniques posés par l'explication des mots nouveaux, puis la discussion, que je mène toutes les deux in English pour un public au vocabulaire parfois minimal ; on pourrait croire que ma lecture du texte à haute voix, que je place après l'une et avant l'autre, m'offrira un moment de repos. Erreur : cette phase, la plus facile du cours, se révèle non moins délicate. Ma lecture doit être avant tout compréhensible, à savoir nettement articulée, pas trop rapide (sinon je perds les faibles), pas trop lente non plus (sinon j'ennuie les forts) ; je dois souligner légèrement les mots nouveaux ou ceux dont la prononciation pose problème ; bien lier les mots comme font les anglophones, mais isoler les membres de phrase pour mettre en relief la construction ; faire une pause à la fin des phrases, le temps que les traînards nous rattrapent. Mais ce n'est pas tout : si je veux capter l'attention si fragile de mon auditoire, il faut lire de façon vivante, varier légèrement le ton, ménager une progression, mettre un peu d'émotion ici, là une touche d'humour, glisser un gag discret... Tandis que l'un de mes yeux lit, l'autre balaie la classe, repérant les endormis et les trop réveillés, que je dois m'efforcer de rameuter sans m'interrompre, par un mouvement vers eux, un changement de ton, un regard féroce, une toux méchante ou une pause menaçante, dernier stade avant le coup de gueule.
Un prof est un cavalier debout chaque pied sur un cheval, s'échinant à faire trotter au même rythme une carne somnolente et un poulain joueur.
Après cela, tout vous semble facile.
Voilà pourquoi, quand il se trouve devant d'autres publics venus librement l'écouter, quand il lit par exemple une de ses traductions au micro dans un silence pour lui exotique, l'heureux homme planant sur ce silence comme sur un tapis volant éprouve la plus étrange des ivresses.
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