FEUILLES VOLANTES


C'est comme ça depuis la nuit des temps : les élèves travaillent sur un manuel. Le choix du manuel incombe à l'ensemble des professeurs de la matière en question, réuni en Conseil d'enseignement. Les élèves de classes différentes mais d'une même section utilisent tous le même manuel. Pas question de laisser chaque enseignant choisir : depuis quelques années les manuels sont fournis par l'établissement, qui les achète à l'avance et les garde au moins quatre ou cinq ans.

En 1971, au lycée de Brimeil, pour mes débuts, je me suis donc retrouvé en terminale avec un petit bouquin à couverture bleu sale, d'aspect sinistre et de contenu en rapport. Jouant le jeu loyalement, je le piochai pour en extraire, péniblement, trois textes à peu près consommables. Après quoi je continuai l'année en cherchant un peu partout de quoi intéresser les élèves. J'eus l'idée, à la fin juin, de leur demander leur avis sur tous les textes vus ensemble. Résultats accablants : les trois extraits du manuel étaient les trois gagnants du bide-parade. Certains déclarèrent même qu'ils les rejetaient «parce qu'ils étaient dans le manuel». Se demanderont pourquoi ceux-là seuls qui ont oublié leur adolescence. Il n'y eut qu'une voix discordante : Loïc Dubrat, le facho de service (cf. MES ÉCOLES, ÉLÈVES, «Bras d'honneur»), élut les trois mêmes textes pour la raison inverse : ils étaient dans le Manuel, or on doit avoir un Manuel et s'en servir, parce que c'est le Règlement.

Loué soit le doigt du crétin : il vous conseille la route à éviter. Dubrat et sa connerie galopante hâtèrent ma prise de conscience. À la rentrée suivante j'annonçai aux élèves que nous étudierions sans livre, avec mes propres textes. Jamais depuis je n'ai fait machine arrière. Les auteurs des manuels, j'imagine, sont des êtres d'élite pourvus d'élèves surdoués qu'ils amènent à la perfection linguistique tout en leur fournissant, sur les pays anglophones, de solides notions de géographie, d'histoire ancienne et contemporaine, de civilisation, de culture etc. Ils confectionnent pour leurs troupes de choc des ouvrages intellectuellement si luxueux que nos élèves lambda, les ouvrant timidement, attrapent d'énormes complexes. Je choisis, pour ma part, des textes d'une ambition moindre, d'un niveau accessible au grand nombre, sur des sujets de société communs à nos pays respectifs, plus quelques textes littéraires peut-être, en fonction du niveau et des goûts de la classe, et sûrement quelques BD, quelques chansons... (Important, l'image. Important, le son.) Je trouve mon matériau dans la presse anglophone, dans des revues spécialisées destinées aux jeunes, voire dans d'autres manuels. Je pratique aussi l'espionnage pédagogique, à l'oral du bac, en demandant aux candidats de me laisser les photocopies de leurs textes. Le plus souvent je réécris : en principe il faut raccourcir, simplifier, mais j'en profite aussi parfois pour injecter une tournure utile, une structure grammaticale de base qui doperont le tout. Le résultat : un texte fait sur mesure. L'équivalent linguistique des barres vitaminées, nourrissantes sous un faible volume.

La formule n'a pas que des avantages. Premier problème : la reproduction. Une bonne centaine d'élèves chaque année, vingt-vingt cinq textes par élève, comptons trois mille tirages par an. Total en fin de carrière : plus de cent mille feuilles. Une tour de papier haute de trois étages. Longtemps, j'eus partiellement recours à la photocopieuse de la société où travaillait ma mère. L'industrie privée aidant l'école publique, la dame riche tendant la main à la pauvresse, voilà qui me semblait plutôt moral. Mais la charité a ses limites ; je tirais l'essentiel de mes textes au lycée sur une ronéoteuse, machine mérovingienne carburant à l'alcool, actionnée à la main, qui livrait une soixantaine de copies puantes, baveuses au début, puis trop pâles, également illisibles. Enfin, la photocopie descendit jusqu'à nous vers 1980. Aujourd'hui, à Chèvres, la technique n'est plus un obstacle : nous avons deux grosses photocopieuses, qui le plus souvent se relaient pour tomber en panne, et pour chaque prof une dotation confortable de 5000 copies par an.

Le refus du manuel entraîne d'autres contraintes : prévision du nombre d'exemplaires à tirer ; tirage en temps utile, et non en catastrophe juste avant le cours derrière d'autres collègues bordéliques ; stockage au lycée de centaines de feuilles volantes à retrouver vite au moment venu ; conservation chez moi des originaux et d'un récapitulatif des tirages effectués ; conservation avec moi en cours d'exemplaires de rab pour les élèves qui viennent sans leur texte. L'oubli n'est pas toujours involontaire : quand je sépare deux bavards, ils s'écrient, indignés, On n'en a qu'un pour deux ! Je dois alors fournir à l'oublieur un double, à malin malin et demi, avant de l'exiler à une autre table.

Certains, au lieu de suivre ma lecture à haute voix, découpent la feuille avec un soin infini avant de la coller artistement dans leur cahier ; d'autres passeront l'heure à dessiner dans les marges ou colorier les illustrations, ce que peu d'entre eux oseraient faire sur le Manuel. Malheur à moi si je proteste : Mais j'écoute, m'sieur ! (Ton indigné, là aussi.)

Pour finir, au bout de l'année, je dois vider mon casier d'un tas de paperasses dépareillées que je me donne encore parfois la peine de classer, par mauvaise conscience écologique, la veille de la rentrée, au lieu de virer tout ce vieux papier dès la sortie.

Ma vie est vouée aux feuilles volantes.

Autre souci : la réaction des autorités, pas franchement favorable. J'ai pourtant toujours été le seul parmi mes collègues à boycotter le manuel (un lycée compte entre dix et quinze profs d'anglais), et malgré tout, du temps que le manuel était acheté par les parents et que je les en empêchais, on me faisait parfois comprendre qu'avec ma résistance imbécile je mettais en danger, à moi seul, un secteur vital de notre économie nationale : l'édition scolaire. Disons qu'à cause de moi les éditeurs ne se faisaient plus que des couilles en or, au lieu de les avoir en platine. Offraient-ils aux chefs d'établissement un porte-clefs à chaque centaine d'exemplaires vendus ? Devant l'insistance provisorale, une ou deux fois, je me le suis demandé.

Quel entêtement funeste ! quel gâchis ! soupirent certains. Rejeter d'aussi beaux manuels !

C'est vrai : ceux d'aujourd'hui sont des chefs-d'œuvre. Les textes désormais collent davantage à leur époque, et j'en trouve parfois trois ou quatre par livre à ma convenance au lieu d'un ou d'eux jadis. Les illustrations surtout, de pures merveilles. Des couleurs partout. Des maquettistes au top du top. Qu'on se rassure : rien ne sera perdu de cette splendeur. Armé d'un cutter, j'épluche littéralement les spécimens qu'on m'envoie, découpant les textes utilisables et les sublimes images : celles que nous commenterons en classe, celles surtout qui me serviront pour volkovitch.com. Le papier restant sera recyclé, amen.





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